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« The Assassin » : une vision intérieure, elliptique comme un poème Tang

par Brigitte Duzan, 21 mars 2016

 

Dix ans après « Three Times » (《最好的時光》), qui marque comme un point d’orgue dans la filmographie de Hou Hsiao-hsien, « The Assassin » (《刺客聂隐娘》) est le plus beau, le plus profond et le plus complexe de ses films à ce jour.

 

A sa sortie au festival de Cannes en mai 2015, il a suscité des réactions mitigées, de stupeur, d’admiration, d’incompréhension et de confusion. Stupeur car il arrivait présenté comme un film de wuxia, et qu’il n’en a pas les caractéristiques usuelles [1], admiration devant la splendeur des images et l’esthétique globale de l’œuvre, incompréhension d’une ligne narrative volontairement elliptique, et confusion générale résultant des trois réactions précédentes.

 

Le film a obtenu le prix de la mise en scène, en hommage au réalisateur, mais n’a pas dissipé un malaise diffus devant une œuvre difficile à déchiffrer, qui s’est répété dans la presse et le

 

Nie Yinniang/The Assassin

public quand le film est sorti en salles par la suite. C’est une œuvre difficile, dès l’abord, parce qu’elle demande, en premier lieu, de connaître le texte littéraire sur lequel le scénario est basé, et la période historique dans laquelle se passe l’histoire [2]. 

 

Tout part de là, non seulement la genèse de l’œuvre, mais aussi sa conception artistique : d’un texte classique et de la diction hiératique qui lui correspond, et qui entraîne, comme coulant de cette source initiale, le hiératisme des personnages, soutenu par une fulgurance d’images, de couleurs et de sons

 

Un chuanqi des Tang revisité en recréant les personnages

 

On sait que, féru de récits de wuxia, Hou Hsiao-hsien désirait depuis longtemps adapter l’histoire de Nie Yinniang (《聂隐娘》), un chuanqi, attribué à Pei Xing (裴铏), datant du neuvième siècle, dont l’histoire se déroule à la fin de l’ère zhenyuan (贞元), soit dans les années 785-804, à la fin du règne de l’empereur Tang Dezong (唐德宗).

 

C’était un projet auquel il songeait depuis le début des années 1980, sans avoir les moyens de le concrétiser. Il lui manquait surtout l’actrice idéale pour interpréter Yinniang. C’est à partir de 2001, après « Millenium Mambo » (《千禧曼波》) et la découverte de Shu Qi (舒淇), que son idée de Yinniang a pris corps. Mais il lui faudra attendre encore près de dix ans.

 

Pourtant, le chuanqi est une histoire des plus succinctes, tellement succincte qu’elle a découragé les adaptations : on en compte très peu, même à l’opéra. Nie Yinniang était restée un symbole, l’image désincarnée de la nüxia.

 

Nie Yiniang, affiche de Taiwan

 

Le chuanqi [3]

 

Nie Yinniang est la première grande figure de nüxia de l’histoire de la littérature de wuxia, nüxia qui porte en germe toutes les héroïnes martiales immortalisées par le cinéma, et d’abord par King Hu (胡金铨) qui en est la référence première.

 

Le prix de la mise en scène remis par

Valeria Golino au festival de Cannes

 

Si la nüxia est née sous les Tang, c’est qu’elle est le reflet des temps troublés qu’a connus cette dynastie pourtant connue pour son brillant essor à la fois économique et culturel : la nüxia est née des violences culminant dans la révolte d’An Lushan (安史之乱), de 755 à 763, comme le xia est née de celles de la période des Royaumes combattants, tous deux comme antidotes fantasmés à cette violence. C’est la toile de fond sur laquelle se déroule le récit de Pei Xing, qui présuppose un monde où seul le plus fort peut survivre, par élimination des autres.

 

L’histoire de Nie Yinniang se passe donc pendant l’ère zhenyuan, alors que la révolte d’An Lushan a eu pour conséquence d’affaiblir le pouvoir impérial qui ne s’en remettra pas, et que s’affrontent des gouverneurs provinciaux ou jiedushi (节度使) tentant d’étendre leur pouvoir personnel. Le récit a la concision des textes de l’époque (il ne compte guère plus de 1 700 caractères), et il donne beaucoup à lire entre les lignes.

 

Nie Yinniang était la fille de Nie Feng (大将聂锋), général en charge de la région de Weibo (魏博), soit, grosso modo, l’actuel Hebei. A l’âge de dix ans, elle est enlevée par une nonne et disparaît pour ne reparaître que cinq ans plus tard, ramenée par la nonne qui annonce que sa formation est terminée, avant de disparaître à son tour.

 

Interrogée sur l’enseignement qui lui a été prodigué, elle en fait un récit où la magie tient une large part, aux côtés des arts martiaux, afin de lui donner les moyens d’être d’une

 

Intertitre couleur (après le prologue en noir et blanc)

totale efficacité dans les missions qui lui sont confiées : éliminer sans l’ombre d’une hésitation les ambitieux et corrompus faisant le malheur du peuple. Le récit effraie son père, d’autant plus qu’elle disparaît toutes les nuits, si bien que, lorsqu’elle annonce un jour qu’elle veut épouser un polisseur de miroirs de passage, il y consent volontiers, mais maintient le couple à distance tout en les dotant de moyens de subsistance adéquats. 

 

Nie Yinniang, édition du chuanqi en lianhuanhua

 

A la mort de son père, Yinniang est recrutée par son successeur pour assassiner son rival, le gouverneur voisin Liu Changyi (刘昌裔). Mais celui-ci réussit à gagner Yinniang à sa cause. Grâce à ses pouvoirs magiques, et à son astuce quand les premiers ne suffisent pas, elle sauve même son nouveau maître des attaques de deux assassins envoyés par le gouverneur de Weibo furieux : Jing Jing’er (精精儿) et Kong Kong’er (空空儿).

 

Puis, quand Liu Changyi est transféré dans la capitale, elle lui confie son mari qui n’était même

pas capable de toucher une pie avec un lance-pierre, et part de son côté, ne reparaissant que pour les funérailles de son ancien maître, et, brièvement, lors d’une rencontre ultérieure avec son fils, au détour du chemin…  Comme toutes les nüxia : on ne la revit jamais plus…

 

Le scénario : 1) élimination du surnaturel

 

Vivant et réaliste, ce récit traduit l’expérience personnelle de Pei Xing, pendant un temps assistant d’un vice-gouverneur militaire qui, bloqué dans ses possibilités de promotion, sombra dans l’occultisme et fut tué lors d’une révolte.

 

A ce réalisme dans la description des rouages sociaux s’oppose cependant un déroulement narratif fondé sur la magie, dans la formation de Yinniang et dans les caractéristiques des deux assassins, en particulier dans les détails concernant Kong Kong’er. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Lu Xun détestait ce chuanqi et en vilipendait l’auteur. Mais le surnaturel, chez Pei Xing, est aussi le reflet de la réalité de l’époque, où il faisait partie des mentalités, et où la magie avait ses

 

La salle d’audience

adeptes jusque dans les cercles proches de l’empereur.

 

Cependant, c’est la première chose que Hou hsiao-hsien a supprimée du récit, optant pour le réalisme qui est sa marque propre depuis ses débuts, en allant jusqu’à privilégier une mise en scène libérée des fils et effets spéciaux caractéristiques des films de wuxia. Yinniang, chez lui, s’appuie sur sa maîtrise des armes (et des armes courtes, bien décrites dans le chuanqi) ; elle quitte à peine le sol, si ce n’est pour grimper aux arbres, comme elle le fait depuis l’enfance, et de là passer sur les solives de l’avant-toit du palais du gouverneur. Elle n’a même pas besoin de trampolines cachés comme chez King Hu.

 

Hsieh Hai-meng avec Hou Hsiao-hsien

 

Le scénario a cependant conservé Jing Jing’er (精精儿) et Kong Kong’er, mais sous des identités différentes. Les changements les affectant font partie de la redéfinition générale des personnages et des liens entre eux qui a été le principal travail des scénaristes : l’écrivain et scénariste A Cheng (阿城), surtout pour les références historiques, la scénariste habituelle de Hou Hsiao-hsien, Chu Tien-wen (朱天文) [4], et sa nièce, Hsieh Hai-Meng (海盟). 

 

Le scénario : 2) Recréation des personnages

 

Avant qu’ils se mettent au travail, pendant l’été 2009, Hou Hsiao-hsien avait cependant déjà passé une année entière à éplucher et analyser les rares passages ayant trait à Weibo dans les documents historiques sur l’époque, à commencer par l’histoire officielle, l’Ancien et le Nouveau Livre des Tang (/新唐书), et le grand classique historiographique qu’est le « Miroir universel pour aider à gouverner » (Zizhi tongjian 《资治通鉴》) de l’historien des Song Sima Guang (司马光). Il a conclu de ses recherches que le moment idéal pour situer son histoire serait l’année 809 de l’ère yuanhe du règne de l’empereur Xuanzong, soit quelques années plus tard que le récit de Pei Xing car elle fournissait un épisode clé de ralliement à Weibo.

 

Le travail sur le scénario correspond ensuite à une véritable recréation des personnages du chuanqi, en leur créant des liens familiaux et hiérarchiques complexes, et en les replaçant dans le contexte réaliste de l’histoire de Weibo à l’époque concernée, telle qu’elle apparaît dans les annales historiques [5].

 

Nie Yinniang reste la fille de Nie Feng (聂锋), prévôt de Weibo. Mais ses relations familiales sont développées par rapport au chuanqi et forment la base de la trame

 

Danse au palais (Huji à gauche)

narrative tout en donnant une logique à son caractère et à la manière dont elle agit.  

 

Le polisseur de miroirs

 

Sa mère, Dame Tian (聂田氏), est la secrétaire de la princesse Jiacheng (公主), qui a été donnée en mariage au gouverneur de Weibo, pour resserrer les liens de cette région avec l’empereur. Elle a une sœur jumelle, mais elles sont séparées en 763, sous le règne de l’empereur Daizong, quand le Tibet lance une offensive, et que ses soldats prennent et pillent la capitale de Chang’an ; les deux jumelles encore bébés trouvent refuge dans un temple taoïste avec leur mère, une concubine de rang inférieur ; à la fin de cette période chaotique, la princesse Jiacheng rentre à Chang’an

avec sa mère, mais sa sœur est laissée dans le temple, en remerciement : c’est la nonne Jiaxin (道姑嘉信), devenue au fil des ans redoutable maître d’arts martiaux.  

 

Yinniang a depuis l’enfance une véritable adoration pour la princesse Jiacheng qui l’a promise en mariage à son fils adoptif Tian Ji’an (田季安). Mais, comme celui-ci, en tant que fils adopté, n’a pas droit à la succession de son père, la princesse accepte son mariage avec la fille d’un puissant gouverneur qui a abandonné sa position de vassal de l’empereur pour venir rejoindre Weibo. La princesse sacrifie donc Yinniang pour assurer l’avenir de Ji’an à la tête de Weibo. Yinniang est alors confiée à la nonne.

 

Jing Jing’er, la femme au masque d’or

 

Kong Kong’er, le vieux sorcier

 

Quand le film commence, Tian Ji’an et sa femme ont trois enfants, et Yinniang revient chez elle, ramenée par la nonne qui en a fait entre-temps une redoutable machine à tuer et lui donne pour mission d’assassiner son cousin, violent et cruel… chose à laquelle Yinniang ne se résoudra pas, non tant par amour, ou nostalgie d’un amour perdu, que pour ne pas plonger Weibo dans le chaos en l’absence d’héritier majeur.

 

L’intrigue est doublée d’une double ligne narrative supplémentaire : l’une autour d’une concubine de Tian Ji’an, Huji (胡姬), soupçonnée d’être enceinte, et en butte aux sombres agissements d’un magicien du nom de … Kong Kong’er – et l’autre autour d’un… jeune polisseur de miroirs venu des terres lointaines de Wo (le Japon) qui apporte à Yinniang des effluves de liberté au-delà des rivalités familiales et des luttes diplomatiques.

 

Le polisseur de miroirs soignant Yinniang blessée

 

La joyeuse troupe de Huji et des danseuses

 

Et, comme une ultime énigme, plane au-dessus d’une Yinniang qui se dérobe à son rôle de justicière une mystérieuse femme au masque d’or qui la suit et la provoque… reliquat du personnage de Jingjing’er dans le chuanqi, mais dont on se gardera bien de révéler l’identité car la seule scène où elle était dévoilée dans le film a finalement été supprimée au montage ; on ne verra jamais son visage, et on sera réduit à le deviner. Ce qui participe du caractère volontairement elliptique du film.

 

Comme dans un texte en chinois classique, tout, dans le film, est suggéré et très peu est dit. Et ce caractère elliptique a été accentué au montage, tandis que le tournage a privilégié l’authenticité chère au réalisateur.

 

Du scénario au tournage : de la narration idéale au compromis

  

Fidèle à lui-même, Hou Hsiao-hsien a privilégié à la reconstitution en studio les décors réels, en extérieur, dans des conditions souvent éprouvantes, allant même jusqu’au Japon pour filmer des scènes dont bien peu ont été conservées au montage. Mais le souci d’authenticité a rencontré une limite inattendue, et amèrement ironique, à laquelle King Hu n’avait peut-être pas pensé.

 

Du Japon au Hubei, et de Mongolie intérieure à Taiwan

 

L’ombre de Yinniang derrière les voilages

 

Intérieurs (ombres et tentures)

 

La cérémonie de début de tournage a eu lieu le 25 septembre 2012, à la CMPC à Taipei [6]. Mais un premier épisode du tournage avait déjà eu lieu, les dix premiers jours d’octobre 2010, à Nara au Japon. L’élaboration du scénario était en cours, et il s’agissait de filmer les scènes entre le polisseur de miroir et la jeune femme qu’il venait d’épouser. Ces scènes ne seront pas conservées, et le tournage ne reprendra que deux ans plus tard, une fois le scénario bouclé.

 

 

En octobre-novembre 2012, c’est dans le Hubei que commence véritablement le tournage, et c’est là que le film commence à prendre forme, en particulier dans la réserve naturelle des Neuf Lacs (Dajiuhu 大九湖) et sur le mont Wudang (武当山) qui est la montagne sacrée du taoïsme [7] et où le principal lieu de tournage a été le temple Nanyan (南岩寺), accroché à la roche, à flanc de falaise. C’est là que vit la nonne Jiaxin, là que Yinniang vient lui rendre visite.

 

Intérieurs (chez la concubine)

 

Le monastère à flanc de rocher

 

Quant à la zone marécageuse des Neuf Lacs, à 2000 mètres d’altitude, transformée en vaste studio, c’est elle qui fournit cette mer de nuages qui semble sortie d’un rouleau de shanshui et irrigue le film de sa vague de brume mouvante. C’est là aussi que l’équipe a trouvé la vieille masure au toit de chaume qui abrite Nie Feng blessé, et où Yinniang blessée à l’épaule par Jing Jing’er se fait soigner par le polisseur de miroirs. Une maison toute petite et sombre, où la seule lumière dans l’obscurité de la nuit vient du brasero posé à leurs pieds, comme dans un de ces clair-obscur paisibles

chers à Georges de la Tour, sans la théâtralisation propre à Rembrandt. Chez Hou Hiao-hsien tout semble suprêmement naturel.

 

Puis, en janvier et février 2013, retour au Japon, à Kyoto cette fois, pour tourner les séquences avec Kong kong’er, mais aussi celles des promenades de dame Tian dans le jardin, avec ses enfants et ses suivantes, mais aussi au temple Engyo sur le mont Shosha, avec ses arbres vénérables : c’est là que la garde se précipite pour tuer Kongkong’er.

 

Et en mai-juin 2013, c’est le tournage des scènes de grande envergure, avec cavalcades et centaines de figurants, en Mongolie intérieure, dans un haras célèbre à

 

Couleurs d’automne dans la forêt (Le vieux cueilleur d’herbes,

le polisseur de miroir à dr. et Nie Feng derrière)

1500 mètres d’altitude où printemps et été sont concentrés dans ces deux mois de l’année.

 

On est sidéré de voir l’attention portée au moindre détail des lieux choisis, pour des scènes nécessitant une logistique complexe et parfois éliminées au montage, comme la grande scène qui devait figurer les dix mille personnes du clan des Yuan venant chercher protection à Weibo ; jugée trop chaotique, elle sera supprimée.

 

Authenticité avant tout… ou presque

 

Petit matin sur le lac

 

Partout, ce qui prime, c’est la recherche de naturel et d’authenticité, qui exclut le plus possible les reconstitutions en studio ; il n’y aura que quelques scènes tournées dans les studios de la CMPC, mais dans des décors construits ad hoc pour le film.

 

D’après la chronique du tournage tenue par Hsieh Hai-meng [8], cette authenticité est parfois atteinte au prix d’efforts qui le sont moins, en filmant les figurants en cachette, sans qu’ils s’en rendent compte. Mais aussi en suscitant l’effet recherché qui ne vient pas,

en rompant l’attente : c’est ainsi qu’a été obtenu l’envol soudain des oiseaux dans la scène où ils sont supposés s’envoler effrayés en ayant perçu la présence de Jing Jing’er.

 

Hou Hsiao-hsien a eu l’idée de filmer l’envol soudain des corbeaux dans un arbre et d’oiseaux aquatiques au ras de l’eau. Mais, comme ils ne se décidaient pas à s’envoler, l’équipe a dû avoir recours à des pétards. Un autre réalisateur aurait sans doute utilisé des effets spéciaux pour créer la scène sur ordinateur. Celui qui n’a pas obtenu l’effet escompté est le directeur du son…

 

Là où l’authenticité a été abandonnée, c’est pour le décor de la salle d’audience de Tian Ji’an. D’une part les commentaires d’A Cheng

 

La chaumière des paysans

sur l’architecture intérieure sous les Tang, réduite à des piliers et des paravents amovibles pour déterminer les espaces intérieurs, avaient suggéré une mise en scène subtile avec cloisons mobiles permettant de passer de la scène d’audience réduite à celle d’audience élargie en créant une continuité entre les deux a dû être abandonnée, pour être irréalisable.

 

Montagne et brume, immanence du paysage

 

Plus insidieux a été le problème du mobilier de la salle d’audience. Selon A Cheng toujours, il n’y avait pas d’estrade ni de lit de repos sous les Tang ; au départ tout le monde, dans le film, était donc assis par terre. Mais le risque qui est alors apparu était de faire « trop japonais » : la culture traditionnelle des Tang s’est perdue en Chine, mais a été préservée au Japon. Donc, finalement, il a été jugé préférable de sacrifier à l’authenticité pour ne pas prêter le flanc à la critique, toujours prête à déceler des détails japonais ou coréens dans les mobiliers et détails architecturaux de films historiques chinois.

 

L’authenticité par les acteurs

 

Si l’authenticité se mesure à chaque scène, elle est incarnée par les acteurs qui ne jouent par leur rôle, qui sont leur personnage. Ils ont reçu le scénario, ils ne reçoivent quasiment aucune instruction ni directive du metteur en scène, et le film est tourné sans répétitions. C’est une interprétation intérieure comme le film est une vision intérieure. Et comme, à part Shu Qi dans le rôle de Yinniang et Chang Chen (张震) dans celui de Tian Ji’an (autre acteur récurrent chez Hou Hsiao-hsien), les acteurs ne sont pas des stars médiatiques

 

Chang Chen dans le rôle de Tian Ji’an

du cinéma commercial, leurs visages et leurs noms ne suscitent pas des amalgames avec des rôles connus. Ils peuvent d’autant mieux se couler dans leurs rôles ; ils changent de peau le temps du film.

 

Yong Mei dans le rôle de la mère de Yinniang (entrevue initiale)

 

Les choix peuvent parfois étonner, ils sont aussi subtils que le reste. Et la symbiose est parfaite avec la vision de Hou Hsiao-hsien.

 

Yong Mei (咏梅) est la mère de Yinniang, Nie Tianshi (聂田氏), visage impassible où passent des vagues de sentiments réprimés. On l’a aperçue dans quelques rôles secondaires, celui de la tante dans « Aftershock » (《唐山大地震》) de Feng Xiaogang (冯小刚) par exemple.

 

Sheu Fang-yi (许芳宜) est peut-être le choix le plus étonnant : elle est à la fois la princesse Jiacheng et la nonne Jiaxin (公主/道姑嘉信). Née à Taiwan en 1971, c’est une danseuse réputée, qui a été danseuse soliste puis étoile (en 1999) de la compagnie Martha Graham. Mais, chose moins connue, elle est aussi une excellente musicienne, et on lui doit l’une des plus belles séquences du film : celle de la chanson de l’oiseau bleu, qu’elle chante en s’accompagnant au guqin (古琴). Là encore, c’est authentique.

 

Sheu Fang-yi dans le rôle de la nonne Jiaxin

 

L’histoire est celle de « l’oiseau bleu qui chante devant le miroir [9] » (青鸾舞镜的故事) ; il en existe plusieurs versions, celle du film est la plus concise et la plus triste, et elle est bien sûr symbolique :

罽宾国王得一鸾,三年不鸣,夫人曰:尝闻鸾见类则鸣,何不悬镜照之。’王从其言。鸾见影悲鸣,终宵奋舞而绝……”

Le roi de Kophen avait reçu un oiseau en cadeau, mais, au bout de trois ans, l’oiseau n’avait toujours pas chanté. Son épouse lui dit alors : « J’ai entendu dire que les oiseaux chantent quand ils voient leurs semblables, pourquoi ne pas suspendre un miroir devant celui-ci ? » Le roi suivit ce conseil. Voyant son image, l’oiseau se mit à chanter sa peine ; il dansa toute la nuit et mourut au petit matin… »

 

La chanson de l’oiseau bleu chantée par la princesse Jiacheng

 

L’attitude de l’actrice, l’instrument posé devant elle, l’extrémité au sol, est inspirée de peintures anciennes :

 

 

 

 

Zhou Yun dans le rôle de

l’épouse de Tian Ji’an

 

Zhou Yun (周韵) est à la fois l’épouse de Tian Ji’an et Jing Jing’er (精精儿). Actrice discrète, épouse de Jiang Wen (姜文), elle a joué dans ses derniers films, mais son rôle dans « The Assassin » évoque bien plus celui qu’elle interprète dans la première partie du « Soleil se lève aussi » (《太阳照常升起》), qui n’est pas sans points communs, d’ailleurs, avec « The Assassin ».

 

Face à Zhou Yun, Nikki Hsin-Ying Hsieh (谢欣颖) est la concubine Huji (瑚姬). Née à Taiwan en 1985, c’est un ancien modèle.

 

L’acteur japonais Satoshi Tsumabuki (妻夫木聪) est le jeune polisseur de miroirs. Né en 1980 à Yanagawa (Fukuoka), il est connu au Japon depuis son rôle dans les « Water Boys », le grand succès de l’année 2001 ; il est l’un des premiers choix de Hou Hsiao-hsien, après Shu Qi.

 

Ethan Ruan (阮经天) est le garde Xia Jing (夏靖). Né en 1982 à Taichung, il a obtenu le prix d’interprétation au festival du Golden Horse en 2010 pour son rôle de Monk dans Monga (《艋舺》) de Doze Niu (钮承泽)

 

Ni Dahong (倪大宏) est le prévôt Nie Feng (聂锋). Son choix est comme un clin d’œil : acteur discret, il a joué son premier grand rôle dans « Le roi des échecs » (《棋王》) de Teng Wenji (滕文骥), superbe film de 1988 adapté de la nouvelle éponyme… d’A Cheng.

 

Tian Yuan et ses enfants

 

Ni Dahong dans le rôle de Nie Feng

 

Dessin pour la nonne et la princesse

 
 

Shih Chun dans Dragon Gate Inn

 

 

Shih Chun (石隽), le vieux cueilleur d’herbes médicinales (采药老者), immédiatement reconnaissable, est un autre clin d’œil, et comme un hommage et une référence à King Hu (胡金铨). C’est un acteur récurrent dans sa filmographie, à commencer par le rôle de Xiao Shaozi (萧少滋) dans « Dragon Gate Inn » (《龙门客栈》) en 1967, puis dans les films suivants, Touch of Zen (《侠女》), Raining in the Mountain (《空山灵雨》) et Legend of the Mountain (《山中传奇》). Et on le retrouve comme témoin vivant et symbole dans l’hommage de Tsai Ming-liang (蔡明亮) à King Hu : « Good-Bye Dragon Inn » (《不散》) en 2002.

 

C’est une façon comme une autre pour Hou Hsiao-hsien d’afficher ses antécédents et de poser le wuxia de King Hu en modèle inaltérable, dont procède – à sa manière – « The Assassin ».

  

La vérité au montage

 

Les limites de l’(ir)réalisable et de l’(in)authentique, cependant, sont vite atteintes et tiennent de la distance entre le rêve et la réalité. On est frappé de constater le nombre de scènes figurant dans le scénario d’octobre 2012 qui ont finalement disparu dans le film définitif, après un montage serré que n’aurait pas renié King Hu, justement, en particulier, pour les scènes d’action [10].

 

Finalement, passé au scalpel des choix artistiques du réalisateur et des contraintes du montage, en termes de rythme en particulier, le film n’est plus que l’ombre de ce qu’esquissait le scénario. C’est ce que semble regretter Chu tien-wen dans sa postface à la chronique de sa nièce, en 2015 :

« Nuages mouvants un livre de témoignage… témoignant de quoi ? … du film que nous avions imaginé mais que nous n’avons finalement pas réalisé. Quand nous avons terminé le scénario, nous étions

 

L’oiseau luán

convaincues que le film serait génial, facile à comprendre, riche en émotions, rythmé et plein d’énergie. Or, le film que l’on peut voir aujourd’hui est extrêmement minimaliste… Même l’énergie ne s’exprime pas dans la vitesse, mais dans la lenteur et le silence. »

 

Hou Hsiao-hsien avec Mark Lee Ping-bin

 

Ne subsistent du scénario quedes bribes richement colorées, comme émergeant du brouillard de la région des Neuf Lacs.

 

Mais il faut en rendre grâce à Hou Hsiao-hsien : il a réalisé contre vents et marées un film comme nul autre, d’une étonnante unité de ton, en partant d’un texte classique énoncé dans une diction d’un autre temps, avec l’apport de ses complices de toujours pour la perfection des aspects techniques, dont Mark Lee Ping-bin (李屏賓) pour les jeux de lumière

autant que de couleur, Tu Duu-chih (杜笃之) pour la magie de sons d’une grande subtilité et profondeur,

qui vont jusqu’à se substituer à l’image dans certaines scènes [11], Lim Giong (林強) pour la musique, la directrice des costumes des « Fleurs de Shanghai », etc…..

 

De l’écrit à l’image et retour à l’écrit

 

C’est un film minimaliste, dit Chu Tien-wen qui regrette la clarté de leur scénario. Disons plutôt film elliptique. Où l’ellipse est volontaire, pour éviter la tendance au récit linéaire qui aurait fait tendre le film vers une esthétique colorée de film télévisé. Le film fait deviner l’histoire qu’il évoque, sans la dire expressément ; il demande la participation du spectateur pour combler les vides du non-dit. En ce sens, il se rapproche de la poésie classique, dans sa superbe concision. Mais aussi de la peinture traditionnelle : la montagne est en partie cachée dans la brume d’où seuls émergent quelques sommets lointains [12].

   

Hou Hsiao-hsien avec Lim Giong

 

Confrontation finale entre Yinniang et

la nonne, tandis que monte la brume

 

En ce sens, Hou Hsiao-hsien est proche, dans ce film, de l’esthétique du Wong kar-wai des « Cendres du temps » (《东邪西毒》), avec une genèse narrative très semblable, mais opposée : là où Wong Kar-wai a épuré une ligne narrative elliptique à partir de bribes de lectures d’un texte très fourni, Hou Hsiao-hien a construit toute une narration à partir d’un texte très succinct, mais tous deux ont reconstruit des caractères nés de leur imagination [13].

 

 

Ce qui caractérise les deux films, comme ceux de King Hu, c’est le lien très étroit avec la littérature, avec le texte. Au texte littéraire répond le texte filmique, comme au temps du texte répond le temps du film. Il y a comme une mise en abyme, avec des rythmes différents.

 

Mais, comme d’ailleurs, aussi, pour « Les Cendres du temps », le rapport au texte ne s’arrête pas au film achevé. « The Assassin » vit aussi par le texte qu’il appelle, en retour, de par l’ellipse même qui le constitue.

 

Séquence finale (départ de Nie Yinniang

avec le polisseur de miroirs)

 

 

Bibliographie

 

Nuages mouvants, chronique sur la réalisation du film The Assassin*, par Hsieh Hai-meng, précédée du chuanqi de Pei Xing – les deux textes traduits par Catherine Charmant et Deng Xinnan - et du scénario original du film, traduit par Pascale Wei-Guinot. Préface de J.M. Frodon et postface de Chu Tien-wen. L’Asiathèque, 2016.

*行云纪:《刺客聂隐娘》拍摄侧录

 


 

A écouter en complément

 

Conférence de presse donnée au festival de Cannes

 



Note sur le personnage de Nie Yinniang

Le personnage de Yinniang est bien plus complexe que celui du chuanqi. C’est plus une véritable (re)création qu’une adaptation stricto sensu.
 

Selon une mention lapidaire dans « Nuages mouvants », la chronique de la coscénariste Hsieh Hai-meng sur le tournage de « The Assassin », Hou Hsiao-hsien aurait conçu Yinniang sous l’influence de diverses sources, l’une d’entre elles – et sans doute la plus étonnante - étant la jeune romancière du Xinjiang Li Juan (李娟).

Vivant résolument en marge dans l’Altaï, dans la frange nord de cette région qui constitue comme le "Far West" de la Chine, Li Juan a connu un début de notoriété ces dernières années grâce à la reconnaissance de ses pairs, et en particulier les commentaires élogieux de Wang Anyi (王安忆) sur son œuvre.

C’est grâce à Wang Anyi que Chu Tien-wen (朱天文) a découvert Li Juan, alors qu’ils étaient en pleine préparation du scénario de « The Assassin ». Et le caractère de la jeune femme les a frappés et inspirés .

 

Li Juan, alter ego de Yinniang (photo cnr)


Li Juan est han en pays kazakh, auteur écrivant en chinois dans une région de nomades dont elle ne parle pas la langue couramment, mais dont elle a assimilé le mode de vie au plus proche de la nature, dans une région sauvage, en partie montagneuse et semi-désertique, où, dit-elle, seuls les plus créatifs et les plus réactifs peuvent survivre. Elle dit détester sortir de chez elle, n’a guère de contacts avec l’extérieur, et vit seule en passant ses journées à écrire, créant dans ses récits, au contact de la réalité ambiante, tout un monde pétri de sensibilité et nourri de légendes.

Il y a donc bien quelque chose de Li Juan dans la Yinniang de Hou Hsiao-hsien : un caractère en décalage par rapport à la réalité du monde dans laquelle elle revient après des années dans un monastère isolé en pleine montagne, sans contact avec l’extérieur ; un personnage enfermé dans une altérité foncière, qui finit par partir avec un autre marginal, voyageur errant qui ne parle pas non plus la langue locale, et qui lui offre, tout simplement, la liberté.

Yinniang est un esprit libre, en marge d’un monde auquel elle ne peut se conformer. C’est l’essence de la nüxia, et, en ce sens, jamais film n’aura été plus fidèle au modèle d’origine, tout en ayant pris des chemins de traverse pour y parvenir.

 

 

 


[1] Erreur de communication qui a déjà nui à la sortie du « Grandmaster » (《一代宗师》) de Wong Kar-wai, présenté comme un film de « kungfu ». Tel que tronqué dans la version internationale, le titre lui-même prête à des amalgames trompeurs, alors qu’il renvoie aux « assassins » - cì 刺客 - des Mémoires historiques de Sima Qian. Voir : www.chinese-shortstories.com/Reperes_historiques

_Wuxia_Breve_histoire_du_wuxia_xiaoshuo_I_2.htm

[2] Nécessité soulignée par le fait que, lorsque le scénario a été publié, en 2015, le texte du scénario était précédé de celui du chuanqi (voir Bibliographie ci-dessous).

[4] Hou hsiao-hsien a surtout fait appel à A Cheng pour son immense culture, littéraire et historique. Sur sa personnalité et son œuvre, voir :

http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_A%20Cheng.htm

Sur Chu Tien-wen, scénariste indissociable de l’œuvre de Hou Hsiao-hsien, voir :

http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Zhu_Tianwen.htm

[5] Le texte du scénario a été remanié de nombreuses fois, mais la version d’octobre 2012 est la dernière avant le début du tournage en Chine, c’est celle qui a été publiée en 2015 et on peut la lire en ligne : https://read.douban.com/reader/ebook/12278003/

[6] Central Motion Picture Corporation (中央电影公司 ou 中影) :

[8] Chronique publiée en 2015 avec le texte du chuanqi et le scénario, sous le titre « Nuages mouvants, chronique sur la réalisation du film The Assassin » (行云纪:《刺客聂隐娘》拍摄侧录). Traduction publiée à l’Asiathèque. Voir Bibliographie ci-dessous. Texte chinois à lire en ligne :
http://yuedu.163.com/source/e0165a704ab94a6692b4a41ee841def9_4

[9] L’oiseau bleu (qīngluán 青鸾) est un oiseau mythique, une sorte de phénix.

[10] Montage signé Liao Ching-song (廖庆松) qui travaille avec Hou Hsiao-hsien depuis « L’homme-sandwich » (《儿子的大玩偶》) en 1983. C’est dire si l’entente est profonde.

[11] Dans la scène dans la chaumière, par exemple, où la caméra est fixe devant Shu Qi, l’épaule dénudée, en train de se faire soigner par le polisseur de miroirs. On ne voit pas ce qu’il fait derrière elle, on ne voit que son visage, c’est le son qui indique qu’il est en train de mélanger une décoction d’herbes pour lui faire un emplâtre pour sa plaie. C’est l’une des scènes les plus réussies du film, car, outre l’éclairage dont il a déjà été question, l’atmosphère de douce intimité est rendue en éliminant, grâce à la présence du père en arrière-plan, tout soupçon d’érotisme que comporterait un film ordinaire.

[12] « The Assassin » aurait pu être plus proche encore de la peinture traditionnelle de paysage. Les séquences introductives en noir et blanc laissent imaginer ce que le film aurait pu être. Elles ont été initialement filmées en couleurs, mais celles-ci ont ensuite été « effacées ». Elles apparaissent comme diluées dans la brume, dans les couleurs diffuses d’un shanshui. Tel qu’il est, le film s’apparente plutôt aux fresques narratives des rouleaux horizontaux de la peinture dite « de personnages ».

[13] La différence tenant au contexte : les personnages de Wong Kar-wai sont des êtres fantomatiques dans un désert hors du temps (d’où le titre international), le film tient du rêve éveillé ; ceux de Hou Hsiao-hsien sont reconstruits à partir d’un contexte historique concret qui les ancre dans la réalité des annales de la période Tang.

 

 

 

 

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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