Accueil Actualités Réalisation
Scénario
Films Acteurs Photo, Montage
Musique
Repères historiques Ressources documentaires
 
     
     
 

Films

 
 
 
     
 

« Les cendres du temps » : l’imaginaire de Jin Yong transfiguré par celui de Wong Kar-wai

23 mai 2008, réécrit 9 avril 2014

 

A sa sortie en 1994, après une longue et difficile genèse, « Les cendres du temps » (东邪西毒》) a été un échec commercial. En 2000, cependant, le succès planétaire du désormais mythique « In the Mood for Love » (《花样年华》) a fait de Wong Kar-wai (王家卫) un cinéaste encensé par la critique et vénéré par le public, au moins en Occident, engouement qui s’est maintenu malgré l’accueil mitigé réservé à ses deux films suivants.

 

La sortie en 2008 d’une version redux du film fut une manière de tenter de le relancer en capitalisant sur la notoriété dont bénéficiait alors le réalisateur. Le film a été présenté en séance spéciale au festival de Cannes, en mai 2008, avec toute la médiatisation voulue. Mais le film reste pourtant méconnu et mal compris.

 

Il est vrai que « Les cendres du temps » n’est pas d’accès facile, et qu’il n’a pas le côté spectaculaire que beaucoup attendent d’un film présenté comme un film de wuxia. C’est un film

 

Les cendres du temps, affiche pour la Chine

privilégiant l’image, et construit sur un scénario fondé sur l’ellipse et le flash-back, selon les principes chers à Wong Kar-wai. La critique de Lawrence van Gelder parue dans le New York Times à la sortie du film, en 1994, exprime bien l’impression qu’il laisse, dans un style qui semble d’ailleurs calqué sur celui du film :

 

« Pour ceux qui aiment les métaphores, « Les cendres du temps » … offre à l’œil une vision et les illusions nées de cette vision – l’un des personnages est un combattant aveugle, ou sur le point de l’être, … deux autres, Yin et Yang, présentés comme un homme et sa sœur, sont strictement identiques… Pour ceux qui aiment les batailles, le film offre des éclairs intermittents de scènes d’action, des visions fugitives de personnages volants, de miroitements d’acier, des éclats diffus de taches écarlates, comme tracées par un pinceau rapide. Comme la recherche de la sagesse, « Les cendres du temps » demande un long périple en terrain difficile. »

 

Mais « Les cendres du temps » est tellement beau qu’il mérite ce périple. C’est d’abord un hommage au wuxia, mais un wuxia repensé et transfiguré par Wong Kar-wai, et intégré dans son propre univers.

 

Un vague souvenir de quelques personnages de Jin Yong

 

Un wuxia déconstruit

 

« Les cendres du temps » est à replacer dans la grande tradition du wuxiapian, même si les scènes de combat chorégraphiées y sont rares, et filmées avec un art consommé du flou.

 

Les personnages

 

Ce monde du wuxia est un univers alternatif où les lois ordinaires sont suspendues, parcouru par des hommes et des femmes à la recherche constante de nouveaux défis : une infra-culture de bandits et de hors-la-loi au grand cœur, un territoire marginal dont le modèle est le jiānghú (江湖), "fleuves et lacs", c’est-à-dire partout et nulle part, notion emblématique née de la tradition orale, et de l’imaginaire populaire, et pérennisée par le roman « Au bord de l’eau » (水浒传).

 

C’est cette imagerie portée par la tradition populaire que Wong Kar-wai a reprise en en déconstruisant les formules et les clichés, comme Sergio Leone l’a fait pour le western : « Les cendres du temps » est un wuxiapian post-moderne, où n’apparaissent furtivement que des bribes d’histoires intermittentes, comme si, à peine ébauchées, elles étaient recouvertes par le sable du désert qui en est le cadre.

 

Histoires inspirées de Jin Yong

 

Wong Kar-wai s’est inspiré d’un roman de l’un des grands maîtres de la littérature moderne de wuxia : « The Legend of the Eagle-Shooting Heroes » (射雕英雄传shédiāo yīngxióng zhuàn) de Jin Yong (金庸) (1). Ce troisième roman de Jing Yong, initialement publié en 1957, est la première partie d’une trilogie qui a inspiré un nombre incalculable de films, feuilletons télé, bandes dessinées et dessins animés de toutes sortes. C’est l’une des œuvres les plus représentatives de l’auteur.

 

Wong Kar-wai a expliqué qu’il avait tenté de rencontrer Jin Yong pour avoir des précisions sur l’histoire des personnages du roman, des détails de leur passé qui n’apparaissent pas dans le récit. Mais finalement, il n’a jamais pu rencontrer l’écrivain. Il a donc recréé lui-même leur histoire, à partir du roman, en imaginant ce qu’ils avaient pu être et vivre dans leur jeunesse. Il ne s’est intéressé en outre qu’à certains personnages.

 

Dans son film ne restent du roman que deux personnages principaux, et un troisième, plus secondaire, outre des évocations floues de personnages féminins qui sont cependant déterminantes. L’œuvre de Jin Yong n’est que le point de départ de la réflexion du cinéaste, ou plutôt de son rêve, car le scénario s’apparente aux images imprécises qui restent d’un songe au réveil.

 

L’univers ainsi imaginé est celui du passé des personnages retenus par Wong Kar-wai ; il est fondé sur le souvenir, des souvenirs obsédants qui plongent chacun dans une détresse intérieure inhabituelle chez des hommes réputés invincibles ; chacun porte la marque d’un destin qui l’a réduit à la solitude dans un désert qui est autant moral que physique. Dans ce monde où l’héroïsme n’a plus guère d’importance, les héros sont nus, et irrémédiablement blessés.

 

Calligraphie du titre

 

Ce qui est important, plus que l’histoire elle-même, c’est l’atmosphère de tristesse infinie qui plane sur le paysage et ces personnages réduits à des ombres fugitives que l’œil autant que l’esprit a du mal à cerner. Ce mode d’adaptation cinématographique, non linéaire et abstrait, est devenu une caractéristique du travail de Wong Kar-wai, que l’on retrouve dans ses réalisations ultérieures inspirées, plutôt qu’adaptées, d’œuvres littéraires comme celles de Manuel Puig et de Liu Yichang (刘以鬯), entre autres.

 

Une histoire, cependant, émerge peu à peu des images fugaces qui nous sont offertes, une histoire d’amours impossibles, jusqu’à la folie, et d’amitiés perdues, jusqu’à la solitude.

 

Quatre personnages en quête d’auteur

 

Le personnage principal est Ouyang Feng (欧阳锋), interprété par Leslie Cheung, qui s’est exilé dans le désert lorsque la femme qu’il aimait (jouée par Maggie Cheung), fatiguée de l’attendre, a épousé son frère (frère d’arme, ou frère juré). Il a ouvert une petite auberge qui abrite les voyageurs de passage, auxquels il offre éventuellement ses services de tueur à gages, ou d’intermédiaire pour  réaliser une mission de ce genre.

 

Ouyang Feng, aux confins du désert

 

Huang Yaoshi

 

Le film fait donc se succéder, en tableaux successifs, un certain nombre de visiteurs qui arrivent là et repartent comme ils sont venus, leurs traces se perdant vite dans le sable soulevé par le vent du désert. Wong Kar-wai a reconnu s’être inspiré de l’idée de la pièce de Pirandello « Six personnages en quête d’auteur »… Mais ici ils ne sont que quatre.

 

Le premier visiteur est le plus vieil ami de Ouyang Feng, Huang Yaoshi (黄药师), interprété par Tony Leung Kar Fai, qui

vient tous les ans lui rendre visite, et repart comme il est venu. C’est lui qui a épousé la femme qu’aimait et aime toujours Ouyang Feng ; comme elle aussi ne cesse de songer à lui, il tente de noyer son chagrin et de l’oublier en buvant « le vin de l’oubli » qu’elle lui a donné.

 

Un autre visiteur est Murong Yan (慕容) qui vient demander à Ouyang Feng de tuer son plus vieil ami, Huang Yaoshi, justement, parce qu’il n’a pas épousé sa sœur ; puis vient la sœur, ou celle qui se prétend telle, Murong Yan (慕容) (2), qui veut, elle, faire disparaître son frère parce que, dit-elle, il s’oppose à son union avec Huang Yaoshi. Les deux Murong sont interprétés par l’actrice Brigitte Lin, célèbre pour ses rôles de travestis, et sont en fait les deux faces d’une même personne devenue schizophrénique, folle d’avoir trop aimé ce Huang Yaoshi si séduisant.

 

Brigitte Lin en Murong Yan

 

Maggie Cheung, amour inconsolé de Ouyang Feng

 

Un autre visiteur - interprété par l’autre Tony Leung, celui qui joue dans « In the Mood for Love » : Tony Leung Chiu Wai - est un tireur de sabre émérite sur le point de perdre la vue (« Un magicien m’a prédit que je deviendrais aveugle à trente ans » dit-il à Ouyang Feng. « Et quel âge as-tu ? » - « Presque trente ans »). Il cherche du travail comme tueur à gages pour gagner l’argent dont il a besoin pour revenir une dernière fois chez lui, avant d’être complètement aveugle, revoir les « fleurs de pêchers » - ce qui n’est autre,

apprend-on par la suite, que le prénom de sa femme, Fleur de pêcher (桃花), interprétée par Carina Lau.
 

Ouyang Feng le charge de la mission périlleuse pour un seul homme, et qui plus est à moitié aveugle, de liquider une bandes de voleurs de chevaux – ce qui nous donne une scène de combat fantasmatique où l’image rend l’esprit du combat de wuxia sans que l’on puisse jamais discerner les mouvements dans leur totalité : on devine plus qu’on ne voit… illusion visuelle que l’on retrouvera presque systématisée près de vingt ans plus tard dans « The Grandmaster », mais qui est aussi bien à rapprocher du « glimpse » de King Hu.

 

Tony Leung Chiu-wai en combattant (presque) aveugle

 

Le troisième visiteur est une autre fine lame, membre d’une secte de mendiants, Hong Qi (洪七),  interprété par Jacky Cheung. « Avant de l’amener voir les villageois, dit Ouyang Feng, je lui ai d’abord acheté une paire de sandales, parce qu’on ne paie pas de la même manière un tueur qui a des chaussures et un tueur qui n’en a pas. » C’est le seul de ces anti-héros à faire preuve d’un brin d’humanité : il prend pitié d’une jeune paysanne venue demander à Ouyang Feng de venger une injustice dont a été victime son frère ; mais celui-ci a refusé car elle n’a pour tout bien qu’une mule et un panier d’œufs, et qu’elle ne veut pas payer de sa personne. Hong Qi, lui, accepte la mission, et y perd un doigt. Perdre un doigt pour un œuf, cela valait-il vraiment la peine ? demande Ouyang Feng. C’est peut-être un début de rédemption après une vie de tueries…

 

La source : les personnages de Jin Yong

 

On peut tenter de reconstituer le processus suivi par Wong kar-wai en partant de la lecture du roman « The Legend of the Eagle-Shooting Heroes » (射雕英雄传》), ou des souvenirs et impressions qui lui en sont restés, soigneusement retravaillés.

 

Une narration complexe sur fond d’histoire

 

L’action du roman se situe pendant la dynastie des Song du Sud, alors que le nord de l’empire chinois a été envahi. La première partie du livre raconte l’histoire de deux amis devenus héros en luttant contre l’envahisseur. Leur amitié est si forte qu’ils font le serment que leurs futurs enfants cultiveraient la même amitié, ou se marieraient s’ils avaient un fils et une fille. Ils ont deux fils, Guo Jing (郭靖) et Yang Kang (楊康), dont le reste du livre raconte ensuite les tribulations,  après la mort d’un des deux pères et la disparition de l’autre.

 

Guo Jing grandit en Mongolie sous la protection de Gengis Khan, Yang Kang est adopté par un prince Jürchen…

 

Chacun seul avec lui-même

 

Le roman suit leurs histoires respectives en une trame infiniment complexe à forte connotation nationaliste ; mais Jin Yong y a mêlé une trame secondaire construite autour d’éléments spécifiques de la tradition du wuxia, imprégnée de taoïsme, mais développée sous l’influence de genres littéraires romanesques, l’intrigue amoureuse entre les divers protagonistes tenant une place importante dans le déroulement de la narration.

 

Dans cette structure narrative relevant à la fois de la fiction historique et de l’imaginaire du wuxia, Wong Kar-wai a privilégié l’histoire de Guo Jing, et, dans celle-ci, retenu comme base de son inspiration cinq personnages particuliers qui croisent Guo Jing et son amie Huang Rong (黃蓉) à diverses reprises, et sont appelés dans le roman les « cinq grands maîtres » (天下五绝).

 

Les modèles du roman

 

Dans l’idée de Jin Yong, reprenant la théorie taoïste des cinq éléments, ces cinq éminents personnages représentaient les cinq directions, donc la totalité de l’univers.  

 

Ils sont réduits à trois dans le film. Les deux qui ont disparu sont Wang Chongyang (王重阳), connu sous le nom de Zhong Shentong (中神通) ou Maître du Centre, et Duan Zhixing (段智兴), dit Nan Di (南帝), l’Empereur du Sud. Le second se retire dans un monastère. Quant au premier, il meurt tôt dans le roman, après avoir scindé en deux tomes, afin qu’ils soient cachés en deux endroits différents, le livre sacré dont il était le détenteur, « Le vrai livre des Neuf Yin » (九阴真经), qui a une importance primordiale dans le roman.

 

Mais, quand il prépare un scénario inspiré d’une œuvre littéraire, Wong Kar-wai ne s’intéresse pas à l’intrigue, ce qui l’intéresse, c’est la psychologie des personnages et ce qu’il retient de leurs drames personnels, sur quoi il échafaude une histoire de sa propre invention. Il s’est donc concentré sur les trois autres qui lui fournissaient matière à improvisation :


1. Huang Yaoshi (黄药师), le maître de l’Ile des fleurs de pêchers (桃花岛), est considéré comme un excentrique, un marginal refusant de se conformer aux règles du monde des xia, d’où son surnom : l’Hérétique de l’Est  (东邪 Dōng Xié). Il a créé son propre manuel répertoriant les techniques d’arts martiaux, et il possède une flûte de jade dotée d’une fabuleuse énergie interne qui peut rendre fou.

 

Ayant réussi à lire la seconde partie du livre des Neuf Yin en persuadant le disciple qui devait le cacher que ce n’était qu’un livre de comptines pour enfants, son épouse Feng Heng (冯衡) l’a ensuite copié de mémoire pour son époux. Deux disciples de ce dernier s’étant enfuis en volant le second volume, elle a tenté de le copier une seconde fois alors qu’elle était enceinte, mais l’effort l’a épuisée : elle est morte en donnant naissance à une petite fille nommée Huang Rong (黃蓉) qui deviendra l’épouse de Guo Jing. Rongé par le remords, Huang Yaoshi

 

Réflexion sur le passé

a ensuite étudié la médecine pour tenter de la ressusciter – d’où son nom, Yaoshi 药师, le Maître des Herbes médicinales.
 
2. Ouyang Feng (欧陽锋) est le maître de la demeure du Mont du Chameau blanc, dans les monts Kunlun, à l’ouest de la Chine (西域昆仑白驼山庄主人) ; il est surnommé « le Poison de l’Ouest » (西毒 xī dú) parce qu’il est un expert en toxicologie qui possède le pouvoir de paralyser ou empoisonner ses adversaires.
 
Dans le roman de Jin Yong, c’est un sombre personnage qui s’est emparé d’une version légèrement modifiée du livre des Neuf Yin, mais a réussi malgré tout à acquérir des pouvoirs quasiment invincibles. A la fin du récit, trompé par Huang Rong, il part à la recherche d’un maître d’art martial dont elle lui a dit qu’il est le seul qu’il ne pourrait jamais vaincre. Mais ce maître, en fait, n’est autre que lui…
 
On retrouve bien ce caractère sombre, dans le film, bien qu’il soit atténué et embelli par le souvenir amer de son amour pour la femme qui a épousé Huang Yaoshi, auquel il a renoncé pour poursuivre sa « voie ». Dans le film, il a peut-être aussi inspiré le personnage schizophrène de Murong Yan – qui va jusqu’à se battre avec son reflet dans l’eau : c’est une autre image qui évoque Ouyang Feng se lançant à la recherche de lui-même, ou de son ombre.
 
Il fait sa première apparition dans le roman alors qu’il rend visite à Huang Yaoshi pour tenter d’arranger le mariage de son neveu Ouyang Ke (欧陽克) avec Huang Rong – ce qui pourrait être, par ailleurs, la source d’inspiration de la structure du film, faite de visites successives, mais auprès d’Ouyang Feng devenu le personnage central.
 
3. Hong Qigong (洪七公), ou le « Mendiant du Nord » (北丐 běi gài), est le chef de la Secte des mendiants. Il est célèbre pour deux techniques de combat imparables, mais a le gros défaut de ne pas résister à l’attrait d’un bon plat. Il s’est coupé l’index droit pour se punir d’avoir raté une mission à cause de son amour de la bonne chère, d’où son surnom : le « mendiant divin aux neuf doigts » (九指神丐). On trouve là la source de l’histoire de Hong Qi, dans le film, perdant son doigt au combat pour un œuf…

 

Leurs doubles fantomatiques chez Wong Kar-wai

 

Le titre original du film est « Hérétique de l’Est et Poison de l’Ouest » (《东邪西毒》Dōngxié Xīdú). Wong Kar-wai a clairement centré son film sur ces deux personnages : Huang Yaoshi et Ouyang Feng.

 

Mais il y a aussi le mendiant, « qui vient toujours du nord » ; mais, contrairement à son modèle dans le roman, Wong Kar-wai l’a imaginé vertueux et désintéressé. Sa faiblesse est la femme qui le suit comme une ombre, mais malgré tout, il finit par repartir avec elle. Il monte d’ailleurs un chameau, ce qui peut être un vague souvenir, dans une mémoire floue, de ce « Mont du Chameau blanc » qui est la demeure de Ouyang Feng dans le livre.

 

Le wuxia reconstruit

 

Le bretteur aveugle, lui, est inventé, pris ailleurs, il rappelle Zatoichi, en plus romantique. Mais, Wong Kar-wai a mélangé les attributs des personnages du roman. Dans le livre, c’est Huang Yaoshi qui est le maître de l’île aux Fleurs de Pêchers, qui est une retraite contre les malheurs du temps rappelant celle du poète Tao Yuanming (陶渊明). Dans le film, c’est le bretteur aveugle qui veut revoir une dernière fois « les pêchers en fleurs » de chez lui. Mais quand on ira y annoncer sa mort, il s’avèrera qu’il n’y a ni pêchers ni fleurs, c’est simplement

le prénom de sa femme ; les pêchers sont une illusion, comme le reste.

 

Il est possible, aussi, que ce sabreur en passe de devenir aveugle ait été inspiré par un autre personnage du roman, bien que féminin : Mei Chaofeng (梅超风), ancienne disciple de Huang Yaoshi qui a perdu la vue au cours d’un combat.

 

Enfin, ce qui frappe, c’est l’importance dans le film prise par les souvenirs d’amours déçus, d’amours perdus, d’amours impossibles. Il n’y a pas un seul personnage qui ne porte en lui une blessure causée par une femme, préservée par le souvenir. C’est peut-être l’une des plus grandes subtilités du scénario de Wong Kar-wai (3). En effet, la part de l’amour comme élément clef de la narration est d’une importance cruciale dans l’œuvre de Jin Yong, dans « The Legend of Eagle-Shooting Heroes » en particulier, mais encore plus dans le roman qui lui fait suite, où l’amour entre les deux personnages principaux est le moteur essentiel du récit, lié, comme dans « The Legend », à un thème de wuxia : la fusion, par l’entente parfaite de ce couple et son amour, de deux techniques d’art martiaux considérées jusqu’alors comme antagonistes.  

 

L’élément romanesque et affectif est omniprésent chez Jin Yong comme élément structurant et moteur du récit. Chez Wong Kar-wai, tout aussi omniprésent, il devient cependant élément douloureux lié au souvenir, intégré à l’univers propre au réalisateur.

 

Relecture personnelle et travail sur l’image

 

En effet, si tout est flou, dans le film, comme dans de vagues souvenirs, si les personnages passent dans cette frange de désert, dans cette auberge qui évoque celle des premiers films de King Hu, comme des épaves tentant de survivre aux blessures du passé et à mémoire qui les préserve, c’est que tout cela n’est en fait que le reflet de l’esprit déformant de Wong Kar-wai, de sa tentative de s’approprier les personnages de Jin Yong, pour les mouler dans sa propre thématique.

 

Une trilogie

 

A la base, a expliqué le réalisateur, il a construit son scénario comme une histoire d’amour entre trois personnages, l’amour des deux principaux protagonistes du film, Huang Yaoshi et Ouyang Feng, pour la même femme, et l’amour désespéré de cette femme pour le second. Mais Wong Kar-wai est finalement loin de s’en être tenu là. Il ne s’est pas borné à faire un film sur le poids du passé entretenu par la mémoire, « Les cendres du temps » apparaît tout autant comme un film sur la peur d’être rejeté, et le refus des autres

 

L’art de l’épée, et de l’image

par peur de l’être. C’est clairement, et même textuellement, dit à la fin.

 

Wong Kar-wai a en effet expliqué qu’il avait brusquement compris, en terminant le film, qu’il était complémentaire de ses deux films précédents, sortis en 1990 et 1994 : « Nos années sauvages » (阿飞正传》) et « Chungking Express » (《重庆森林》), celui-ci concomitant plus que précédent car il a été réalisé à un moment où le tournage des « Cendres du temps » était suspendu. D’ailleurs on en retrouve les acteurs principaux, comme en miroir.

 

Le premier raconte la vie d’un jeune des années 1960 qui a été rejeté par sa mère et cherche désespérément à la retrouver ; le second est l’histoire de deux policiers au cœur brisé, lâchés par leur petite amie. Les deux films traitent bien des mêmes thèmes que « Les cendres du temps », mais celui-ci est le plus terrible, car, en cherchant une solution à leur drame personnel, aucun des personnages n’en réchappe vraiment, sauf  Hong Qigong : Murong Yan devient schizophrénique, le sabreur aveugle se sacrifie, préférant la mort à la cécité, Huang Yaoshi devient amnésique, et Ouyang Feng se mure dans sa solitude au milieu du désert.

 

Wong Kar-wai a donc bien repris les éléments formels du roman de Jin Yong, proche des wuxiapian traditionnels, mais bien plus complexe, et les a traités à sa manière, les a épurés et déconnectés de l’histoire du roman, pour en faire ressortir les thèmes qui lui sont personnels, et qui sont récurrents dans son œuvre.

 

Si l’on est parfois un peu perdu, c’est parce que le film procède par touches elliptiques successives qui font allusion à un passé douloureux dont on ne peut que reconstituer certains événements à partir de séquences fragmentaires.

 

Montage séquentiel et elliptique

 

Signé du monteur (et directeur artistique) habituel de Wong Kar-wai, William Chang, mais assisté ici du réalisateur Patrick Tam, le montage du film est particulièrement adapté à l’esthétique générale du film : il accentue le caractère séquentiel et elliptique des scènes, et contribue à faire de chaque personnage une figure solitaire fermée sur sa tragédie intime ; tous ces héros fatigués ne sont plus que des hommes blessés au regard tourné vers le passé, et murés dans des drames personnels que l’on ne fait qu’entrevoir.

 

Le fil ténu qui les relie est révélé dans la dernière séquence, où la caméra reste fixée sur le visage de Maggie Cheung, perdue dans ses réflexions : elle avoue aimer toujours Ouyang Feng et avoir épousé son frère par dépit. Finalement, dit-elle, j’ai cru gagner, mais en fait, j’ai perdu. Et l’on comprend que c’est le cas de tous ces héros solitaires qui ont cru pouvoir mener leur vie sabre au poing.

 

Photographie et chorégraphie

 

Les scènes de combat au sabre, chorégraphiées par Sammo Hung, reflètent l’art de ce grand maître. Mais on n’en perçoit – volontairement - que des fulgurances, magnifiées par la photographie, signée du chef opérateur attitré de Wong Kar-wai après 1989 et « Nos années sauvages » (et jusqu’à « 2046 »), Christopher Doyle.

 

Il a travaillé l’image pour renforcer l’optique générale visant à l’ellipse, comme si l’on ne pouvait  vraiment saisir le sens

 

La lumière de Christopher Doyle

du film que par une vision intuitive d’images superbes, à peine entrevues. Il est révélateur que les principaux prix qu’a reçus le film sont venus récompenser la photographie, en particulier l’Osella d’oro au festival de Venise.  

 

Avec le recul du temps, on peut voir dans « The Grandmaster » (《一代宗师》), sorti en 2013, un volet complémentaire de la vision du wuxia présentée dans « Les cendres du temps », comme la poursuite d’une réflexion qui se serait orientée vers les arts martiaux…

 

Bande annonce

 

 

Ashes of Time redux, trailer

(le solo de violoncelle du thème musical est interprété par Yo-Yo Ma)

 

Epilogue

 

Le tournage des « Cendres du temps » a duré deux ans. Au début, Wong Kar-wai avait pensé faire une sorte de road movie qui aurait commencé dans le Qinghai, aurait continué le long du fleuve Jaune et se serait achevé à Hukou (壶口), à la frontière entre le Shaanxi et le Shanxi. Mais l’idée s’est révélée difficile à mettre en œuvre, en particulier à cause des acteurs. Il a donc opté pour un site unique, visité par ses différents personnages venus d’ailleurs. Malgré cela, le tournage a été difficile pour tout le monde.

 

Comme le film a été entièrement tourné dans le district de Yuli (尉犁县), dans le Xinjiang, en bordure du désert du Taklimakan, et que le tournage s’est prolongé bien plus longtemps que prévu, les acteurs ont dû faire des allers retours répétés entre Hong Kong et le Xinjiang. 

 

Leslie Cheung a témoigné de la lassitude de l’équipe :

«  Wong Kar-Wai est un chic type mais il change toujours d'avis et c'est dur de le suivre. Il avait des problèmes avec le scénario, il y a passé beaucoup trop de temps. On a commencé à tourner en 1992 et fin 1993, le tournage n'était toujours pas terminé. »

 

Christopher Doyle avec Wong Kar-wai

 

Dans ces conditions, le budget a explosé (il a atteint au total une quarantaine de millions de dollars de HK). Wong Kar-wai a dû s’arrêter et tourner « Chungking Express » afin de financer la fin du tournage. En outre, le montage a été repris plusieurs fois, et il en existe au moins quatre versions différentes. Il aurait fallu un miracle pour arriver à rentabiliser l’affaire.

 

« Les cendres du temps » est considéré comme un film maudit. Mais c’est sans

doute le plus beau réalisé par Wong Kar-wai. Il lui reste encore à trouver le public qu’il mérite.

 

 

Notes

(1) Sur Jin Yong, voir :  www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Jin_Yong.htm
(2) Les noms des deux personnages, homophones au ton près, se différencient par le dernier caractère : pour le frère, caractère plutôt masculin 燕 yàn désignant une hirondelle ; pour la sœur, caractère à connotation littéraire et féminine 嫣 yān, beau et gracieux. C’est une version élégante du double principe du yin et du yang.
(3) Même si ce thème peut paraître parfois un peu répétitif, en particulier dans la version redux de 2008 qui a rallongé la séquence des deux Murong placée au début, presque en introduction. Elle aurait pu être éclatée en plusieurs scènes et celles-ci dispersées dans le cours du film, comme un cauchemar revenant régulièrement. Ou bien coupée, tout simplement.


 

     

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



Qui sommes-nous ? - Objectifs et mode d’emploi - Contactez-nous - Liens

 

© ChineseMovies.com.fr. Tous droits réservés.

Conception et réalisation : ZHANG Xiaoqiu