« Février, printemps précoce » : analyse et témoignage du
réalisateur, Xie Tieli
par Brigitte Duzan, 17 décembre 2011
« Février,
printemps précoce » (《早春二月》)
est le troisième film réalisé parXie
Tieli (谢铁骊),
et sa seconde adaptation d’une œuvre littéraire, en
l’occurrence la nouvelle de Rou Shi (柔石)
intitulée simplement « Février » (《二月》).
Subtile adaptation
d’une histoire des années 1920
La nouvelle raconte
l’histoire d’un jeune intellectuel qui, dans la seconde
moitié des années 1920, tente de trouver refuge dans un
village de la région de Shanghai pour échapper aux
turbulences de la vie urbaine à l’époque. Rejoignant un
ancien camarade d’université qui a créé un collège, il se
retrouve bientôt dans un maelstrom de contradictions
insolubles dont il ne trouvera la solution que dans la
fuite, mais une fuite « positive » puisqu’il s’agit d’aller
rejoindre les intellectuels ‘du nord’, entendons entre les
lignes, censure oblige, les milieux révolutionnaires.
Affiche du film
Xie Tieli a repris
dans son film la ligne narrative de la nouvelle, en en
supprimant les lourdeurs et en remplaçant beaucoup de
discours par des images, images impressionnistes exprimant
les sentiments des personnages et suggérant une atmosphère
nimbée autant de douceur que de tristesse.
Voir l’analyse
comparée de la nouvelle et du film :
Si le film atteint
la charge émotionnelle qu’il a, c’est évidemment grâce à son
esthétique raffinée et subtile, et tout d’abord grâce à la
mise en scène et à la photographie, qui fait de certaines
scènes de véritables tableaux. On garde en tête les
multiples séquences de paysage, et tout spécialement des
arbres soit sous la neige, soit en fleurs. Mais l’une des
plus belles trouvailles est peut-être cette brève séquence
où l’objectif de la caméra suit la main de Jianqiu jouant du
piano, et, arrivé au bout du clavier, poursuit sa course par
la fenêtre ouverte, jusque vers le ciel où se détache un
rameau d’arbre en fleur…
Mais une grande
partie de la force du film tient aussi aux acteurs dont il
faut souligner la subtilité de l’interprétation. Xie Tieli
ne s’est pas contenté de ceux qu’il avait sous la main au
studio de Pékin, acteurs typés avec lesquels il venait de
tourner deux films du répertoire révolutionnaire, des
classiques de l’époque : « L’île
sans nom »
(《无名岛》)
et « L’ouragan » (《暴风骤雨》) :
ils
n’auraient pas été capables d’exprimer les sentiments
délicats qui étaient au cœur de son scénario. Il alla donc
recruter ses acteurs ailleurs.
Pour interpréter le
rôle principal féminin, il alla chercher l’actrice qui
venait de terminer le tournage du film
« Le
chant de la jeunesse » (《青春之歌》)
de Cui Wei (崔嵬)
et Chen Huai’ai (陈怀皑),
dans lequel elle interprétait le rôle de Lin Daojing (林道静),
très proche de celui de Tao Lan (陶岚) :
Xie Fang (谢芳).
Elle avait fait ses débuts en 1951 comme actrice d’opéra et
Lin Daojing était son premier rôle au cinéma. En 1962, elle
avait figuré dans la liste des vingt deux actrices les plus
populaires établie par le Bureau du cinéma.
Quant aux deux
autres acteurs principaux, Xie Tieli les fit venir du studio
de Shanghai. Pour interpréter le rôle de la
Xie Fang en Tao Lan
Shangguan Yunzhu (dans
Sœurs de scène)
veuve Wen, il
choisit
Shangguan Yunzhu (上官云珠) :
excellente actrice de théâtre, très expressive, elle avait
commencé sa carrière au cinéma en 1941, à l’âge de 21 ans,
en interprétant des rôles de jolies femmes, comme dans le
film de 1948 de Sang
Hu (桑弧)« Vive ma femme ! »
(《太太万岁》) ;
puis, après 1949, elle avait interprété des rôles
dramatiques. Sa carrière culmina, l’année après « Février,
printemps précoce », avec son interprétation d’une actrice
sur le déclin dans le chef d’œuvre de
Xie Jin (谢晋)
« Sœurs de scène » (《舞台姐妹》),
l’un des derniers films sortis avant la
Révolution culturelle. Persécutée pendant celle-ci, elle se
suicida en 1968.
L’acteur principal,
quant à lui, Sun Daolin (孙道临), était l’un des plus grands acteurs du studio de Shanghai. Né en 1921,
il avait lui aussi commencé sa carrière au théâtre, pendant
la guerre, après avoir été obligé d’interrompre des études
de philosophie. C’est son rôle dans « Corbeaux et moineaux »
(《乌鸦与麻雀》),
de Zhang Junli (郑君里),
en 1948, qui l’avait rendu célèbre. En 1957 puis 1961, ses
rôles dans l’adaptation de « Famille » (《家》)
de Ba Jin ainsi que dans « Une famille révolutionnaire » (《革命家庭》)
de Shui Hua (水华)
avaient encore accru sa popularité.
Le témoignagne de
Xie Tieli
C’est justement
après avoir appris le décès de son ami Sun Daolin, le 28
décembre 2007, que Xie Tieli a publié sur son blog ses
souvenirs de la manière dont il avait eu l’idée du film et
comment il l’avait conçu et réalisé, le tout accompagné de
photos du tournage.
Sun Daolin
Il y explique en
particulier pourquoi la nouvelle l’avait tant touché, mais y
souligne aussi sa surprise lorsque se déchaîna la critique
dont il fut l’objet, et qui commença dès la première
projection officielle - par une attaque directe de celui qui
était alors responsable du cinéma contre l’ « humanisme
bourgeois » qu’il avait perçu dans le film, critique qui
dégénéra aussitôt après en une campagne à l’échelle
nationale annonçant la Révolution culturelle :
En apprenant la
nouvelle brutale de la mort de mon camarade Sun Daolin, j’ai
ressenti un véritable regret. Après avoir tourné ensemble
« Février, printemps précoce », nous sommes restés amis,
pendant près de cinquante ans. Ses accomplissements dans le
domaine de l’art de l’interprétation tout
Photos du tournage de
Février, printemps précoce
sur le blog de Xie
Tieli
autant que sa
contribution au cinéma chinois ne peuvent être effacés.
Il ne reste plus
qu’à lui souhaiter bonne route, et présenter tous nos vœux à
son épouse, madame Wang Wenjuan : puisse-t-elle surmonter sa
douleur !
« Février,
printemps précoce » fut mon troisième film. Après avoir été
assistant réalisateur sur le tournage de « la boutique de la
famille Lin », j’ai eu l’occasion de réaliser moi-même mon
premier film, « L’île sans nom », puis, aussitôt après,
« L’ouragan ». Lorsque ce film fut présenté, à une réunion à
Xinqiao, en 1961, il fut dans l’ensemble bien reçu, et le
studio de Pékin voulut me récompenser pour m’encourager ;
ils m’envoyèrent me reposer au bord de la mer à Beidaihe
avec toute ma famille. Je n’étais jamais eu de repos, jamais
eu, non plus, beaucoup de loisirs pour me plonger
tranquillement dans des livres ; j’en ai donc emporté
plusieurs, quatre ou cinq au total. Dans le tas, la nouvelle
« Février », de Rou Shi, me plut énormément et je pensai
qu’elle pourrait être adaptée à l’écran ; l’introduction
m’avait laissé une profonde impression, et en particulier
ces mots : « Il n’est qu’une pierre venue de loin, une
pierre qui a roulé quelques temps, en faisant un peu de
bruit, jusqu’au mont Nüfo –et de là jusqu’à Shanghai. Il
était heureusement très solide, et ne s’est pas transformé
en graisse juste bonne à huiler les engrenages. »
de « Février » sont
exprimés et transmis par le biais de lettres ; je me dis
qu’il serait difficile, au cinéma, de l’exprimer par
l’image. Mais je comprenais parfaitement ce personnage de
Xiao Jianqiu ; il est vrai que je n’avais pas moi-même fait
l’expérience de la grande révolution qu’il avait vécue, mais
il me rappelait mon frère aîné, c’est pourquoi ses émotions,
ses idées me touchaient autant. Le personnage de Tao Lan
évoquait aussi en moi le sentiment de quelqu’un de familier.
Mais il y eut une autre raison pour me faire choisir cette
nouvelle : elle tient à l’évocation de l’atmosphère du
Jiangnan, ses paysages, ses petits villages, et la mentalité
des gens ; cela me rappela mon village natal de Huaiyin, et
les années que j’y ai passées dans mon enfance. J’eus alors
le très fort désir d’adapter cette nouvelle au cinéma.
Pour ce qui
concerne le village de Furong, dans le film, Xiao Jianqiu
est dépeint comme un étranger au village, un « intrus » ;
c’est parce qu’il veut échapper aux très fortes pressions
sociales de l’époque qu’il vient à Furong, parce qu’il est
las du vacarme ambiant ; c’est un penseur transfuge qui
désire trouver à Furong le calme d’un foyer, dans un paradis
perdu hors du monde. Après avoir pénétré dans ce « paradis
perdu », cependant, il s’aperçoit qu’y règne en fait la
discorde et qu’il est entré dans un maelstrom.
On dit souvent que
l’on retrouve dans « Février, printemps précoce » la même
atmosphère que dans « Printemps dans une petite ville » (1).
En réalité, ces deux films se passent à des époques
totalement différentes ; dans mon film, j’ai voulu
Photos du tournage de
Février, printemps précoce
sur le blog de Xie
Tieli
diminuer le côté
profondément négatif, déprimant, de la nouvelle, et en faire
ressortir l’aspect positif, lumineux ; j’ai voulu donner une
signification moderne à la séquence finale du film,
qui montre Xiao Jianqiu « s’enfuir » de Furong après avoir
résolu ses contradictions : il rejette sa tentative
illusoire de fuir la réalité, et se replonge dans le
tourbillon de la société.
J’ai alors pensé
que les acteurs du studio de Pékin étaient parfaits pour
jouer des œuvres du répertoire révolutionnaire (celles
représentant ouvriers, paysans et soldats), mais ne
convenaient pas du tout pour interpréter des intellectuels.
J’ai alors fait venir Sun Daolin et Shangguan Yunzhu du
studio de Shanghai, et, de Wuhan, Xie Fang qui venait de
terminer le tournage du film « Le chant de la jeunesse ». En
outre, j’ai rajouté dans le film le personnage de l’élève
pauvre, Wang Fusheng, et j’ai créé une autre ligne narrative
à partir de ses relations avec Xiao Jianqiu ; après le
suicide de la veuve Wen, le fait que Wang Fusheng soit
obligé d’abandonner l’école constitue un nouveau facteur qui
porte l’affliction de Xiao Jianqiu à un autre extrême. Je
désirais par là mettre dans le film un élément qui puisse
donner aux spectateurs le sentiment de l’imminence d’un
avenir positif, lumineux, en quelque sorte. C’est pourquoi
j’ai pensé qu’il devait se passer au début du printemps (2),
et traduire l’éveil après la période hivernale.
Le vice-ministre de
la culture de l’époque, Xia Yan, a énergiquement soutenu ce
film : il a légèrement modifié une centaine de passages du
scénario et de la mise en scène, mais a aussi donné des avis
éclairés sur un grand nombre de détails, et en particulier
sur la modification du titre initial de la nouvelle.
Lorsque le tournage
a été terminé, le film a été soumis à l’approbation du
ministère de la culture ; outre les directeurs du studio,
Xia Yan, Mao Dun et quelques autres camarades, il y avait
là des directeurs du ministère de la culture et du bureau
central de la propagande ; à ce moment-là, beaucoup de gens
trouvèrent le film très bien, et j’en fus, en moi-même, très
content ; mais, lorsque je vis que le principal responsable
des arts cinématographiques, Zhou Yang, n’approuvait pas le
film, je ne fus soudain plus aussi sûr de moi : il pensait
que le film faisait l’apologie de la petite bourgeoisie, et
qu’il présentait l’humanisme bourgeois, les théories sur la
nature humaine et la morale individualiste sous un jour très
avantageux. Il voulait donc que nous procédions à
d’importantes révisions, puis que nous tournions les
séquences modifiées, et, une fois ces séquences ajoutées, il
fallait revenir l’en notifier. Puis il précisa qu’il
jugerait en fonction de la copie originale. Sur ce, je dus
faire une autocritique, mais, à ce moment-là, tous les
journaux du pays publièrent des articles critiquant
« Février, printemps précoce ». Le film fut diffusé dans 57
petites villes dans toute la Chine, et critiqué partout ; ce
n’est qu’à la fin des années 1970 qu’il fut enfin
réhabilité. On m’a dit par la suite en riant que, si le film
n’avait pas fait ainsi la une des journaux, il n’aurait sans
doute pas eu une aussi grande notoriété, mais c’est
évidemment une plaisanterie.
Le film
Notes
(1) Il s’agit du
dernier film de
Fei Mu (费穆), sorti en 1948.
(2) A la période
dite jīngzhé (“惊蛰”) :
la période du calendrier traditionnel aux alentours du 6
mars qui marque le réveil des animaux après l’hibernation.