« Sœurs de
scène » : un petit chef d’œuvre d’herbe vénéneuse
par Brigitte
Duzan, 2 décembre 2016
Réalisé en 1965, « Sœurs de scène » (《舞台姐妹》)
est un film de
Xie Jin (谢晋)
qui n’a pas eu le temps de sortir avant d’être pris
dans les remous de la reprise en main du pouvoir par
Mao et de la montée en puissance de Jiang Qing et de
sa « Bande ».
Déclaré « herbe vénéneuse » (毒草电影)
au début de la Révolution culturelle, il n’a été
découvert qu’après la chute de la Bande des quatre,
maisil est considéré depuis lors comme l’un des
bijoux du cinéma chinois conçus et réalisés pendant
le petit âge d’or du début des années 1960, avec,
entre autres,
« Février,
printemps précoce » (《早春二月》)
de
Xie Tieli (谢铁骊)
dont il partage la vision humaniste. C’est bien,
d’ailleurs, la principale raison pour laquelle il a
été voué aux gémonies à l’époque.
Un scénario original
Deux actrices, trois périodes
historiques
1935
Sœurs de scène
Une troupe d’opéra de Shaoxing, en
tournée, découvre à la fin d’une représentation une enfant
cachée dans les coulisses : c’est
Zhu Chunhua (竺春花),
une
petite
tongyangxi
(童养媳),
ou fiancée-enfant, qui s’est enfuie
pour échapper au mariage. Le patron de la troupe, A Xin (阿鑫), ne veut pas la garder, mais le vieux maître Xing
(邢师傅)
propose de la former. Chunhua reste et devient l’amie de
l’actrice principale, Yuehong (邢月红),
la fille de Xing. Elle se spécialise dans les rôles féminins
de dan (旦),
aux côtés de Yuehong qui joue les rôles masculins de
xiaosheng (小生),
partageant avec elle les tribulations auxquelles sont
soumises les actrices de théâtre à l’époque.
1941-1947
Pendant l’hiver 1941, la troupe a du
mal à survivre ; Xing meurt, et A Xin décide de vendre
Yuehong et Chunhua au directeur d’un théâtre de Shanghai
nommé Tang (唐经理).
Trois ans plus tard, les deux sœurs jurées sont devenues les
deux vedettes du théâtre, éclipsant l’ancienne star,
maintenant âgée, Shang Shuihua (商水花).
En même temps, Yuehong a changé. Soucieuse de s’assurer une
existence plus confortable, elle accepte d’épouser Tang, et
abandonne la scène. Révoltée par l’attitude de Tang, Chunhua
aide Shuihua, mais celle-ci finit par se prendre.
Pendant ces événements dramatiques,
Chunhua fait la connaissance d’une journaliste
« progressiste », Jiang Bo (江波),
se lie d’amitié avec elle et change de répertoire.
Cependant, après avoir donné un opéra yueju moderne,
empreint de l’esprit du 4 mai, « La sœur Xianglin » (《祥林嫂》),
adapté de la nouvelle de Lu Xun (魯迅)
« Le Sacrifice du Nouvel An » (《祝福》)
[1],
le théâtre est fermé sur ordre du Guomingdang.
Chunhua est la cible des attaques du
Guomingdang. Tang et l’ancien propriétaire de la troupe A
Xin tentent des’en débarrasser. A Xin lui jette de la chaux
au visage et tente de faire accuser Yuehong. Chunhua blessée
se retrouve au tribunal, et Tang manipule Yuehong pour
qu’elle témoigne contre son ancienne amie. Mais elle a un
malaise au cours de l’audition et Chunhua l’innocente.
1950
Shanghai est libérée. Chunhua, à la
tête maintenant d’une troupe de théâtre, donne des
représentations de l’opéra yueju adapté de « La fille
aux cheveux blancs » (《白毛女》).
De passage à Hangzhou, elle recherche Yuehong qui a été
abandonnée par Tang parti à Taiwan dans les fourgons du
Guomingdang et vit désormais seule. Elle la retrouve une
nuit, après le spectacle, et les deux « sœurs » décident de
ne plus se quitter.
Histoire vraie d’une légende de l’opéra
yueju
Yuan Xuefen dans son
célèbre rôle
de Sœur Xianglin
Contrairement à beaucoup des
meilleurs films chinois, et ceux de
Xie Jin en
particulier, « Sœurs de
scène » n’est pas adapté d’une œuvre littéraire.
C’est un exemple rare de film chinois réussi conçu
d’après un scénario original
[2],
et ce probablement parce qu’il était inspiré d’une
histoire vraie : celle de l’actrice
Yuan Xuefen
(袁雪芬),
célèbre interprète d’opéra yueju (ou opéra de
Shaoxing) qui avait servi de consultante pour le
film ; au moment de la réalisation de « Sœurs de
scène », elle était célèbre en particulier pour son
rôle dans la production de 1946 de l’opéra yueju
« Sœur Xianglin » (《祥林嫂》)
adapté du « Sacrifice du Nouvel An », l’un des trois
principaux opéras interprétés dans le film, où il
prend valeur symbolique.
Elle a de nouveau interprété le rôle dans le film
adapté de l’opéra réalisé en 1978 par Cen Fan (岑范)
et Luo Junxiong (罗君雄).
Sœur Xianglin, film de 1978 avec Yuan Xuefen
Construction comme un opéra
Le film est d’ailleurs construit comme un opéra,
avec des séquences clés qui rythment la progression
de l’histoire et témoignent de l’évolution de la
société à travers l’évolution de l’opéra, les trois
périodes du film étant symbolisées par trois opéras
de référence.
Au début, la pièce que donne la troupe est l’un des
grands classiques du répertoire de cet opéra : « L’histoire
de Liu Jinding » (《三看御妹刘金定》).
Il se trouve que la pièce avait été adaptée au
cinéma trois ans plus tôt : le film, réalisé à
L’histoire de Liu
Jinding (1962)
Hong Kong par Li
Pingqian (李萍倩),
était sorti en avril 1962, avec
Xia Meng (夏梦)
dans le rôle principal…
L’histoire de Liu Jinding
Wang Wenjuan dans le
rôle de Xi’er
(La fille aux cheveux
blancs) lors de
la création de l’opéra
yueju en 1951
Et, après « La sœur Xianglin » comme symbole de
l’esprit d’ouverture du 4 mai, c’est
« La fille aux cheveux
blancs » qui,
à la fin du film,
est l’opéra pris comme emblème de l’ère nouvelle.
Adapté d’un opéra geju dit « classique
contemporain » (当今古典歌剧)
créé à l’Institut Lu Xun, à Yan’an, en 1945, et
adapté à l’écran en 1950, l’opéra yueju a été
créé en 1951 avec l’actrice Wang Wenjuan (王文娟) dans le rôle de Xi’er (喜儿).
La construction opératique se
reflète même dans les caractères des personnages.
Chunhua est une jeune indomptable qui s’est échappée
pour fuir un mariage arrangé ; elle joue les jeunes
femmes intrépides de type daomadan (刀马旦).
Yuehong interprète à ses côtés les rôles masculins
de type
xiaosheng
(小生).
Et les personnages masculins aussi recoupent les
types opératiques.
Il y a donc comme une mise en
abyme de l’histoire à travers l’opéra, et cette mise
en abyme est d’autant plus dramatique
et saisissante a posteriori qu’elle se
retrouve dans le rôle de l’actrice vieillissante Shang
Shuihua, condamnée au niveau symbolique autant que personnel
en tant que témoin et actrice d’une époque révolue : elle
est interprétée par
Shangguan Yunzhu (上官云珠),
une actrice qui
semblait typée dans ce genre de rôle puisqu’elle venait de
jouer celui de la veuve Wen dans
« Février,
printemps précoce » (《早春二月》)
de Xie
Tieli (谢铁骊)
– et elle a elle-même
connu une fin tout aussi tragique
puisqu’elle s’est suicidée en 1968.
Mélodrame social à symbolique multiple
Deux « sœurs » qui n’en sont pas
Mélodrame social,
« Sœurs de scène »
reprend le schéma d’un duo de sœurs comme symbole et
reflet de la place de la femme dans la société. Ce
n’est pas la première fois, dans le cinéma chinois,
mais le film de Xie Jin innove par rapport aux films
précédents en mettant en scène deux sœurs qui ne le
sont pas biologiquement, mais sont liées par une
expérience socio-politique commune et des
souffrances partagées, liées non par des liens de
sang mais par affinité et attachement affectif.
Xie Fang (à dr.) et
Cao Yindi
En ce sens, Chunhua et Yue Hong préfigurent le lien entre Wu
Yingzhi et Qiu Jin dans le film
éponyme
réalisé par
Xie Jin dix ans plus tard,
où elles sont présentées comme des équivalents féminins des
« frères jurés » des Trois Royaumes
[3].
Les « sœurs » sont libérées des contingences et liens
familiaux : plus de mère plus de mari. n>
Shangguan Yunzhu
Après le départ de Chunhua, ensuite, Jiang Bo,
journaliste progressiste, est l’élément extérieur
qui radicalise Chunhua en lui faisant prendre
conscience de ses souffrances en termes d’oppression
féminine et en l’orientant vers un but politique.
Elles sont emblématiques de la sororité politisée.
En même temps, dans « Sœurs de scène », la vision
idéologique a ses limitations, en excluant comme par
principe les femmes dont le passé est par trop lié à
la société « féodale » : il faut la mort de l’ancien
pour que le nouveau puisse
s’épanouir. D’où la mort de la vieille actrice Shang
Shuihua, victime de l’ancienne société, mais implicitement
désavouée et exclue de la nouvelle, celle des « sœurs ». Sa
mort est préfiguration emblématique.
A travers les deux personnages féminins principaux,
le film oppose le sort des femmes sous des systèmes
socio-politiques différents, en mettant l’accent sur
l’acquisition d’une conscience politique chez les
femmes. Le film joue sur des oppositions binaires
entre ancien et nouveau, rural et urbain, riches et
pauvres, dialectique entraînant tour à tour l’union,
l’aliénation puis la réconciliation et réunion des
« sœurs de scène ».
Maquillage
La participation de l’une à l’idéal révolutionnaire en fait
un élément progressiste, tandis que l’autre stagne dans un
style de vie urbain décadent, et finit même par perdre son
statut d’artiste. L’idéal (rural) de l’une, dont l’art est
moyen d’éveil, est opposé à la dégénérescence de la vie
urbaine de l’autre.
Contradictions plutôt que lutte des classes
Sœur Xianglin
Après l’allocution courageuse prononcée par
Xia Yanen
1961 -
« Elevons l’art cinématographique à un nouveau
niveau » (把我国电影艺术提高到一个更新的水平),
le monde des cinéastes était resté relativement
prudent, sans trop bien voir les limites de la
nouvelle liberté que ce discours semblait vouloir
offrir, mais peu à peu une solution apparut : se
ranger derrière la déclaration de Mao prononçant en
1957 l’existence de
« contradictions » (矛盾)
au sein du peuple, la contradiction étant le
fondement même de la vie. Elles étaient d’autant
plus nettes après le Grand Bond en avant.
Dans « Sœurs de scène », la lutte des classes a ainsi cédé
le pas aux « contradictions au sein du peuple », dans un
processus où les conflits sociaux n’opposent pas forcément
dans une lutte inexorable le bien absolu au mal absolu.
Contrairement au dogme, il y a ici des « personnages
moyens », des personnages « du milieu », et cela a commencé
chez
Xie Jin avec la comédie « Grand
Li, petit Li, vieux Li » (《大李,小李和老李》)
en 1962.
Tonalité humaniste
Mais ce qui distingue particulièrement « Sœurs de
scène », c’est la tonalité humaniste dont il est
empreint, et qui rattache le film à la lignée des
grands mélodrames de l’âge d’or du cinéma de
Shanghai, dans les années 1930 et 1940.
En ce sens, le film est très proche du film de
Xie Tieli
sorti l’année précédente, ce
« Février,
printemps précoce »
qui sera attaqué de la même manière et en même
temps.
D’ailleurs, le lien est tout tracé, évident dans le
choix des actrices : d’une part
La séquence du
tribunal
Shangguan Yunzhu
qui est la veuve Wen dans le film de Xie Tieli, un rôle qui
a beaucoup de points communs avec celui de l’actrice âgée de
« Sœurs de scène », au-delà de leur suicide commun ; et
d’autre part Xie
Fang (谢芳),
qui venait d’interpréter Tao Lan (陶岚)
tout en douceur et retenue dans « Février… ».
Cao Yindi 曹银娣
Xing Yuehong 邢月红
Feng Qi 冯奇 maître Xing 邢师傅
Gao Aisheng 高爱生 Jiang Bo 江波
Li Wei 李玮 le directeur Tang 唐经理
« Sœurs de scène » et son temps
Chunhua en 1950
« Sœurs de scène » est ainsi un document esthétique,
scandé par les percussions et la musique d’opéra,
sur les changements socio-politiques du quart de
siècle précédent, et un aperçu de l’ouverture
humaniste du cinéma chinois à la veille de la
Révolution culturelle.
Xie Jin
avait eu quelques problèmes avec les idéologues de
gauche du Parti. Son film devait se terminer
différemment : il avait prévu une réunion des deux
« sœurs » dans la « nouvelle » société, et elles se
seraient retrouvées pour interpréter des opéras de
Shaoxing « avec
une entière dévotion ». Mais cette conclusion exprimant un
idéal artistique lié à la culture traditionnelle a été jugée
réactionnaire et « individualiste » par les dogmatistes de
l’ultra-gauche. Xie Jin a été obligé de la changer pour une
fin formatée où Chunhua encourage Yuehong à « devenir
révolutionnaire et interpréter des pièces
révolutionnaires. »
[4]
Cela n’a malheureusement pas empêché le film d’être dénoncé
comme un drame typiquement décadent et pro-bourgeois, et
déclaré « herbe vénéneuse » (毒草电影)
par le bureau de la propagande de Shanghai, dirigé par Zhang
Chunqiao (张春桥),
l’un des futurs membres de la Bande des Quatre - et bien sûr
interdit
[5].
Il a en outre servi de prétexte pour attaquer les
experts et politiciens qui l’avaient encouragé et
soutenu, non seulement
Xie Jin,
Xia Yan (夏衍)
qui avait révisé et fait approuver le scénario, mais
aussi Yuan Xuefen (袁雪芬).
Le film a disparu pendant quinze ans, pour refaire
surface au lendemain de la Révolution culturelle,
après la réhabilitation de
Xia Yan. Il
est aussitôt devenu un grand succès, critique et
populaire, et ce succès est renouvelé chaque fois
qu’il est à nouveau programmé. C’est l’un des
Les retrouvailles des
deux « sœurs » en 2006
(Cao Yindi à g. et Xie
Fang à dr.)
grands chefs-d’œuvre de Xie Jin, empreint d’une chaleur
humaine que l’on ne retrouvera plus de la même manière par
la suite.
[2]
Coécrit par Xie Jin avec les scénaristes Wang Lingu
王林谷
et
Xu Jinliang
徐进良
[3]
Ce lien est totalement différent des
liens familiaux que l’on trouve dans d’autres films
chinois des années 1930-40 où l’opposition binaire
des deux sœurs est souvent symbolique de la division
rural/urbain, comme
- 1933
« Sœurs jumelles »
《姊妹花》de
Zheng Zhengqiu (郑正秋),
film qui marque le « virage à gauche » du
réalisateur et retrace le destin d’un couple de
sœurs assez typiques : l’aînée a grandi dans la
pauvreté dans un village avec sa mère ; l’autre a
été élevée par un père corrompu en ville et mène une
vie opulente.
- ou, moins connu : 1941 « Nouvelles
sœurs jumelles » (《新姊妹花》)
de Yang Xiaozhong / Zhang Shankun (杨小仲/张善琨)
On peut citer aussi deux films de
Hong Kong offrant un fil narratif semblable :
- 1939 « Sister Flowersfrom the
South »
《南国姊妹花》
de Li Bin / Liang Chen (黎斌/梁琛) :
histoire de deux sœurs sur fond de problèmes sociaux
hongkongais, avec impossibilité pour les pauvres
ruraux de s’adapter à la ville, mais avec une
ouverture à la fin ;
- 1962 « The Happy Reunion »《新姊妹花》
de Hu Peng (胡鹏) :
remake du film précédent – mais accent sur la
division rural/urbain en marginalisant le conflit de
classes, et en mettant au premier plan une ville
moderne, et le célibat comme moyen de libération et
d’avancée sociale en échappant au prédicat
mère-fille.
[4]
Remaking Chinese Cinema : Through the Prism of
Shanghai, Hong Kong, and Hollywood, by Wang Yiman,
University Of Hawai’i Press, 2013, Chapter : Family
Resemblance, Class Conflict p. 77.
[5]
Voir le recueil « Critiques des films herbes
vénéneuses »
《批判毒草电影集》vol.
2, février 1971
Chap. « Quelle liberté vouloir, pour quel théâtre se
battre ? »
《要什么"自由",争什么"舞台"》
---
critique du film réactionnaire « Sœurs de scène »
批判反动影片《舞台姐妹》 pp.
152-155.