« One Second » : un superbe conte cinématographique de Zhang
Yimou
par
Brigitte Duzan, 12 juin 2022
« One
Second » (《一秒钟》)
est un film de Zhang
Yimou
qui a connu bien des péripéties avant de pouvoir sortir. Il
devait initialement être en compétition à la Berlinale en
février 2019, mais, le 11 février, quatre jours avant la
date à laquelle le film était programmé, il a abruptement
été retiré par les autorités de Pékin pour « des raisons
techniques ». En octobre 2019, une équipe a dû repartir à
Dunhuang tourner quelques nouvelles séquences. Un an plus
tard, le film a été choisi pour le gala d’ouverture du
festival du Coq d’or, le 25 novembre 2020, mais il a de
nouveau été brutalement retiré du programme la veille de la
soirée en question. Et soudain, l’autorisation du film ayant
été
annoncée dès la mi-septembre,
il est finalement sorti en salle deux jours plus tard, le 27
novembre.
One Second, affiche
pour la sortie du film en Chine
Les
censeurs n’ont pourtant pas réussi à détruire la beauté du
film. C’est l’un des meilleurs du réalisateur, après la
déconvenue de « The Great Wall » (《长城》)
en 2016 ou, dans une moindre mesure, la déception de
« Shadow » (《影》)
en 2018.
Course-poursuite dans le désert
Coécrit avec les mêmes
scénaristes que ceux de « Coming
Home » (《归来》),
Zou Jingzhi (邹静之)
et Zhou Xiaofeng (周晓枫),
le scénario est bien mené.
Zhang Yi 张译 dans le
rôle du fugitif
L’histoire se passe en 1975, à la fin de la Révolution
culturelle, dans le nord-ouest de la Chine, aux confins du
désert de Gobi
[1].
Émergeant littéralement du sable, un homme couvert de
poussière approche d’une petite ville quand il voit un jeune
ruffian voler une boîte de film sur la moto que son
conducteur a laissée sans surveillance – c’est un jeune un
peu attardé qui transporte des films pour le projectionniste
local. L’homme poursuit le jeune voleur et récupère la boîte
qu’il a volée : elle contient une bobine du film « Heroic
Sons and Daughters » (《英雄儿女》),
un classique de 1964
[2].
Le voleur est en fait une jeune orpheline qui compte
monnayer la bobine qu’elle a volée. La confrontation se
termine par un bref pugilat, dont la fille sort victorieuse
en s’enfuyant avec la bobine.
Liu Haocun 刘浩存 dans le
rôle de l’orpheline
Un peu
plus tard, mort de soif, l’homme est pris en stop par un
chauffeur de camion qui ramasse la fille et la bobine un peu
plus loin, et tous trois arrivent peu après dans la petite
ville où le projectionniste, un passionné surnommé
« Monsieur cinéma » (Fan dianying
范电影),
attend le film pour sa séance du soir. Le film arrive alors
sur un chargement de bois, sur la remorque d’un tracteur
conduit par le fils du projectionniste qui a récupéré les
bobines manquantes en chemin alors que la moto qui les
transportait est tombée en panne. Mais l’une des boîtes
s’est ouverte et la pellicule a été traînée dans la
poussière, au grand désespoir du père dont la gloire risque
d’être ternie dans l’histoire. Tout le village est alors
réquisitionné pour nettoyer la pellicule, la faire sécher et
la rembobiner.
Fan Wei en « monsieur
cinéma »
Mais
ce bout de pellicule est en fait celle des actualités qui
accompagnent le film principal. Et c’est ce qui intéresse
l’homme, qui est venu spécialement pour assister à la
projection car il a appris que les actualités comportent des
images de sa fille qui ne veut plus entendre parler de lui
depuis qu’il a été envoyé en camp ; ce n’est qu’une seconde,
mais précieuse pour lui…
La catastrophe
On se
gardera de dévoiler le reste de l’intrigue et son
dénouement. Comme dans les meilleurs films de Zhang Yimou,
« One Second » est intéressant pour la symbolique qui le
sous-tend, et qui est inscrite dans les personnages. Au
cours de cette véritable course-poursuite, il s’avère que
chacun a une raison personnelle de mettre la main sur les
bobines du film, mais en même temps, la fin ultime de
toutes ces péripéties – la séance de cinéma
pour le public du village – montre l’importance et le sens
profond qu’avait le cinéma en Chine à l’époque.
Nostalgie du cinéma d’antan
Le cinéma comme communauté fondée sur l’émotion partagée
Quand « One Second » a réussi à sortir dans divers
festivals, en particulier Tallinn, Toronto et San Sebastian
à l’automne 2021, il a aussitôt été encensé comme un vibrant
hommage au cinéma, et un nouveau « Cinema Paradiso ». En
fait, le film joue sur l’ambiguïté, car, si les personnages
se battent pour récupérer un bout de pellicule, ce n’est pas
par amour du cinéma, mais chacun pour des motivations
personnelles bien précises : le prisonnier en cavale parce
qu’il espère voir le visage de sa fille sur la bande
d’actualité accompagnant le film au programme, la jeune
orpheline parce qu’elle veut l’utiliser comme matière
première pour réparer un abat-jour pour son petit frère et
le projectionniste pour ne pas perdre son job et son aura de
maître ès cinéma.
Le cinéma comme un
temple, en haut des marches
Mais « One Second » a une symbolique qui dépasse les petits
intérêts privés. L’histoire se passe à la fin de la
Révolution culturelle : le cinéma, dans ce contexte, dans
les coins reculés des campagnes chinoises, était une
formidable aubaine pour une population privée de toute autre
distraction, et de toute autre ouverture sur l’extérieur.
C’étaient souvent des équipes itinérantes qui passaient dans
les villages pour des séances de projection uniques, et les
gens faisaient des dizaines de kilomètres à pied pour s’y
rendre. Le cinéma avait la valeur de la rareté,
indépendamment de celle des films qui étaient montrés – mais
qui, comme le montre justement Zhang Yimou, n’étaient déjà
plus, en 1975, les seuls « opéras modèles »
[3].
Une image du film «
Heroic Sons and Daughters »,
un personnage répondant à un autre
Les films remplaçaient en fait les opéras du passé, avec le
même phénomène de communauté villageoise rassemblée le temps
du spectacle dans la même émotion partagée, dans une sorte
de communion quasi-religieuse ; c’est avec un élan proche de
la ferveur que tout le village participe au nettoyage de la
pellicule traînée dans le sable. Il y a quelque chose du
magicien et du maître spirituel dans le personnage du
projectionniste superbement interprété par
Fan Wei (范伟),
la séance de cinéma apparaissant comme une cérémonie secrète
autour d’une toile de fortune en guise d’écran.
La magie du
cinéma
C’est d’ailleurs, finalement, un phénomène semblable que
l’on retrouve aujourd’hui dans le succès inattendu remporté
par certains films – par exemple, récemment, « Hi
Mom » (《你好,李焕英》)
ou « Sister »
(《我的姐姐》)
– qui réunissent une communauté de spectateurs autour de
souvenirs communs suscitant des émotions partagées. C’est
exactement ce que cherchait Zhang Yimou avec « One Second ».
Critique de l’utilisation du cinéma
Le film agit donc à la fois par le mystère qui entoure les
personnages et leurs motivations, comme un film de suspense,
et à un niveau plus abstrait comme réflexion sur l’impact du
cinéma sur une communauté de spectateurs. Mais c’est là
aussi qu’il devient un film critique, non point de la
Révolution culturelle, mais de l’utilisation que l’on peut
faire du cinéma, ou que l’on cherche à faire du cinéma à des
fins idéologiques et patriotiques – d’où la satire (larvée)
autour du choix du film qui fait l’objet de la
course-poursuite. On ne sait pas ce qui a choqué les
censeurs dans la version initiale de « One Second », et
quelles séquences ont été tournées de nouveau après la
Berlinale, mais il serait intéressant de le savoir car on
aurait une idée encore plus nette de la satire que Zhang
Yimou avait glissée dans son film et dont on ne peut sans
doute que deviner les bribes qu’il en reste.
La magie de la
pellicule (la bobine d’actualités n°22)
En ce sens, on peut voir « One Second » comme une satire du
cinéma même de Zhang Yimou, c’est-à-dire de la tentation
d’utiliser le cinéma à des fins détournées, loin des
subtiles potentialités offertes par cet art de la lumière et
de l’illusion. À cet égard, l’intrusion de la censure
interdisant la sortie du film à Berlin est comme un
application ironique, au présent, de la satire contre les
utilisations abusives du cinéma. Contrairement à ce
qu’affirme la petite phrase ajoutée à la fin du film,
typique de la plume des censeurs
[4],
la situation n’a guère changé.
Un pendant de « Coming Home »
On retrouve dans « One Second », mais de manière plus
subtile, une émotion semblable à celle qui se dégageait de
« Coming
Home » (《归来》).
Et ce n’est pas fortuit : on peut considérer « One Second »
comme une séquelle de « Coming Home ». Ce film débutait en
1973, « One Second » se passe pendant l’été 1975. Ce sont
en fait deux films jumeaux, liés par leur personnage
principal qui vient du même roman de
Yan Geling (严歌苓)
-
« Le criminel Lu Yanshi » (《陆犯焉识》)
- dont « One Second » est également adapté, même si le
crédit a été supprimé du générique, à la demande des
autorités du cinéma
[5].
L’évadé en cavale dans le désert, même s’il n’est pas
nommé, c’est Lu Yanshi, en quête désespérée d’une image de
sa fille qui, comme on l’a vu dans « Coming Home », l’a
trahi pour ne pas avoir d’ennuis.
Et la magie du désert,
filmé par Zhao Xiaoding
Cependant, comme dans « Coming
Home »
, le personnage de Lu Yanshi dans « One Second » a été privé
de la profondeur de son histoire par la césure volontaire
avec le roman. Tel qu’il est reconfiguré par Zhang Yimou et
ses coscénaristes dans un travail d’épure qui ressemble à
celui effectué par Wong Kar-wai pour créer les personnages
des « Cendres
du temps » (《东邪西毒》),
le fugitif – anonyme – acquiert l’aura mystérieuse d’un
évadé en cavale : il émerge du désert comme une sorte de fou
obsédé par une image. Privé de son histoire personnelle, il
apparaît comme emblématique de l’époque, prisonnier victime
de la folie ambiante, fou parmi d’autres. Face à lui, et
également privée d’histoire, la jeune orpheline prend valeur
emblématique elle aussi - de toute la misère et la solitude
d’une population au bord de la survie. Quant à Fan Wei, il
complète le trio, comme une sorte d’allégorie du cinéma.
Comme une immense
prison
La confrontation de ces personnages désincarnés, hantés par
leur quête personnelle non de salut mais de simple survie,
prend finalement la tournure d’un conte presque fantastique
en marge du monde, magnifié par la beauté des images du
désert photographié par le chef opérateur Zhao Xiaoding (赵小丁).
Documentaire sur le conception et la réalisation du film :
-1ère
partie
-2ème
partie :
[1]
Le film a été tourné dans la région
de Dunhuang, dans le Gansu.
[2]
Adapté d’une nouvelle zhongpian
de Ba Jin (巴金)
intitulée « Réunion » (《团圆》),
c’est un film patriotique louant l’esprit de
sacrifice et les valeurs morales. L’histoire est
celle d’un officier de l’armée chinoise, pendant la
guerre de Corée ; ayant rencontré par hasard le fils
d’un vieux camarade d’armes, celui-ci lui confie
qu’il a une sœur également dans l’armée. Quand le
jeune soldat est héroïquement tué au combat,
l’officier va rendre visite à sa sœur, et se rend
compte en même temps qu’elle est sa propre fille,
qu’il avait été obligé de laisser enfant à une
famille adoptive dix-huit ans plus tôt. Il est dès
lors confronté au dilemme de renouer avec elle, mais
sans vouloir lui avouer la vérité.
[4]
Très souvent, un film critique ne
passe la censure que parce qu’il est situé dans le
passé. Dans ce cas, pour bien souligner l’immense
travail réalisé par le Parti, les censeurs ajoutent
au générique la mention : « Les choses ne sont plus
ainsi aujourd’hui ».