« Send Me to
the Clouds » : premier film très original de Teng Congcong
par
Brigitte Duzan, 4 juin 2025
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Send Me to the Clouds |
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Projeté en
séance spéciale au festival FIRST
de Xining en juillet 2019 après avoir été sélectionné au
festival de Shanghai le mois précédent, puis sorti sur les
écrans chinois le 16 août suivant, « Send Me to the Clouds »
(《送我上青云》)
est le premier film de la jeune réalisatrice
Teng Congcong (滕丛丛),
et c’est quasiment un ovni dans le paysage cinématographique
chinois de ce début de 21e siècle.
Scénario de Teng Congcong
De la
main même de Teng Congcong, le scénario tisse l’histoire
d’une journaliste de 27 ans, Shengnan (盛男),
qui vit sans se laisser obséder par le fait qu’elle n’est
pas mariée et qu’elle est considérée, dans la société
chinoise, comme une shengnü (剩女),
une laissée-pour-compte du marché du mariage – ce qui ne
l’empêche pas d’avoir à lutter contre les préjugés ambiants,
dans une société chinoise aussi machiste que dans le passé.
Sa situation est d’autant plus difficile qu’on lui
diagnostique un cancer aux ovaires et que l’opération
dépasse largement ses possibilités financières.
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Shengnan et Liu
Guangming |
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Pour
tenter de réunir les fonds, elle tente d’en emprunter autour
d’elle, mais sans succès.
Elle
fait une première tentative auprès de son père, mais il a
lui-même des problèmes financiers. Quant à son partenaire et
entrepreneur en herbe Simao (ou Maocui
毛毳),
il est réticent à lui prêter de l’argent car, dit-il très
pragmatiquement, « qui me remboursera si tu meurs ? ».
Finalement, et faute de mieux, elle accepte de travailler
pour un homme d’affaire enrichi qui veut publier
l’autobiographie de son père et qui est prêt à payer
grassement pour ce faire – autre personnage masculin typé.
Voilà
donc Shengnan partie dans les montagnes du Guizhou noyées
dans la brume pour rencontrer le vieil homme qui s’y est
retiré. Elle est accompagnée, à son corps défendant, par sa
mère Meizhi (美枝)
dont elle n’est pas très proche, mais qui a décidé d’en
profiter pour faire le voyage qu’elle n’a jamais eu
l’occasion de faire.
C’est une femme au caractère affirmé, cette Meizhi, chic et
à la mode, qui représente la génération des cinquantenaires
et plus, encore dans le moule de la société traditionnelle,
mais tentant de s’en évader.
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Balade dans la brume |
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Le
film joue de l’attrait qu’exerce le vieil homme, en
particulier sur la mère, et du clash entre les deux
personnalités féminines, l’une traînant l’autre. Mais Teng
Congcong a également joué de l’opposition entre Shengnan et
les autres personnages masculins, dont son partenaire Simao
et un original rencontré en chemin, Liu Guangming (刘光明),
qui a pour particularité de photographier les nuages, et
d’en faire une théorie philosophique.
Teng
Congcong va jusqu’à aborder les problèmes épineux de la
libido de Shengnan qui risque d’être anéantie par
l’opération. De manière très originale (pour un film chinois
surtout), elle décide de faire l’amour autant que faire se
peut avant la date fatidique. Elle fait des avances au
photographe de nuages qui s’enfuit épouvanté, et à son
partenaire qui est lui-même un coureur de jupons mais ne se
sent pas d’affinités avec elle. Même là, Teng Congcong
réussit à concocter deux séances pleines d’humour, qui
constituent en fait l’apogée du film.
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Le vieux Li et Meizhi
admirant la porcelaine |
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Le
scénario est plein de rebondissements subtils et de
dialogues savoureux, et le film a été tourné dans le décor
pittoresque des montagnes du Guizhou, dans un brouillard
quasiment omniprésent qui ajoute sa part de mystère aux
personnages, en particulier au vieil homme qui fait figure
de sage retiré du monde. Mais le brouillard même est comme
un cliché satirique car le film est bâti sur des apparences
qui sont peu à peu retournées et dévoilées, comme dans un
jeu montrant une société où chacun joue un rôle et vit
d’esbroufe.
Satire sociale pleine d’humour
Aucun
des personnages n’est simple, et l’une des originalités du
film est de les montrer sous des jours différents, avec de
véritables retournements de situations soulignant les
complexités de chacun sous les apparences de leur identité
sociale de surface. L’humour affleure à chaque instant, ce
qui est quand même de l’ordre du tour de force s’agissant
d’un film qui est essentiellement une réflexion sur la vie
et la mort.
Humour et symbolisme
L’humour est là pour souligner les dérives sociales, ou
celles des personnages. Le premier exemple est ce qu’on
pourrait appeler « la séquence du cercueil ». Alors que
Shengnan et sa mère arrivent à l’embarcadère où elles vont
s’embarquer pour remonter le fleuve (à travers un superbe
décor montagneux), une vieille femme pleure bruyamment car
son cercueil est tombé du bateau qui l’emportait et a
disparu dans les flots… Un homme lui tend de l’argent pour
s’en acheter un autre. Sur quoi intervient la belle-sœur
pour en demander plus car, dit-elle, les cercueils ont
doublé de prix. Arnaque, dit froidement Shengnan.
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La triple séquence du
cercueil |
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La
séquence est représentative en elle-même de la subtilité de
l’humour dans le film, mais aussi de la manière dont est
construit le scénario, par leitmotivs symboliques dont le
sens évolue :
-
C’est la séquence du cercueil qui introduit le personnage de
Liu Guangming, présenté au départ comme un doux rêveur.
- Le
cercueil va devenir ensuite un motif récurrent : il n’a pas
sombré, il a flotté, et on le voit à diverses reprises
échoué sur le bord du fleuve. Il finit par devenir emblème
de mort, lié à celle du vieux Li.
Sous
les subtilités de l’humour, la satire sociale tient de la
« valeur allusive » chère à François Jullien.
Il faut même souvent la comprendre entre les lignes. Ainsi
des piques contre les journalistes, ouvertement méprisés par
Li Ping (李平),
le fils du vieux Li, un arriviste sans vergogne. Mais toute
une séquence sur le journalisme qui en disait long sur les
rêves frustrés de Simao a été supprimée au montage. Shengnan
et Simao écrivaient pour un journal obligé de mettre la clé
sous la porte en raison de l’augmentation du loyer ;
restaient des masses de vieux journaux invendus, cédés pour
quelques yuans pour être recyclés. « Tiens, voilà les dix
yuans qui te reviennent pour ta pile de déchets », dit un
collègue à Simao. « Des déchets ? » s’insurge Simao, « ce
sont les éditoriaux que j’ai écrits pendant toutes les
années où j’ai travaillé pour le journal. » « Estime-toi
content, » répond l’autre, « les journalistes d’à côté n’en
ont pas tiré autant. »
Personnages complexes et retournements
Chaque
personnage est à configuration variable, comme dans la
vie la différence entre l’image extérieure et le moi
profond.
Ainsi,
la mère, Meizhi, projette-t-elle l’image chic et toc des
femmes urbaines, aisées, de sa génération,
ce qui la met en opposition directe avec sa fille. Pourtant,
dans une superbe séquence sur une terrasse dans le
brouillard, elle se montre capable d’une sensibilité
artistique inattendue dans son appréciation des porcelaines
du vieux Li, d’où une affinité avec le vieil homme.
S’il
est une chose que montre bien l’affrontement entre mère et
fille, dans ce film, c’est la difficulté qu’il y a à
s’opposer individuellement à son époque. Chacune des deux
femmes, en un sens, représente la tendance du temps :
traditionnelle pour la mère, mais avec une évolution vers
plus de liberté avec l’âge - liberté revendiquée par la
fille qui bénéficie de l’ouverture des esprits, mais une
ouverture qui reste limitée, et soumise non tant aux diktats
du pouvoir, qu’à ceux de la famille et de la société dans
son ensemble.
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Le paysage, par Jong
Lin |
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Le
vieux Li lui-même est particulièrement difficile à
appréhender, derrière sa façade de vieux sage retiré du
monde qui pourrait offrir une caricature facile. Mais c’est
sans doute le personnage de Liu Guangming qui est le plus
fascinant dans sa complexité. Il aurait été inspiré d’une
nouvelle d’A
Yi (阿乙)
dont Teng Congcong aurait acheté les droits.
D’abord présenté comme un naïf prêt à se faire arnaquer, il
apparaît ensuite comme un pseudo-philosophe déblatérant sur
la distance des nuages, puis comme un pleutre paniqué,
incapable de faire face aux avances directes de Shengnan.
Mais ce n’est encore là qu’une image superficielle. La
réalité (sociale) du personnage n’apparaît dans toute sa
pitoyable altérité que vers la fin du film, dans une sorte
d’apothéose de noirceur humoristique (sinon d’humour noir).
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Paysage de ruines |
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C’est
cette distance entre image projetée et moi profond qui
nourrit les pires complexes et les pires frustrations,
frustrations qui sont finalement plus sensibles, dans le
film, chez les personnages masculins que chez leurs
consœurs. C’est peut-être en ce sens que le film est un tant
soit peu « féministe », à la sauce chinoise.
Le
fou
Encadrant le film, au début et à la fin, apparaît la figure
caricaturale d’un fou coiffé d’une sorte de faitout de
cuisine en fer blanc. On pense aussitôt au film de 2021 de
Kong Dashan (孔大山)
« Journey
to the West » (《宇宙探索编辑部》)
où apparaît la
même casserole en guise de casque.
Ce film était inspiré par l’engouement naïf, en Chine, pour
l’exploration spatiale et la communication avec les
extra-terrestres dans les années de l’ouverture et de la
croissance. Teng Congcong fait référence à ce mouvement qui
s’est développé dans les années 1990, la casserole de métal
étant censée favoriser la réception des messages et signaux
venant du cosmos. C’est une autre manière d’illustrer la
véritable folie qui a présidé à la croissance effrénée de
cette période en Chine, qui est aussi celle de la jeunesse
de Shengnan.
Valeur esthétique et méditative
Technique et interprétation
Outre
le scénario, imaginatif et très bien construit, le film a
bénéficié d’une excellente équipe technique, à commencer par
le directeur de la photographie, le Taïwanais Jong Lin ou
Lin Liangzhong (林良忠),
celui qui a signé, entre autres, la photo du superbe « Blind
Mountain » (《盲山》)
de
Li Yang (李杨)
en 2007. Mais les interprètes aussi sont excellents, dont
Yao Chen (姚晨)
dans le rôle principal (et la tâche de productrice
exécutive) :
Yao
Chen (姚晨)
dans le rôle de Shengnan,
L’actrice très connue de séries télévisées Wu Yufang (吴玉芳) :
sa mère,
L’acteur Li Jiuxiao (李九霄) :
Simao (毛毳),
Le
vétéran Yang Xinming (杨新鸣) :
le vieux Li dont il s’agit d’écrire l’autobiographie,
Liang
Guanhua (梁冠华) :
son fils Li Ping (李平).
Yuan
Hong (袁弘) :
Liu Guangming.
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Yao Chen dans le rôle
de Shengnan |
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Wu Yufang dans le rôle
de Meizhi |
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Le
tournage s’est déroulé à Guiyang de début décembre 2017 à
début janvier 2018, mais la majeure partie du film a été
tournée en quatre mois. Il a été coproduit par China Film et
Bad Bunny (Shanghai), outre une dizaine d’autres compagnies.
Or Bad Bunny est la société ad hoc fondée par Yao Chen qui a
joué un rôle important dans la production du film, mais
même, aussi, dans sa conception.
Les
trois stages de la vie
Écrit
sur une période de trois ans, du début de 2014 à mars 2017,
le scénario reflète le processus de maturation de la
réalisatrice-scénariste. Dans toute son ambiguïté brumeuse,
selon Teng Congcong elle-même, le film est fondé sur un
précepte du grand maître chan Qingyuan Xingsi de la
dynastie des Tang (青原行思大禅师)
:
老僧三十年前未参禅时,见山是山,见水是水。及至后来,亲见知识,有个入处,见山不是山,见水不是水。而今得个休歇处,依前见山只是山,见水只是水。
Trente
ans avant de connaître le chan, le vieux moine, regardant la
montagne, voyait la montagne, regardant l’eau, voyait l’eau.
Puis, après avoir acquis des connaissances, regardant la
montagne, il ne voyait plus la montagne, regardant l’eau, il
ne voyait plus l’eau. Mais, après avoir atteint le repos,
regardant la montagne, il ne voit plus que la montagne,
regardant l’eau, il ne voit plus que l’eau.
Ce qui
correspond au sutra du diamant : tout n’est qu’illusion, la
montagne n’est pas montagne mais illusion. Et puis on finit
par en revenir à l’essence des choses : la montagne n’est
qu’une montagne.
Ce qui
correspond aussi à la maturation de la pensée qui préside au
film : en revenir à l’amour de la vie – comme essence de la
vie – après être passé par les tribulations et illusions
les plus diverses.
Un dernier mot sur le titre…
Le
titre, tel qu’il est expliqué dans le film, à mi-parcours,
est emprunté au grand classique « Le Rêve dans le pavillon
rouge » (Hongloumeng《红楼梦》).
Il est
en fait extrait d’un poème composé par Shi Xiangyun (史湘云)
au chapitre 70 du roman : « Les chatons de saule, sur l’air
de l’immortel de Linjiang » (《临江仙·柳絮》).
Or Shi Xiangyun habite dans la résidence de Xue Baochai, et
c’est à celle-ci que se réfère plus particulièrement l’image
des chatons de saule emportés par le vent. Xue Baochai est
mariée pour tenter de freiner la décadence de sa famille. Ne
contrôlant pas son destin, elle rêve donc de pouvoir y
échapper, en espérant qu’un vent favorable lui permettra de
s’envoler très haut, comme les chatons de saule :
好风频借力,送我上青云!
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