Le «
Confucius » de Hu Mei : une relecture de l’histoire qui
revendique le réalisme
par Brigitte
Duzan, 18 octobre 2013,
actualisé 7 octobre 2022
Le
« Confucius » (《孔子》)
réalisé par
Hu Mei (胡玫)est
une superproduction de 22 millions de dollars, pour
laquelle se sont associées deux grosses sociétés de
production : le groupe China Film (中国电影集团公司),
sous la houlette de Han Sanping (韩三平),
et la société honkongaise Dadi Entertainment (大地娱乐有限公司).
Le tournage a commencé en mars 2009 dans le Hebei,
et le film devait sortir en fin d’année, pour la
commémoration du 60ème anniversaire de la
fondation de la République populaire ainsi que les
célébrations du 2 560ème anniversaire de
Confucius. Finalement repoussée au 14 janvier 2010,
la sortie du film a suscité de vives controverses,
de tous côtés, pour l’image très particulière qu’il
propose du grand penseur de l’antiquité chinoise.
Un Confucius peu orthodoxe
Confucius
Un
scénario globalement assez fidèle à l’histoire
Le film de Hu Mei
commence par une séquence nous montrant un Confucius âgé,
qui se remémore son passé. Le film procède ensuite par
flashes back. Nous le retrouvons jeune, dans son Etat natal
de Lu (鲁国),
promu ministre de la Justice et aussitôt confronté à un
problème éthique : le cas d’un jeune serviteur condamné à
être enterré vivant avec son maître qui vient de mourir.
Confucius et sa femme
Mais ce
sont surtout des problèmes politiques qui vont
nourrir sa réflexion tout au long de sa vie, passée
à errer d’un Etat à l’autre, à la recherche d’un
emploi auprès de l’un des souverains des multiples
Etats qui se font une guerre perpétuelle, dans
l’espoir d’éliminer leurs rivaux. Car nous sommes
pendant la période des Printemps et Automnes (春秋),
qui va de 771 à 481, c’est-à-dire de la fin de la
primauté de la dynastie des Zhou à l’ascension au
pouvoir du clan de Tian dans l’Etat de Qi.
Né en 551,
Confucius meurt en 479 : il est un parfait exemple de
l’évolution de la pensée politique de l’époque. Mais, malgré
les diverses tentatives pour établir un semblant de
stabilité et d’ordre dans les relations interétatiques, la
période est marquée par une lutte sans fin, où des penseurs
comme Confucius n’ont guère de chance de se faire entendre,
la sagesse n’étant pas de mise, l’essentiel étant de
liquider l’adversaire. A défaut d’obtenir un poste
ministériel, Confucius réussit à former un petit groupe de
disciples fidèles, mais sans que l’on puisse vraiment
parler d’une école.
Finalement, vagabond amer et sans le sou, Confucius
revient à la fin de sa vie dans son Etat de Lu, où
il se met à la rédaction de ses « Annales des
Printemps et Automnes » pour léguer à la postérité
l’histoire de cette période troublée, en espérant
que le livre lui gagnera quelque influence dans
l’avenir. C’est sur ces images que le film s’achève,
en revenant à son point de départ, et en respectant
les grandes lignes de l’histoire officielle.
Là où le
film dévie de cette histoire, c’est dans le
traitement du personnage de Confucius.
Mais un
Confucius désacralisé
Le film
nous montre un Confucius aux antipodes du penseur et
du sage lettré de la tradition. Les textes nous
disent peu de choses de sa famille, juste qu’il
s’est marié à dix-neuf ans avec une jeune fille
nommée Qiguan (亓官)
et qu’il a eu un fils
La cuisine familiale
un an plus tard.
Le film brode allègrement sur l’ambiance familiale, en
présentant un Confucius attaché à sa femme, et celle-ci se
partageant entre la cuisine et son métier à tisser.
Mais ce sont
surtout les aptitudes martiales de Confucius dans le film
qui ont choqué les puristes, et la famille Kong en
particulier. Le penseur habituellement dépeint sous un jour
austère est en effet présenté comme un bon vivant et bon
archer, capable de se battre quand c’est nécessaire, bref un
personnage en phase avec son temps. Cette image a été
renforcée par le choix de l’acteur pour interpréter le
rôle : Chow
Yun-fat (周润发),
plus connu pour ses rôles dans des films de kungfu
que dans ceux d’Ann
Huiou Ang
Lee.
Confucius avec ses «
disciples »
Le
principal scénariste,
Chen Han(陈汗),
a défendu ce choix en expliquant que Confucius
vivait dans l’époque troublée des Printemps et
Automnes, il était donc normal que le film comporte
pas mal de scènes d’action, et que Confucius ne soit
pas présenté sous l’aspect du sage lettré conforme à
la tradition, mais de manière plus réaliste, comme
un personnage bien vivant, archer et conducteur de
char par la force des choses.
Cette nouvelle approche du personnage peut en effet se
concevoir dans le contexte de l’époque, mais le film a
quelque peu exagéré cet aspect, en s’attachant à une
reconstitution historique voulue la plus fidèle possible,
comme dans un bon feuilleton télévisé. Ce qui est encore
plus contestable, et tire le film vers une esthétique bon
marché, c’est en particulier l’accent mis sur un épisode
marginal de la vie de Confucius : sa rencontre avec Nanzi.
Humain, trop humain
Il s’agit
d’un épisode qui tient en deux lignes dans les
Analectes et que l’on passe d’ordinaire sous silence
parce que, outre le fait qu’il est peu explicite, il
n’apporte pas grand-chose à sa pensée, ce qui est
tout de même le plus intéressant.
L’épisode
en question se passe alors que, vers 496 avant
Jésus-Christ, déjà âgé et lassé de ne pas être
écouté chez lui, dans l’Etat de Lu, Confucius décide
d’aller visiter d’autres Etats pour tenter d’obtenir
un poste officiel. Le premier Etat où il se rend
Etude des textes
est celui de Wei (魏国),
où, en arrivant, il a un premier entretien avec l’épouse du
duc régnant, Nanzi (南子),
célèbre pour son inconduite notoire, allant de l’adultère et
de l’inceste à l’intrigue de palais. L’épisode est sobrement
relaté en ces termes dans les Analectes :
« 子见南子,子路不说。孔子矢之曰:“予所不者,天厌之!天厌之!»
《论语·雍也》
Ce que Séraphin
Couvreur a traduit ainsi :
« Le Maître visita
Nanzi. Zilu en fut mécontent. Le Maître dit, en prononçant
une imprécation :
« Si j’ai mal
fait, que le Ciel me rejette ! que le Ciel me
rejette ! » (VI.26)
Traduction
qu’il a complétée par celle du commentaire de Zhu Xi
(néo-confucéen de la dynastie des Song du Sud) qui
explique la démarche de Confucius :
Nanzi,
femme de Ling, prince de Wei, avait une conduite
déréglée. Confucius étant arrivé à la capitale de
Wei, Nanzi l’invita à aller la voir. Confucius
s’excusa d’abord ; puis, contraint par la nécessité,
il alla visiter la princesse. Anciennement, celui
qui exerçait une charge dans une principauté devait,
d’après les usages, faire visite à la femme du prince.
Zilu, ne connaissant pas cette coutume, trouvait que
c’était une honte de visiter cette femme perverse.
La séquence a suscité de vives critiques des cercles
confucéens avant même que le film ne sorte, car,
selon certaines sources, le scénario prévoyait des
scènes plus osées que le texte classique ne le
laissait supposer, d’où la publication sur internet
d’une lettre ouverte signée d’une quarantaine
d’associations et groupes confucéens de tous
horizons rappelant la réalisatrice et son équipe à
leur devoir de respecter et l’histoire et
Nanzi
« le saint homme » en évitant de
« profaner » son image :
“须尊重历史,宜敬畏圣人”..并强调孔子的“圣人”形象不可亵渎..
L’entrevue avec Nanzi
Finalement,
le face à face avec la sulfureuse Nanzi est traité
sur un mode très respectueux, voire humoristique,
qui se veut respecter un certain réalisme
historique, comme le film dans son ensemble. Mais la
séquence est mal intégrée dans le reste du film, et
donne trop l’impression d’une scène imposée pour
attirer le public, et d’abord le public chinois.
Elle est
simplement révélatrice de la
philosophie générale qui a présidé à la
conception du
projet : Confucius n’est ni le Christ ni Bouddha ni un saint
quel qu’il soit, c’est un homme qui a vécu dans une période
troublée qui a déterminé sa vie et sa pensée. Plutôt Jésus,
donc, que le Christ.
C’est ce personnage
très humain que le régime chinois propose maintenant comme
modèle culturel, en choisissant dans sa pensée ce qui
convient le mieux à son projet de développement
« harmonieux ».
Une superproduction
ambitieuse
Les
autorités chinoises, par le biais de China Film, ont
réuni un budget qui devait permettre de produire un
de ces films historiques qui ont toujours un grand
succès en Chine. On en a réuni les ingrédients
essentiels, mais la sauce n’a pas pris.
Mise en
scène à la John Woo et stars de choc
Hu Mei
a tenté de d’adapter sa mise en scène au
projet ainsi conçu en adoptant
Des Etats en guerre
permanente
un style qui
rappelle celui de
John Woo (吴宇森)
dans
« Les Trois Royaumes » (ou
« Red
Cliff »
《赤壁》),
nombre d’éléments y renvoient, à commencer par son
scénariste déjà cité, Chen
Han(陈汗).
Mais il est bien plus proche, en fait, de l’esthétique des
séries télévisées qu’elle a réalisées ces dernières années.
Troupes en marche
Le choix
des deux principaux acteurs va dans le même sens :
Zhou Xun (周迅)
pour interpréter Nanzi et surtout Chow Yun-fat (周润发)
dans le rôle de Confucius. Si la première est
parfaite dans son rôle, mais en décalage total par
rapport au reste du casting, ce qui était
inévitable, le second peine à convaincre ; on voit
constamment l’acteur derrière son personnage.
D’ailleurs, une enquête préalable, réalisée pendant
l’été 2008, avait montré que les spectateurs chinois
auraient
majoritairement
préféré un acteur du continent pour interpréter ce rôle.
Quant à Chow
Yun-fat lui-même, interrogé sur les raisons qui l’avaient
poussé à accepter ce rôle, il a répondu par une boutade :
« Bof,
a-t-il dit lors d’une interview, moi je n’avais pas
tellement envie de le faire, c’est ma femme qui m’y a
poussé, c’est elle qui s’occupe de mes finances. »
Quoi qu’il en
soit, son choix est la plus grosse erreur du film ; elle lui
enlève dès le départ toute crédibilité. Mais il est
représentatif de son optique générale.
Aspects techniques
soignés
Il faut
cependant noter, au crédit du film, ses grandes
qualités techniques, et la qualité de la
photographie, en particulier. Elle est signée du
chef opérateur hongkongais Peter Pau (鮑德熹),
celui-là même qui a travaillé avec
Ang Lee pour
« Tigre et Dragon » (《卧虎藏龙》)
- film qui lui a valu l’Oscar du meilleur directeur
de la photo en 2000, et qui compte d’ailleurs …
Chow Yun-fat parmi ses quatre acteurs principaux.
Confucius au milieu
des combats
La
référence est donc implicite, mais on peine à retrouver dans
« Confucius » le Peter Pau de « Tigre et
Dragon » ; l’esthétique est plutôt celle des films suivants
auxquels il a collaboré, « The Forbidden Kingdom » (《功夫之王》)
par exemple, de Rob Minkoff avec Jackie Chan et Jet Li.
Mais la
musique est aussi utilisée pour appâter le public :
c’est la reine de la pop chinoise Faye Wong (王菲
Wáng Fēi)
qui interprète le thème principal du film.
Au-delà de ses rôles
dans les films de Wong Kar-wai, « Chungking Express » (《重庆森林》)
et « 2046 », elle est surtout en Chine une vedette adulée de
la chanson dont les fans attendaient avec impatience le
retour sur la scène. Le 18 mai 2008, elle avait participé au
grand show organisé afin de récolter des fonds pour venir en
aide aux sinistrés du séisme du Sichuan, mais c’était resté
une exception. Elle avait disparu de la scène musicale
depuis six ans, refusant même de participer à la cérémonie
d’ouverture des Jeux olympiques de Pékin.
C’est donc
en fanfare qu’elle fit soudain son retour avec la
chanson de « Confucius », intitulée « La complainte
de l’orchidée » (《幽兰操》yōulán
cāo), dont le texte est une adaptation d’un poème datant des Tang.
La
complainte de l’orchidée
Il s’agit
d’un poème du poète et essayiste Han Yu (韩愈768
- 824) dont l’histoire est intimement liée à
Confucius, et, en ce sens, il est très bien choisi.
Mais aussi musicien
D’abord, Han Yu
était un confucianiste convaincu, farouchement opposé au
développement du bouddhisme, et en particulier au culte des
reliques, ce qui faillit lui coûter la vie. Pour lui le
bouddhisme et le taoïsme étaient des doctrines subversives
et dangereuses pour la moralité publique, tandis que
l'éthique confucéenne était la base de la stabilité
politique et sociale. Il fut d’ailleurs la figure tutélaire
du renouveau confucéen sous les Song.
Par ailleurs, le
poème lui-même est censé avoir été écrit par Confucius en
personne alors qu’il revenait de l’Etat de Wei
pour rentrer chez lui. Comme
mentionné plus haut, il s’était rendu à Wei pour tenter d’y
diffuser sa doctrine et obtenir un emploi, mais en vain ; de
là, il alla donc visiter d’autres Etats et ne revint à Lu
que dix ans plus tard, Gros Jean comme devant, pour enterrer
sa femme. Le poème est donc empreint d’une double
tristesse : tristesse de ne pas avoir réussi à décrocher un
poste ministériel, et en être réduit à errer
comme un chien, et tristesse d’avoir perdu son épouse.
Confucius âgé,
toujours en voyage
On dit que, sur le chemin, il vit une orchidée en
fleur, et que, s’étant arrêté, il sortit alors son
qin pour composer ce poème en musique – c’est
d’ailleurs de là que vient le titre,
操 cāo
signifiant jouer d’un instrument à cordes pincées
comme le qin. Le poème est construit sur une série d’allusions et de
parallélismes, entre l’orchidée et l’homme de bien,
la nature et les sentiments du voyageur (1).
Le texte du
poème a été adapté pour éliminer le caractère
allusif qui en rendait le
sens obscur, tout
en ajoutant des idées différentes, plus en ligne avec
l’image de Confucius développée dans le film (2).
Les
aspérités du texte ont été élaguées dans la chanson,
et la mélodie très douce est accompagnée au
guqin, ce qui est en soi un clin d’œil à
l’histoire. On la doit à un musicien de rock, Ou Ge
(讴歌), qui a, entre autres, composé les musiques des cérémonies de
lancement des films
« Red Cliff » (《赤壁》)
et
« The
City of Life and Death » (《南京!南京!》). C’est Faye Wong qui l’a contacté, juste après avoir été approchée
par l’équipe du film…
On perçoit
ainsi le travail qui a été réalisé dans la
préparation de ce film. Il est à noter que le texte
de la chanson a été conspué par les spécialistes de
poésie ancienne qui en ont dénoncé les fautes de
tons et de rimes. Il s’agissait surtout de faire une
chanson percutante pour la promotion du film. En ce
sens, le travail réalisé pour la chanson est assez
caractéristique du style général du film.
Agé et amer
La
complainte de l’orchidée, thème musical du film, par Faye
Wong
Au total
Au total, ce
« Confucius » (3) reste un film typique des grosses
productions qui cherchent à conquérir facilement le public
tout en lui transmettant un message. Celui-ci, dans le cas
présent, n’est même pas codé, il est directement transcrit
dans l’un des slogans promotionnels du film, transformant le
vénérable penseur traditionnellement qualifié de « maître
modèle de tous les temps » (“万世师表” wànshì shībiǎo) en… « maître de
kungfu »
(“功夫孔子”gōngfu
kǒngzi) !
Bande annonce
Confucius 《孔子》, le
film entier, sous-titrage chinois/anglais
Notes
(1) Le poème :
兰之猗猗,扬扬其香。L’orchidée est éclose, et répand son parfum alentour.
不采而佩,于兰何伤。Si
personne ne la cueille, quel mal pourrait-il lui échoir ?
今天之旋,其曷为然。Je
reviens aujourd’hui, mais pour quelle raison ?
我行四方,以日以年。J’ai
parcouru la terre entière, des années durant.
雪霜贸贸,荠麦之茂。Neige
et givre en abondance,
végétation luxuriante.
子如不伤,我不尔觏。Si
tu n’es pas triste, point besoin d’aller te voir.
- Le deuxième vers
double simplement le premier, au lieu d’introduire une idée
nouvelle comme dans le poème.
- Le premier vers
du deuxième quatrain est totalement nouveau : c’est une
allusion au roi Wen des Zhou, son « rêve des ours » (梦熊)
étant un rêve prémonitoire annonçant la naissance d’un fils,
et donc la prospérité symbolisée par les quatre caractères
suivants : les eaux abondantes de la rivière Wei. Cette idée
reprend un aspect de la doctrine confucianiste : l’accent
mis sur l’importance de la descendance et des liens
familiaux – idée reprise dans le dernier vers, qui modifie
totalement le sens du poème initial : si l’homme de bien
reste égal à lui-même, ce sera bénéfique pour ses
descendants.
Le sens du poème a
ainsi été modifié pour se couler dans l’image de Confucius
véhiculée par le film. On a là, en quelques lignes, un
exemple intéressant de la manière dont est traitée
l’histoire en Chine, par glissement sémantique graduel.
(3) ce
« Confucius », car il en existe un autre, celui de
Fei Mu
(费穆),
intitulé, lui, « Kongfuzi » (《孔夫子》),
et produit par la Minhua (民华影业公司)
en
1940. Il fut conçu et réalisé pendant la guerre
à
Hong Kong où Fei Mu et son producteur Jin Xinmin s’étaient
réfugiés. Longtemps considéré comme perdu, il a été retrouvé
et restauré : c’est un film en noir et blanc, à la mise en
scène d’une grande austérité. L’exact opposé du film de Hu
Mei.