Mister
Everywhere en Chine : un autre portrait de Pierre Rissient
par Brigitte Duzan, 14 mars 2017, actualisé 6 mai 2018
Découvreur et passeur de cinéma, Pierre Rissient est connu
pour son action en faveur du cinéma américain dès les années
1950 avec la fondation du
cercle MacMahon destiné à appuyer des cinéastes sur la liste
noire aux Etats-Unis du temps du maccarthysme, mais aussi
pour sa défense du cinéma
français d’auteur.
Il a été, en fait, un grand découvreur de talents dans le
monde entier, se battant pour apporter ses découvertes au
Festival de Cannes dont il a été
conseiller artistique
durant plus d'une quarantaine d'années (conseiller de
l’ombre, dit-on), et faisant ainsi connaître nombre de films
et de réalisateurs qui seraient autrement restés longtemps
occultés, connus d’un petit cercle de happy few
[1].
Poussé par son insatiable curiosité, il a été en particulier
l'un de ceux qui ont introduit en Occident lecinéma
asiatique,
Pierre Rissient
(photo Télérama,
octobre 2015)
cinéma découvert à partir, d’abord, du cinéma chinois, et
plus particulièrement celui de Hong Kong à la fin des années
1960. C’était alors un domaine vierge, une sorte de trou
noir dont émergeaient quelques films japonais, de Kurozawa
et Mizoguchi ; même Ozu ne sera découvert que plus tard.
Un coup de dés jamais n’abolira le hasard
Et soudain l’été 1969…
Autographiant un
exemplaire du livre « Mister Everywhere »
Tout a commencé sous le signe du hasard, un hasard
providentiel saisi au bond. Pierre Rissient était, depuis sa
jeunesse, passionné de littérature autant que de cinéma, et
l’un de ses auteurs préférés était Henry Miller. Il ne
l‘avait jamais rencontré, mais connaissait son agent, le
Hongrois Georges Marton, qui s’occupait comme lui d’artistes
sur la liste noire aux Etats-Unis.
Or, un jour de 1969, Georges Marton l’appelle : Henry Miller
voulait connaître son avis sur un film qu’il aimait
beaucoup, et
dont il appréciait particulièrement l’actrice principale, Lisa Lu (卢燕),
qui habitait alors à Los Angeles. Ce film, c’était
« L’Arche »
(《董夫人》)
de
Tang Shu-shuen (唐書璇).
Un film iconique qui, encore aujourd’hui, reste unique. En
1969, ce fut une découverte.
Pierre Rissient,
qui avait créé une petite société de distribution
[2],
décida d’acheter le film et de le sortit à Paris, aux 3
Luxembourg : ce fut un succès étonnant ; le film fit plus de
trente mille entrées en trois mois et contribua – avec les
prix remportés au festival du Coq d’or - à la notoriété de
la réalisatrice à Hong Kong, où le film fut au contraire un
échec commercial.
Trois ans plus tard,
Tang Shu-shuen
fit de nouveau appel à Pierre Rissient : elle avait tourné
un second film, « China Behind »
L’Arche
(《再见中国》),
mais n’arrivait pas à en terminer le montage. Toujours
tourné en noir et blanc, le film se passe pendant la
Révolution culturelle, et décrit le périple tragique d’un
groupe d’étudiants qui tentent, pendant la Révolution
culturelle, de passer à Hong Kong.
Avec Ki Cheuk-to du
festival de Hong Kong, en 2011
Pierre Rissient partit à Hong Kong pendant l’été 1973 pour
regarder les rushes, mais le film lui sembla nettement
inférieur au précédent, la dernière partie, en particulier,
manquant de consistance et de tension narrative. Finalement
le film sortit en 1974, et fut aussitôt interdit dans la
colonie britannique ; il ne sortit au festival de Hong Kong
qu’en 1984.
C’est un film de transition, marquant, selon Pierre
Rissient, les tâtonnements d’une réalisatrice, influencée
par son environnement familial, tentant de réussir
commercialement, mais y sacrifiant finalement son talent.
Une histoire de ricochet : découverte de Hong Kong
Si le film de
Tang Shu-shuen
s’avéra décevant, cette seconde visite à Hong Kong, en
revanche, se révéla fructueuse, et déterminante : un
véritable sésame. Pierre Rissient alla au cinéma, et
découvrit d’un coup et au hasard – avec tous les attraits,
senteurs et saveurs de la ville - les principaux films qui
passaient dans les salles, en cette été 1973 :
- « Illicit Desire » (《风流韵事》)
de
Li Han-hsiang (李翰祥)
sorti en août
[3],
un film en trois parties se passant à trois époques
différentes, avec des personnages de légendes,
Illicit Desire, Li
Han-hsiang 1973
inspirés de grands classiques littéraires, l’un des grands
succès de l’année à Hong Kong ;
Illicit Desire, extrait de la seconde partie (inspirée du
Jing Ping Mei)
- « Execution in Autumn » (《秋决》),
un film taïwanais de Li
Hsing (李行)
sorti l’année précédente à Taiwan, et choisi pour
représenter Taiwan aux 45èmes Academy Awards (mais non
sélectionné) ;
- et « The Fate of Lee Khan », ou « L’Auberge du printemps »
(《迎春阁之风波》),
le dernier film, alors, de King
Hu (胡金铨).
The Fate of Lee Khan
Aucun de ces films ne peut être considéré comme un chef
d’œuvre, mais l’ensemble donnait une assez bonne idée du
genre et de la qualité moyenne des films en vogue dans la
colonie britannique, produits sur place ou à Taiwan, les
deux grandes plates-formes du cinéma en mandarin, à un
moment où la Chine populaire était en pleine Révolution
culturelle et ne produisait que quelques films de propagande
à usage intérieur.
En une semaine, Pierre Rissient avait découvert les quatre
grands réalisateurs de cinéma en mandarin de l’époque, outre
un réalisateur du cinéma cantonais. Mais personne ne les
connaissait en dehors de Hong Kong et de Taiwan, et des
quelques pays d’Asie du sud-est où ces films étaient
distribués – ce qui contribuait à leur rentabilité. Si leurs
noms sont familiers aujourd’hui, au moins pour King Hu et Li
Han-hsiang, c’est en grande partie grâce à Pierre Rissient.
Travail sur les films de King Hu
De « Touch of Zen »…
Cet été-là, accompagné de
Tang Shu-shuen
qui lui servait d’interprète, il rencontra trois sur quatre
de ces réalisateurs, mais King Hu n’était pas là. Pierre
Rissient revint donc à Hong Kong en décembre pour le
rencontrer. Et c’est alors qu’il découvrit
« A
Touch of Zen » (《侠女》),
qui était sorti à Hong Kong en 1972 et avait été primé au
festival du Golden Horse, mais avait été un échec
commercial.
Il y avait quelques raisons à cela. Le film,
tel qu’il avait été monté au départ et
Hsu Feng dans A Touch
of Zen
montré à Taiwan,
était en deux parties, mais, pour sa sortie à Hong Kong, il
avait été remonté en une seule partie de trois heures, ce
qui était très long, et inédit à l’époque. Chaque exploitant
avait donc coupé arbitrairement le film, et il en circulait
ainsi plusieurs versions tronquées. Enthousiasmé par la
beauté du film, Pierre Rissient voulut le faire
connaître en France. Mais il fallait d’abord le reconstituer
dans son intégrité initiale. Ce qui signifiait retrouver les
parties expurgées.
Li Han-hsiang et King
Hu
Or, après
« L’hirondelle d’or » (《大醉俠》),
King Hu s’était fâché avec la Shaw Brothers qui lui avait
posé un ultimatum pour terminer un tournage jugé trop long ;
il avait alors quitté la compagnie pour partir à
Taiwan où,dans le studio de production créé par Sha Yun-fong
(沙荣峰),
un distributeur qui possédait la compagnie de distribution
« Union Film Company » (联邦影业),
il tourna
« Dragon
Gate Inn » (《龙门客栈》),
puis
« A
Touch of Zen ».
Mais, le film ayant grevé les finances de la société, King
Hu s’est fâché encore une fois avec son producteur, avant
même la fin du tournage, et il est reparti à Hong Kong pour
le terminer. Il a ensuite fondé sa propre société de
production pour produire ses films suivants, à commencer par
« The Fate of Lee Khan ».
Reconstituer le film était donc, dans ces conditions, une
gageure, qui fut cependant menée à bien ; Pierre Rissient a
en particulier retrouvé le générique du début qui avait été
supprimé parce que King Hu pensait que cela n’intéressait
personne. Le travail a duré plus d’un an et demi.
C’est donc en 1975 que Pierre Rissient a apporté le film au
festival de Cannes, et l’a montré au directeur Maurice Bessy
qui l’a vu avec son assistant Gilles Jacob. Ils ont été eux
aussi conquis par le film, sa dynamique, son énergie, sa
structure, et il a ensuite suscité le même intérêt lors du
festival, même s’il n’a obtenu que le prix de la commission
technique. C’était à la fois la découverte de King Hu, et
celle du cinéma chinois, par le biais de celui de Hong Kong.
… à « The Valiant Ones »
A la suite de
« Touch of Zen », Pierre Rissient s’est
intéressé au film de
King Hu sorti en 1975, après « The Fate
of Lee Khan » : « The Valiant Ones » (《忠烈图》),
une histoire située sous les Ming, dans le contexte de la
lutte contre les pirates japonais qui infestaient les côtes
du sud-est de la Chine. Le film a été acheté par la Gaumont
qui l’a sorti en France le 18 août 1976 sous le titre
« Pirates et guerriers ».
Mais les efforts d’adaptation au style de combat en vogue
dans les films de kung-fu
The Valiant Ones
alors à la mode en font un film certes étonnant dans ses
scènes d’action, mais décevant dans son scénario et son
esthétique globale. Pierre Rissient rejoint l’opinion
générale qui considère « A Touch of Zen » comme l’apogée de
la carrière de King Hu. Il a été victime de son succès, mais
pas seulement. Après 1975, ajoute Pierre Rissient, diverses
influences l’ont poussé à tenter de capitaliser sur le
succès critique de « Touch of Zen » pour rentabiliser ses
films. C’est ainsi, dit-il encore, queles deux films de
1979, dont
« Raining in the Mountains » (《空山灵雨》),
sont sortis mal terminés.
Dans les dernières années de sa vie, King Hu a tenté
désespérément de mener à bien son projet de documentaire
« Igo Ono » sur les Chinois ayant participé à la
construction du chemin de fer intercontinental aux
Etats-Unis. Pierre Rissient, cependant, se souvient
amèrement l’avoir mis en contact avec un producteur
américain, mais, King Hu ne lui ayant remis qu’une note de
synthèse en mauvais anglais, l’affaire n’a pas eu de suite.
Préface de « Dragon
Gate Inn » dans le coffret King Hu
Le nom de Rissient est resté lié à « Touch of Zen ». Aussi
lorsque, en septembre 2016, Carlotta a sorti un coffret
collector King Hu avec les copies restaurées à Bologne, au
laboratoire de L’Immagine Ritrovata [4],
de
« Dragon Gate Inn » et
« A Touch of Zen », les films ont
été accompagnés d’une courte préface signée Pierre
Rissient ; il y parle de la mise en scène, de la
chorégraphie des combats, de l’influence de ces films
ensuite sur le cinéma de Hong Kong, mais aussi de sa
découverte de « A Touch of Zen » et de
Pierre Rissient a ensuite navigué entre Hong Kong et Taiwan,
dont les cinématographies, en mandarin, et les cinéastes
étaient étroitement liés.
Projets d’adaptation inaboutis
Il a travaillé, entre autres, avec
Li
Hsing, sur un projet d’adaptation d’une
nouvelle de la romancière taïwanaise Chen Ruoxi (陳若曦),
« Le Préfet Yin » (《尹縣長》),
nouvelle de 1976 traduite en français par Simon Leys
[5].
Née en 1938 à Taipei,
Chen Ruoxi était partie en
1966 en Chine populaire pour y enseigner l’anglais ; prise
dans la tourmente de la Révolution culturelle, elle n’a
réussi à en repartir qu’en 1973, expérience qui lui a inspiré une dizaine
de nouvelles sur les absurdités et violences de la période ;
« Le Préfet Yin » est l’une des plus célèbres et on imagine
le film plein de sensibilité que Li Hsing aurait pu en
faire.
Un autre projet d’adaptation – par
Sung Tsun-shou (宋存壽)
à Hong Kong - concernait un récit autobiographique de Shen
Fu (沈复)
considéré comme l’un des grands classiques du 18ème
siècle : « Six récits au fil inconstant des jours » (《浮生六記》)
[6].
Mais, là encore, le projet est resté à l’état d’ébauche.
Rétrospectives
Pierre Rissient a ensuite œuvré pour faire connaître ces
cinéastes hongkongais et taïwanais en organisant des
rétrospectives dans divers festivals, et pas seulement en
France. Il y a eu ainsi des mini-rétrospectives de six ou
sept films de
Li Han-hsiang
et
Sung Tsun-shou
aux festivals de Mannheim, Edinbourg et Rotterdam.
La plus récente de ces rétrospectives est celle de
Li Han-hsiang
qui a eu lieu en novembre 2016 au festival des
Trois-Continents à Nantes : six films, dont son quasi chef
d’œuvre de 1960 adapté d’un conte de Pu Songling (蒲松龄), « Enchanting Shadow » ou
« L’ombre
enchanteresse » (《倩女幽魂》),
son film culte de 1963
« The
Love Eterne » (《梁山伯与祝英台》),
l’histoire des amants papillons adaptée en opéra
huangmeidiao, et le grand classique « Le rêve dans le
pavillon rouge » (《金玉良缘红楼梦》)
avec
Brigitte Linqui,
depuis 1977, reste une référence incontournable en matière
d’adaptation de ce roman
[7].
Cette rétrospective avait été précédée d’un hommage à Li
Han-hsiang, initié également par Pierre Rissient, au
festival de Locarno en juillet 2014, avec quatre films,
différents pour trois d’entre eux, dont un
wenyipian
de 1969 unique dans la filmographie du réalisateur :
« The
Winter » (《冬暖》),
réalisé à Taiwan
[8].
Autres ricochets
De Hong Kong où se développait un cinéma en cantonais
complètement différent, Pierre Rissient est parti explorer
l’Asie du Sud-est, Indonésie, Malaisie, Singapour,
Philippines. Mais, dans les années 1970, il a aussi
découvert des jeunes talents de Hong Kong, de ce qu’on
allait appeler
la Nouvelle Vague du cinéma de Hong
Kong.
C’est vers 1975, dans le bureau de King Hu, qu’il a un jour
rencontré
Ann Hui (许鞍华),
qui rentrait de son séjour d’études en Angleterre, à la
London Film School, et qui est alors devenue brièvement
l’assistante de King Hu, avant de faire ses premiers pas à
la télévision.
C’est ainsi que Pierre Rissient a apporté deux de ses films
au festival de Cannes, les deux derniers volets de la
« Trilogie du Vietnam » sortis à Hong Kong en 1981 et
octobre 1982 : « Story of Woo Viet » (《胡越的故事》)
et
« Boat
People » (《投奔怒海》).
Le premier a été sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs
en 1981. Quant au second, il devait sortir en compétition
officielle en mai 1983, mais, pour des raisons diplomatiques
(en raison des pressions du gouvernement français, soucieux
de ses relations avec le Vietnam), il a été projeté hors
compétition. Le film est ensuite sorti en France, en
novembre 1983, sous le titre « Passeport pour l’enfer ».
Sortie de “Boat
People” en France
Autre découverte de passage à Hong Kong :
Tsui
Hark (徐克),
trublion génial des débuts de la Nouvelle vague hongkongaise
de retour, lui, des Etats-Unis. Pierre Rissient garde le
souvenir de son premier film, vu dans sa première version :
« The
Butterfly
Murders » (《蝶变》),
un flop total à sa sortie en juillet 1979, car trop
difficile et différent pour plaire au grand public, mais
inoubliable.
Allen Fong en
Californie
Pierre Rissient garde aussi le souvenir d’un autre jeune
réalisateur de la Nouvelle vague, rencontré, lui, à Los
Angeles :
Allen Fong (方育平).
Un diplômé de physique parti étudier aux Etats-Unis, où il
bifurqua vers des études de cinéma à l’université de
Californie du Sud à partir de 1975, avant, lui aussi, de
commencer à la télévision à Hong Kong. Un réalisateur peu
connu, proche d’Ann Hui, dont il serait certainement
intéressant de faire découvrir quelques films.
C’est au total une vision très cosmopolite du cinéma de Hong
Kong qui se dégage ainsi, un cinéma ouvert, ancré dans une
tradition très forte, issue des racines chinoises, mais
nourri d’influences diverses, essentiellement du monde
anglo-saxon, celui de la colonie britannique.
Chine continentale : le hasard, encore
Mais - question suivante qui vient naturellement à l’esprit
- de là, monsieur Rissient comment en êtes-vous arrivé à
découvrir aussi le cinéma chinois de Chine populaire ? Le
hasard, encore…
Un jour au Moma….
Pierre Rissient se trouvait de passage à New York en 1985.
C’était une période d’intense effervescence artistique en
Chine, et en particulier dans le domaine du cinéma :
c’étaient, entre autres, les débuts de la cinquième
génération.
Invité au MOMA, le musée d’art moderne de New York, Pierre
Rissient y rencontre impromptu …
Chen Kaige (陈凯歌)
et
Zhang Yimou (张艺谋),
venus à New York du studio du Guangxi où ils venaient de
tourner « La grande parade » (《大阅兵》),
réalisé par le premier avec le second comme chef opérateur.
Ils étaient venus avec le film, qu’a ainsi pu voir Pierre
Rissient.
Chen Kaige et Zhang Yimou au festival de Cannes
Représentatif des innovations stylistiques de la nouvelle
génération, en particulier au niveau de la photo, « La
grande parade » est passé ensuite au festival de Turin, en
octobre 1987. Mais Pierre Rissient a entre-temps découvert
les films précédents, « La
Terre jaune » (《黄土地》),
bien sûr, mais le film qui l’a encore plus frappé, et qui
représente vraiment les débuts de la cinquième génération,
c’est « One
and Eight » (《一个和八个》)
de Zhang Junzhao (张军钊)
qui date de l’année précédente (1983), une sorte de film
collectif de la promotion de 1982 de l’Institut du cinéma de
Pékin qui est comme le manifeste de la cinquième génération,
peut-être plus encore que l’emblématique « Terre jaune ».
C’est cependant un film ultérieur de
Chen Kaige qu’il s’est
battu pour faire venir au festival de Cannes : le superbe
« Roi
des enfants » (《孩子王》)
réalisé au studio de Xi’an à l’invitation de
Wu
Tianming (吴天明),
et achevé en 1987.
Ce fut d’ailleurs un cas de conscience : à l’époque, il
était impossible de proposer deux films chinois au festival,
il était déjà assez difficile d’en faire passer un en
sélection officielle ; or, en 1987, il lui a fallu choisir
entre
« Le
village Hibiscus » (《芙蓉镇》)
de Xie
Jin (谢晋),
« Le
vieux puits » (《老井》)
de Wu
Tianming
lui-même, et
« Le roi des enfants ». Finalement, il a
sacrifié les deux premiers, et opté pour le dernier, qui a
été présenté au festival en 1988, mais n’y a pas rencontré
l’intérêt attendu : le film a été injustement couronné du
prix du « réveil d’or » attribué par les critiques aux
œuvres les plus ennuyeuses de l’année. Il est
malheureusement toujours aussi méconnu.
Pierre Rissient fera ensuite venir à Cannes
« Adieu
ma concubine » (《霸王别姬》),
qui remporta la Palme d’or en 1993
[9],
puis
« Vivre ! »
(《活着》)
de Zhang Yimou, qui décrocha le Grand prix du jury au
festival l’année suivante, avec « Raining Stones » de Ken
Loach.
« Vivre ! »,
cependant, Pierre Rissient l’avait vu en copie de travail à
Tokyo et avait été surpris de le voir accompagné d’une
musique symphonique à l’occidentale, à l’encontre de
l’esprit du film. Il a donc suggéré de changer la musique,
elle est finalement de
Zhao Jiping (赵季平).
Le film est sorti en France en mai 1994, en même temps qu’à
Cannes.
Fin d’une époque
Mais c’était la fin, déjà, de la période héroïque, l’âge
d’or de la cinquième génération, et de Chen Kaige et Zhang
Yimou en particulier.
Pierre Rissient continuera de les suivre, et dans le cadre
de ses activités dans la société de production Ciby 2000
[10],
développera même pour Zhang Yimou un scénario autour du
personnage de l’impératrice Wu Zetian (武则天),
rôle destiné à Gong Li
(巩俐).
Mais sa rupture avec Zhang Yimou en 1995 condamna le projet.
1995 est une année charnière, pour elle et Zhang Yimou comme
pour toute leur génération.
Du hasard et autres contingences
Pendant ce temps, Pierre Rissient s’est aussi intéressé à la
Nouvelle Vague du cinéma taïwanais qui a émergé au début des
années 1980 aussi, comme un retour aux sources de la culture
populaire et de la vie quotidienne de l’île.
Hou Hsiao-hsienà Cannes
Après « Les garçons de Fengkuei » (《风柜来的人》),
« Un été chez grand-père » (《冬冬的假期》),
en 1984, marque les débuts de la filmographie de
Pierre Rissient reprend son bâton de pèlerin, et propose ses
films à Cannes. Mais les esprits ne sont pas mûrs, il lui
faudra en proposer quatre avant de réussir, enfin, à en voir
un accepté, en 1993 : c’est le très beau
« Maître
de marionnettes » (《戏梦人生》),
réflexion sur la période de colonisation japonaise de Taiwan
à travers les souvenirs du célèbre maître de marionnettes Li
Tien-lu (李天禄).
Le film remporte le Prix du jury.
En outre, en 1994, en même temps que
« Vivre ! »,
Pierre Rissient a également appuyé
le film d’Edward
Yang (楊德昌)
« A Confucian Confusion » (《獨立時代》),
qui est aussi sorti en compétition officielle.
Un été chez grand-père
Dès 1984, cependant, Pierre Rissient voulait sortir à Paris
« Un été chez grand-père » qui lui avait paru extrêmement
novateur, mais le cas de ce film révèle un autre aspect des
difficultés inhérentes à la diffusion d’un film : l’aspect
financier, outre les problèmes d’évaluation en termes de
qualité et d’esthétique.
Il se trouve que, en 1983, « Boat People » avait été acheté
50 000 $ par la compagnie Bluebird, une somme formidable
pour l’époque, probablement en raison des répercussions
politiques du film. Or il fut proposé seulement 5 000 $ pour
« Un été chez grand-père » ;
Hou Hsiao-hsien
refusa net.
Le film a été en compétition au festival des
Trois-Continents en 1985 et y a obtenu la Montgolfière d’or,
après « Les garçons de Fengkuei » en 1984, mais il n’est
jamais sorti en salles en France. Et il faudra attendre près
de dix ans, ajoute Pierre Rissient, pour qu’un film de
Hou Hsiao-hsien
sorte en France. Occasions ratées.
Le tour du sud-est asiatique
En même temps, le hasard - joint à sa curiosité, ne
cesse-t-il de souligner - a également fait découvrir à
Pierre Rissient des filmographies qui font encore figure
d’objets exotiques et lointains. En 1977, il décide de
changer d’air, part à Sydney, et rencontre là un poète
indonésien qui lui ouvre les portes du cinéma de chez lui,
mais ce n’est que plus tard, en 1989, qu’on a vu débouler à
Cannes le premier film indonésien, qui a en outre été primé.
Puis il découvre le cinéma des Philippines, et Lino Brocka
dont il fait venir « Insiang » à Cannes, mû par la même
impulsion que celle qui l’avait fait se battre pour
« L’Arche » puis
« A Touch of Zen ». Il va Corée, en Inde, en
Iran, et, en Malaisie, découvre U-Wei. U-Wei qui avait fait
un film pour la télévision, qu’il aide à adapter au cinéma :
c’est « Kaki Bakar », premier film de Malaisie à être en
compétition à Cannes, dans la section Un certain regard en
1995.
C’est la même année qu’étaient en compétition officielle
« Good Men, Good Women » (《好男好女》)
de
Hou Hsiao-hsien
et « Shanghai Triad » (《摇啊摇,摇到外婆桥》)
de
Zhang Yimou. U-Wei
qui adapte les œuvres de Faulkner dans une tradition très
semblable aux adaptations littéraires chinoises, en en
transposant le texte tout en en gardant la trame et le
contenu humain.
Il n’y a pas de rupture, Pierre Rissient ne parle pas en
termes de cinéma chinois, iranien, coréen ou autre : les
films se nourrissent les uns les autres, s’enrichissent du
regard porté sur eux.
Quelques souvenirs, au passage
Au passage, des souvenirs remontent du passé : celui de Fred
Tan (但汉章),
par exemple, qui avait fait des études de droit à
l’Université nationale de Taiwan et était allé aux
Etats-Unis en 1975 où il était devenu critique de cinéma
avant de revenir à Taiwan faire des films. Parmi eux, en
1988, le troisième, « Rouge of the North » (《怨女》),
adapté de la nouvelle de Zhang Ailing (张爱玲)
[11].
Zhang Ailing qu’il aimait beaucoup, comme beaucoup d’autres
à Hong Kong et Taiwan, et qu’il a fait découvrir à Pierre
Rissient…
Rouge of the North
Pierre Rissient en
2004 au festival d’Amiens (à g)
pour l’hommage à
l’acteur Ti Lung (à sa g.)
photo hkcinemagic.
Fred Tan avait commencé sa carrière comme assistant de King
Hu. Il est mort brusquement en mars 1990, à l’âge de 35 ans,
d’une hépatite attrapée l’année précédente en Chine. Autre
hasard, ou destin, comme on préférera. Et autres occasions
ratées.
Souvenirs insaisissables, comme le personnage lui-même,
globe-trotter infatigable qui, depuis 1969, aura passé sa
vie à la recherche de talents méconnus, et aura en
particulier contribué à faire connaître des réalisateurs
chinois qui ont eu
bien souvent, grâce à lui, plus de succès chez nous que chez
eux.
Pierre Rissient est décédé dans la nuit du 5 au 6 mai 2018,
à l’âge de 81 ans.
(Entretien du 27 février 2017)
[1]
Voir :
Mister Everywhere,
entretiens avec Samuel Blumenfeld, préfaces de Clint
Eastwood et Bertrand Tavernier, Actes Sud
Beaux-Arts/Institut Lumière, septembre 2016. Prix
Transfuge du meilleur livre de cinéma 2016.
Voir aussi les deux documentaires :
-
Pierre Rissient, man of cinema(2007),
réalisé par le critique américain Todd
McCarthy,
et
-
Gentleman Rissient(2016),
de Benoît Jacquot, Pascal Mérigeau et Guy Seligmann.
[2]
Mac Mahon Distribution, créée en
1963, à laquelle s’est associé Bertrand Tavernier en
1965.
[3]
L’un des quatre Li Han-hsiang sortis en 1973 sur des
sujets similaires, juste après
« Facets of Love » (《北地胭脂》),
sorti en avril.
[4]
Au terme d’un programme initié en 2013 par le Taiwan
Film Institute.
[5]
Traduction parue dans le recueil « Le Préfet Yin et
autres histoires de la Révolution culturelle »,
trad. Simon Leys, Denoël 1980.
Sur Chen Ruoxi et son œuvre, voir :
chineseshortstories (à venir)
[6]
Livre qui a été traduit en français par deux grands
sinologues : Pierre Ryckmans, c’est-à-dire Simon
Leys (Six récits au fil inconstant des jours, 1966)
et Jacques Reclus (Récits d’une vie fugitive,
Gallimard 1967).
[9]
Ex-aequo avec « La leçon de piano » de Jeanne
Campion, autre réalisatrice découverte par Pierre
Rissient.
[10]
Société créée par Francis Bouygues en
1990 et reprise par Martin Bouygues à la mort de son
père en 1993, où Pierre Rissient était chargé des
contacts avec les grands réalisateurs du moment. La
société a produit, entre autres, quatre Palmes d’or,
avant de disparaître en 1998 à la suite de problèmes
financiers.