« The
Last Supper » : un événement fondateur de l’histoire
chinoise revu par Lu Chuan
par Brigitte
Duzan, 03 mars 2013
The Last Supper
« The Last Supper »
(《王的盛宴》)
est l’aboutissement d’un projet qui a débuté dès la fin du
tournage du précédent film de Lu
Chuan (陆川),
« The
City of Life and Death » (《南京!
南京!
》),
début 2009. Présenté au festival de Cannes, en 2011, le
projet avait attiré l’attention du distributeur Wild Bunch
qui en a ensuite acquis les droits de distribution hors
Asie.
Il s’inscrit dans
un contexte où l’on voit se multiplier les films historiques
en Chine, comme toujours dans les périodes de resserrement
de la censure. Mais le genre a fait beaucoup de progrès, et
le sujet, traité par un réalisateur comme Lu Chuan, revêt un
intérêt qui dépasse le simple fait historique, aussi connu
en Chine que le serment des Horace ou la bataille de
Roncevaux. Le résultat n’est cependant pas à la hauteur des
attentes.
Un événement
historique fondateur
Le film
s’inspire d’un événement historique légendaire, le
banquet de Hongmen (“鸿门宴”),
qui scella le sort du célèbre Xiang Yu (项羽), en 206 avant Jésus-Christ, et ouvrit la voie à la fondation de la
dynastie des Han par Liu Bang (刘邦).
Après la
mort du Premier empereur, en 210 avant Jésus-Christ,
l’ancien Etat de Chu (楚国), qui avait été l’un des derniers Etats à être annexé lors de
l’unification de l’empire,
Affiche avec les
personnages principaux
commença à se révolter
contre l’empire des Qin et des insurrections
violentes se multiplièrent dans un contexte de chaos
politique. L’un des rebelles se proclama roi de Chu,
mais il fut vaincu par Xiang Liang, oncle de Xiang
Yu, qui prit la tête des opérations après la mort de
son oncle.
Lu Chuan présentant
The Last Supper
à Hong Kong le 12
décembre 2012
avec Qin Lan
Il se
proclama « hégémon de l’Etat de Chu de l’Ouest » (西楚霸王
Xīchǔ
Bàwáng)
et régna bientôt sur un vaste territoire couvrant
les provinces actuelles du Shanxi,
Henan, Hubei, Hunan et Jiangsu. Il était inévitable
qu’il entrâten guerre contre Liu Bang (刘邦),
qui avait acquis, lui, une position importante comme
allié des Qin.
Jouissant alors d’une écrasante supériorité numérique sur
son adversaire, à l’instigation de son conseiller Fan Zeng (范增),
Xiang Yu projeta une vaste
opération militaire pour l’anéantir, mais il fut trahi par
l’un de ses oncles. Renonçant à attaquer Liu Bang, il
l’invita à un banquet. Au cours des festivités, poussé par
Fan Zeng à assassiner son rival, il ne s’y résolut
cependant pas et le laissa repartir sain et sauf.
Il alla ensuite de
défaite en défaite, et, vaincu et
gravement blessé, se suicida en 202 avant Jésus-Christ, à
l’âge de trente ans. C’est la défaite de l’aristocrate par
le manant, et la victoire de l’ambition et de la soif de
pouvoir.
Le nom de Xiang Yu
était surtout connu jusqu’ici par l’histoirede ses derniers
moments avec sa jeune concubine Yu Ji (虞姬),
histoire qui a donné un grand nombre
d’opéras, de séries
télévisées et de romans, et a été popularisée sous le titre
« Adieu
ma concubine » (《霸王别姬》),
le film de
Chen Kaige, Palme d’or du
festival de Venise en 1993.
Le banquet de
Longmen a également inspiré un autre film récent, celui de
Daniel Lee sorti en 2011, « White vengeance » (《鸿门宴》).
Il a obligé Lu Chuan à changer le titre
Le banquet
chinois de son film, qui devait être identique, mais celui
de Daniel Lee est dans un style beaucoup plus linéaire et
traditionnel.
Symbolisme
transparent et esthétisme traditionnel
Il ne faut pas
attendre une leçon d’histoire du film de Lu Chuan, le
scénario est bien plus complexe. Le film est construit en
une série de flash backs qui vont et viennent entre la
jeunesse fougueuse de l’empereur et ses vieux jours
obscurcis par l’angoisse ; cette narration tortueuse rend la
compréhension difficile, comme un puzzle dont on a éparpillé
les pièces, et dont certaines resteront introuvables.
Une
construction en flash backs
Liu Bang âgé
« The Last Supper »
procède par flash backs à partir des cauchemars faits par un
Liu Bang âgé, au soir de sa vie. S’il fait des cauchemars,
c’est parce qu’il vit dans la terreur que quelqu’un vienne
l’assassiner, dans une cour qui fourmille d’intrigues et de
rumeurs, et où personne ne semble sûr. Il n’y a que deux
personnes, pourtant, qu’il ait craintes dans le passé :
Xiang Yu, à qui il a arraché le contrôle de l’empire après
la chute de la dynastie des Qin, et Han Xin, un ancien
général de Xiang Yu qui l’a trahi
pour passer à son
service. Les alliances sont fragiles, et les hommes changeants.
Revoyant
rétrospectivement les événements qui lui ont permis de
devenir empereur, il évoque le souvenir des trois hommes les
plus importants qui l’y ont aidé : Xiao He (萧何),
Zhang Liang (张良)et Han Xin,
justement. Or il le tient emprisonné depuis six ans, car il
pense qu’il veut se rebeller contre lui. Il le relâche
cependant, en le plaçant sous la surveillance de Zhang
Liang, mais l’impératrice Lü, qui le craint encore plus, le
fait accuser de trahison et exécuter.
Elle présente la
tête coupée de son ennemi à son époux qui se souvient alors
de l’époque lointaine où il a rencontré pour la première
fois Xiang Yu, lui jeune hobereau qui rêvait de servir dans
son armée. Il avait plus tard demandé des soldats pour aller
libérer son épouse qui était tombée aux mains de l’ennemi,
et Xiang Yu lui en avait confié cinq mille… Ils avaient
ensuite combattu côte à côte, jusqu’à ce que lui, et non
Xiang Yu, mette les pieds le premier dans le palais
Qin Lan en impératrice
impérialde la dynastie Qin
vaincue, en 207 avant Jésus-Christ. Cela avait été le début de leur mésentente et de la lutte pour
l’empire, qu’il avait finalement gagnée…
Liu Bang meurt peu
après, trouvant enfin la paix après une vie tumultueuse.
Une réflexion sur
l’histoire et le pouvoir
Recherche sur les
costumes
Lu Chuan a dit
avoir voulu analyser les fondements traditionnels des
rapports au sein des élites au pouvoir en Chine. Son
approche est bien plus sur la psychologie du pouvoir et de
ceux qui le briguent qu’une narration traditionnelle des
événements historiques à laquelle nous sommes accoutumés,
dont l’objectif est de montrer le succès des armes.
Lu Chuan a traité
son film à la manière d’un drame shakespearien, une sorte de
Macbeth à la chinoise, où, à l’approche de la mort de son
époux, l’impératrice devient l’élément
clef de la lutte pour
le pouvoir. Mais le film vaut pour la complexité des thèmes
abordés autant que par celle de la narration :
- Le principal
thème est sans doute celui, illustré par le conflit Liu
Bang/Xiang Yu, des paysans qui se révoltent pour renverser
le pouvoir autocratique.
- Un second thème
est une critique de l’uniformisation des idées dans
l’empire, illustrée par l’échec de l’idée initiale de Xiang
Yu, qui était de diviser l’empire, de façon démocratique,
entre dix-neuf royaumes autonomes conservant leurs propres
langues et coutumes.
- Un troisième
thème, enfin, est celui de la falsification de l’histoire
par les vainqueurs, illustrée par une scène explicite où le
vieux ministre Xiao He harangue son armée de scribes.
Ces thèmes
explicites font de « The Last Supper » une illustration
critique plus ou moins brouillée des luttes récentes pour le
pouvoir en Chine.
Une histoire
ancienne emblématique
L’histoire ancienne
a toujours été, dans le cinéma chinois, prétexte à critique
de l’histoire récente. Dans le cas de « The Last Supper »,
les analogies avec l’histoire maoïste sont tellement
évidentes qu’elles ont même valu à Lu Chuan quelques démêlés
de dernière minute avec la censure : son film devait sortir
début juillet 2012 en Chine, mais la sortie a été repoussée
à la fin du mois de novembre, la première mondiale ayant eu
lieu en septembre au festival de Toronto.
Chorégraphie
esthétisante
On peut y voir une
double référence: les luttes intestines pendant la guerre
civile, entre 1945 et 1949, mais aussi le combat pour le
pouvoir mené par le paysan Mao Zedong, les liquidations
successives d’opposants pour consolider le pouvoir une fois
conquis, et l’ombre de Jiang Qing derrière le personnage de
l’impératrice Lü.
Lu Chuan a accepté
de lisser ses dialogues pour éviter les références trop
directes, mais la lecture parallèle est inévitable. Le
caractère emblématique des situations manque cependant un
peu de subtilité.
Un parti pris
d’esthétisme plus traditionnel
Jeux de lumière
Si le discours se
veut novateur, l’esthétique ne l’est pas. On retrouve
malheureusement dans le film nombre de poncifs du genre :
une reconstitution qui se veut fidèle à la réalité
historique (celle dite non falsifiée), avec de superbes
décors et costumes, mais des clichés dans les drapeaux en
loques et les hordes en haillons, une chorégraphie
minutieuse du moindre geste et une tendance au
spectaculaire, permis par un budget de douze millions de
dollars.
Les acteurs ont été
choisis parmi les plus populaires de Chine continentale,
Hong Kong et Taiwan, mais, en dépit des efforts énormes de
réalisme, et ceux déployés par les acteurs principaux pour
acquérir le poids conforme à leur rôle, les cheveux et
barbes blancs n’arrivent pas à faire oublier le maquillage
et les perruques derrière lesquels restent les acteurs
connus. Cela ne fait que renforcer le caractère appuyé de la
démonstration historique.
Cependant, un
effort particulier a été porté
Lu Chuan sur le
tournage d’une scène de bataille
sur la photographie, y
compris l’éclairage, et le résultat, là, est superbe : il
faut saluer le travail des deux chefs opérateurs, Ma Cheng
et Zhang Li ; ce dernier a d’ailleurs aussi travaillé pour
John Woo sur la
photo de
« Red
Cliff » (《赤壁》)
(en français « Les trois royaumes »), rien d’étonnant à ce
qu’on retrouve des parentés…