« Long Tou » (《龙头》)
est le court métrage réalisé par Gu Changwei
(顾长卫)
dans le cadre du projet
« Beautiful
2012 »(“美好2012”). C’est
sans aucun doute le plus complexe des quatre films
de la série.
En un peu plus de dix-sept minutes, Gu Changwei nous
livre en effet une pensée extrêmement subtile sur la
vie et la mort, les aléas de l’existence et la
difficulté d’être au monde. Procédant
Long Tou
par
touches elliptiques, images symboliques et bribes de
dialogues, le film nécessite plusieurs lectures et un
sérieux décryptage.
Le
titre
Le
titre, dès l’abord, est mystérieux. Les deux caractères (龙头
lóng tóu) signifient littéralement ‘tête de dragon’. Le terme est utilisé
pour désigner la tête ou l’extrémité de tout objet
longiforme comme un dragon (如龙形事物的顶端).
Gu Changwei
L’explication est donnée dès la première séquence du
film : elle nous montre un vieil homme tirant
derrière lui, au milieu de la circulation, une
longue corde à laquelle sont attachés des jerricanes
en plastique vides qu’il doit récupérer pour les
vendre dans quelque centre de recyclage. On croirait
une scène sortie tout droit de
« Disorder »
(《现实是过去的未来》).
L’explication textuelle est donnée par les
caractères inscrits sur un fourgon postal qui passe
devant l’homme à mi-séquence, comme un intertitre
dans un film muet :
龍頭,
c’est-à-dire
龙头
en caractères non simplifiés.
On sent toute une vie de labeur pénible et continu
dans le geste du vieil homme, ce lóng tóu
traînant sa charge sans un regard pour ce qui
l’entoure. Symbole en soi, mais aussi,
indirectement, marqueur temporel : 2012 est en effet l’année
du dragon (龙年).
Trois
personnages
Le film
est construit autour de trois personnages principaux
discutant autour d’une table, devant une fenêtre au niveau
de la rue.
Ces trois personnages sont trois intellectuels
connus, du monde du cinéma et de la littérature :
l’écrivain Yan Lianke (阎连科)
(1), la romancière Fang Fang (方方)
(2) et la jeune scénariste Yang Weiwei (杨薇薇),
principale scénariste du précédent film de Gu
Changwei,
« Love
for Life » (《最爱》)
(3).
Fang Fang (方方)
a d’entrée le ton factuel, décapant et glacial,
caractéristique de ses nouvelles et romans : elle
raconte comment, quand elle était petite, elle et
ses camarades trouvaient régulièrement, au bord d’un
champ, des fœtus abandonnés résultant d’avortements
clandestins et jouaient à les rouer de coups. Elle
crève l’écran, formidable dans sa cruauté
jubilatoire.
Elle s’oppose frontalement à la candeur émotive de
Yang Weiwei dont on a entendu la voix, en préambule
au film,
Fang Fang
évoquant le souvenir de sa grand-mère faisant des réussites
sur cette même table, distribuant les cartes une à une,
devant elle… puis s’engouant à la mémoire de son père âgé.
Yan Lianke
Fang Fang a un regard mi-ironique mi-condescendant
sur les larmes de la jeune Weiwei s’apitoyant sur
les ombres surgies de son passé, et finalement sur
elle-même. Elle dit qu’on n’entend que cela, la vie
la vie la vie, la mort la mort la mort ; on dirait,
dit-elle, que c’est un problème que l’on est seul à
devoir affronter ; mais tout a une fin, une herbe,
un chat, un porc, et même cette cigarette qu’elle
est en train de fumer, tout finit à un moment ou un
autre, il ne faudrait pas en faire un cas
particulier.
Yan Lianke fait figure de médiateur entre ces deux
visions conflictuelles de la vie, qui tiennent en
fait à deux personnalités différentes, et peut-être
à deux générations différentes. Il annonce d’un ton
neutre au téléphone, à un interlocuteur anonyme, que
sa maison vient d’être détruite, avec tout le
quartier (4). On dirait qu’il a perdu tout le
mordant, le caractère caustique de ses romans. Fin
d’une
époque et malaise d’une génération, mais la vie continue.
La
discussion s’engage ainsi sur la vie, ses douleurs, ses
espérances aussi. Mais elle n’est pas linéaire, et le huis
clos n’est pas total. Et c’est là qu’intervient tout le
talent de Gu Changwei.
Une
fenêtre et un écran de télévision
La
discussion est entrecoupée d’images qui parviennent du monde
extérieur par le biais de la fenêtre et de l’écran de
télévision derrière les trois interlocuteurs. La fenêtre
introduit des personnages secondaires représentatifs de
valeurs existentielles symboliques. Ils semblent ne rien
avoir en commun, mais Gu Changwei a su tisser entre eux des
liens subtils qui dessinent une trame à peine perceptible.
L’un
est le collecteur de jerricanes usagés, l’autre une jeune
femme – interprétée par Wang Jiajia (王嘉佳)
- qui se réfugie dans la drogue
pour échapper à ses problèmes, un troisième un voisin qui
s’entraîne au haltères, inlassablement, et que l’on voit de
deux autres fenêtres, à l’étage : celle de la pièce où la
jeune droguée s’est réfugiée pour préparer sa dose
journalière, mais celle aussi de la chambre où un enfant
s’amuse à faire des bulles ; on les voit s’envoler et passer
devant la fenêtre en dessous, meublant les moments de
silence, colorés comme les souvenirs évoqués par les trois
personnages autour de leur table, fragiles comme leurs
pensées, légers, aussi, comme leurs rêves, comme les espoirs
qui les font vivre.
Mais il
y a un autre personnage secondaire, énigmatique : un homme
qui passe comme une ombre dans la pièce du bas et va
s’asseoir à une table un peu plus loin, pour dessiner sur un
bloc de papier des images que l’écran de télévision
retransmet : caricatures de meurtre, voire de suicide, qu’il
se lève ensuite pour aller perpétrer, en mettant une arme
dans sa poche avant de sortir.
Quand
le coup de feu retentit, dehors, il provoque une
déflagration sur l’écran de télévision qui retransmet alors
les images d’une explosion atomique, tandis que des gens
affolés passent en courant dans la rue…
Une
symbolique complexe
Les
trois personnages principaux sont des intellectuels, deux
écrivains et une scénariste, c’est-à-dire les symboles du
fondement même de la culture chinoise, l’écrit ; ils
représentent à la fois le monde de la culture et un ersatz
de famille, sur deux générations, le vieil homme aux
jerricanes pouvant en figurer l’aïeul.
A
travers eux, et les images qui leur parviennent et qu’ils
réfractent, Gu Changwei traite des questions essentielles de
l’existence, et des souvenirs du passé accumulés au cours
d’une vie, source de douleur, charge à traîner comme les
jerricanes du vieil homme. Seul l’enfant en est libre,
encore ; il n’a que des rêves d’avenir qui s’envolent avec
ses bulles, et vont rejoindre les rêves de succès du
personnage en dessous qui finit par soulever ses haltères,
même si ce n’est qu’un bref instant. Car l’obsession de la
mort et de la douleur est à relativiser, comme dit Fang Fang
: l’essentiel est de continuer…
Le
danger, c’est la violence ; dans le discours de Gu Changwei,
c’est elle qui est négative et dangereuse : la violence
d’un meurtre, qui n’a pas de différence intrinsèque avec
celle d’une bombe. On retrouve ici l’un des grands thèmes de
la culture chinoise : l’opposition du wén (文)
et du wǔ(武),
la culture civilisatrice et la violence barbare.
La
beauté de l’existence, finalement, se résume à un mot
fragile : la vie, et le miracle de la naissance, et tout ce
qu’on peut en attendre. Ce sont les paroles conclusives que
le réalisateur laisse à Yan Lianke, s’adressant à Weiwei :
et maintenant, le mieux, c’est que tu te maries, que tu aies
un enfant, tu seras comblée…
“也许过完今年,狗尾巴草都能开初花来,还是牡丹花呢!”
et peut-être que, l’année prochaine, quand les
setarias fleuriront, ce seront des pivoines !
(3)
Yang Weiwei est diplômée de l’Institut des
Télécommunications de Pékin (北京广播学院).
« Love for Life » est son premier scénario, et elle a écrit
un livre sur son écriture, ainsi que sur la préparation et
le tournage du film.
(4) Episode authentique : Yan Lianke a écrit le 30 novembre
2011 une lettre ouverte au président Hu Jintao et au Premier
Ministre Wen Jiabao pour protester contre les expropriations
des résidents de son quartier et la démolition de leurs
maisons :
Puis il a écrit une lettre au New York Times, publiée le 20
avril 2012, pour relater les tristes événements ayant marqué
sa vie tout au long de 2011, dont la démolition de sa
maison :