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« Kaili Blues » : quête ésotérique de Bi Gan scandée par ses poèmes et la musique de Lim Giong

par Brigitte Duzan, 13 août 2015, actualisé 11 avril 2016

 

Sorti en première mondiale au Festival de Locarno le 11 août 2015, dans la section Cineasti del presente, « Kaili Blues » (路边野餐) est apparu comme un de ces films originaux qui défient de temps en temps les standards commerciaux du cinéma chinois actuel. C’est, à nouveau, une production Heaven Pictures, qui s’affirme décidément comme un véritable incubateur de talents cinématographiques hors normes dans la Chine d’aujourd’hui.

 

Une quête poétique sur les routes du Guizhou

 

Dans « Kaili Bues », Bi Gan (毕赣) cultive à plaisir l’allusion et le mystère, mais, s’il est un thème qui ressort de son film, c’est celui de la quête, quête du passé autant que du présent, voire du futur ; c’est ce qu’annonce dès le début une citation du Sutra du diamant (《金刚经》), en en affirmant en même temps l’inanité, l’impossibilité fondamentale. Le film débute

 

Kaili Blues, affiche du festival de Locarno

ainsi sous le signe de la vacuité, dans un monde d’illusion.

  

Voyage ésotérique entre rêve et réalité dans les brumes de Kaili

 

Bi Gan (au milieu) à Locarno, entouré de son

 producteur (à g.) et de son distributeur (à dr.)

 

Ce thème n’a en soi rien d’original, c’est la manière dont il est traité par Bi Gan qui l’est. Né à Kaili (凯里), dans la province méridionale du Guizhou (贵州), il y a tourné son film, en utilisant les brumes dont baigne régulièrement le paysage pour en faire l’image du flou qui règne dans les esprits, leurs souvenirs, et leur perception du monde, comme en écho du Sutra du diamant : tous les phénomènes sont comme un rêve, une illusion, une bulle, une ombre, ce que nous percevons est comme la rosée ou l’éclair.

 

L’histoire commence dans un petit hôpital, à Kaili, où travaille Chen Sheng (陈升), à la fois médecin et poète, auteur d’un recueil de poèmes intitulé « Pique-nique au bord de la route » (路边野餐) qui est aussi le titre chinois du film. Il partage la clinique avec une doctoresse plus âgée, qui y vit seule…

 

Chen Sheng se sent une responsabilité envers son neveu Weiwei (卫卫), d’autant plus que sa mère, en mourant, lui a demandé de veiller sur lui. L’enfant est le fils de son demi-frère, qui ne s’en occupe guère. Après avoir entendu dire que l’enfant a été vendu par son père, Chen Shengtente de le récupérer, mais Weiwei a en fait été envoyé dans une autre ville, à Zhenyuan (镇远), chez un vieil ami qui n’est autre qu’un ancien mafieux avec lequel Chen Sheng a été lié dans le passé. Chen Sheng décide d’y aller voir.

 

En apprenant que Chen Sheng va partir à Zhenyuan, la vieille doctoresse lui remet un petit paquet contenant une lettre, une chemise et une

 

Projet d’affiche

cassette enregistrée à l’intention d’un ancien amant qui est malade et dont elle a rêvé récemment.

  

Chen Sheng au bord de la route

 

Le voyage de Chen Sheng prend tout de suite l’allure d’un retour aussi onirique qu’énigmatique vers le passé, que le rêve fait resurgir autant que les gens rencontrés en chemin. Ce voyage est aussi, comme souvent, quête identitaire, ou plutôt tentative de maîtriser le souvenir du passé qui pourrait en être la clef, et il prend un tour fantomatique quand Chen Sheng arrive dans une petite ville où il rencontre une coiffeuse qui lui rappelle son ex-épouse… 

 

Abstraction lyrique suggérée par les poèmes de Bi Gan

 

Le caractère énigmatique du film naît en grande partie des poèmes dont Bi Gan scande le parcours de Chen Sheng. Essentiellement abstraits, ces poèmes contribuent à créer l’atmosphère, mais ils structurent aussi, en quelque sorte, ce qui est avant tout un voyage mental.

 

为了寻找你                      pour partir à ta recherche
我搬进鸟的眼睛                 je me suis glissé dans les yeux d’un oiseau
经常盯着路过的风              scrutant à longueur de temps le vent qui passe

 

我所了解的孤独                 la solitude que je connais
是一只黑白孔雀                 est un paon noir et blanc
我所了解的悲伤                 la tristesse que je ressens
被鲨鱼带上了岸                 des requins l’ont déposée sur le rivage
……
未完待续                    … à suivre

 

今天的太阳像瘫痪的卡车      le soleil aujourd’hui semble un camion paralytique
沉重的运走整个下午           traînant comme un lourd chargement l’après-midi entier
白醋春梦野柚子                vinaigre blanc pamplemousses sauvages et rêve de printemps
……
未完待续                    … à suivre

 

C’est cette atmosphère que rend le titre anglais.

 

Expérience vécue, exprimée par acteur interposé

 

Si les poèmes sont l’expression des sentiments de leur auteur, le film lui-même est celle de son expérience propre, et c’est sans doute ce qui en fait un film si personnel. Bi Gan a expliqué qu’il a vécu une expérience de la mort, comme une sorte d’étrange entre-deux, entre réalité et fantastique, et qu’il a tenté de le rendre.

 

Par ailleurs, son scénario a intégré des éléments autobiographiques : le frère de sa grand-mère est mort à Zhenyuan, et sa

 

La vieille doctoresse

grand-mère lui avait acheté un habit de papier pour la crémation ; mais elle était très malade elle-même, et elle est morte avant la cérémonie. C’est ce qui a inspiré l’histoire de la vieille doctoresse envoyant le paquet à l’ami malade, qui ne le recevra jamais.

 

La flamme du souvenir

 

Tout cela, cependant, est exprimé via l’acteur qui interprète le rôle central de Chen Sheng : Chen Yongzhong (陈永忠). C’est un  acteur non professionnel, originaire lui aussi de cette même région du Guizhou. Il a interprété le rôle principal dans le premier court métrage tourné par Bi Gan, en 2010, « Tiger » (《老虎》). C’est là que Bi Gan a fait sa connaissance, et il ne l’a plus quitté : Chen Yongzhong est son alter ego comme Lee Kang-sheng est celui de Tsai Ming-liang. Relation fusionnelle, en miroir, qui donne d’excellents résultats à l’écran.

 

Image et musique répondant aux poèmes

 

Le film, cependant, est aussi visuel que sonore, et son unité – au-delà du personnage central - tient en grand partie à la trilogie poésie, musique et photographie.

 

Photographie de Wang Tianxing

 

Signée d’un chef opérateur encore peu connu, Wang Tianxing (王天行), la photographie est en symbiose avec l’atmosphère du scénario. Le Guizhou qu’il filme n’est pas celui des cartes postales et

 

Chen Sheng et son recueil de poèmes

dépliants touristiques, et la brume où est noyé le paysage est plus celle de l’esprit que celle que

 

Jeux de miroir (avec horloge)

 

l’on associe habituellement à la région.

 

Les photos sont des compositions travaillées, où la construction symétrique de base, donnée par un palmier, une flamme, une ampoule incandescente, est rompue par un personnage qui passe, qui ne peut être que transitoire, et qui n’est peut-être qu’une ombre, une illusion dans le cadre, intemporel lui.

 

Musique de Lim Giong

 

Mais l’élément peut-être le plus structurant du film, c’est la musique. Elle est signée Lim Giong (林強), un musicien taïwanais devenu une référence en matière de musique électronique expérimentale.

 

Il a commencé sa carrière, comme acteur d’abord, avec Hou Hsiao-hsien (侯孝贤), avec lequel il a même enregistré un album en 1992 et pour lequel il a composé la musique de trois films, avant de devenir compositeur attitré de Jia Zhangke, dont il

 

Le passé, sur les murs

a composé la musique de tous les films à partir de « The World » (《世界》) en 2004, jusqu’à « A Touch of Sin » (《天注定》) en 2013.

 

Sa partition est onirique et atmosphérique à souhait, mais Lim Giong a en outre utilisé un instrument spécifique de la culture miao de la région du Guizhou, à laquelle appartient Bi Gan : le lusheng (芦笙). Ces sonorités donnent à sa musique des tonalités qui se fondent dans la brume.

 

Le film utilise par ailleurs des chansons comme éléments structurants, et en particulier une chanson taïwanaise populaire de la fin des années 1970 qui revient comme un leitmotiv : Xiao Moli (《小茉莉》), ou Petite fleur de jasmin.

 

Xiao Moli

 

Un film en marge, mais déjà bien parti

 

Bi Gan et son acteur

 

Lim Giong est une formidable référence en matière de musique de film, mais pas seulement, il suggère aussi tout un contexte de films d’auteur représenté par les deux grands réalisateurs avec lesquels il a surtout travaillé.

 

Bi Gan lui-même s’est expressément réclamé de l’héritage de Jia Zhangke. Il a expliqué qu’il a commencé son film avec 3 000 dollars, en demandant l’aide de ses parents et amis, et il est persuadé que l’on va en revenir à une ère de films à petits

budgets, partiellement amateur. Mais Jia Zhangke lui-même a délaissé ce modèle…

 

En fait, le film semble devoir beaucoup plus à Hou Hsiao-hsien, dans la manière de filmer le village, les rues, la réalité de la vie locale.

  

Un autre élément a priori favorable au film est, côté production, l’engagement de Heaven Pictures, qui n’a pas l’habitude de produire des films sans en avoir auparavant testé le réalisateur et les caractères de qualité qu’il promet.

 

Dernière référence, enfin : le passage du film au festival de Locarno a déjà eu un effet positif. Les droits mondiaux du film ont été achetés par China Film International, la joint-venture de China Film et du cinéaste

 

Une photographie

hongkongais Stanley Tong. « Kaili Blues » est bien parti.

 

 

A noter en complément :

 

« Kaili Blues » est une variation de thèmes et de personnages des films précédents de Bi Gan.

Voir l’analyse dans la présentation du réalisateur.

 

Trailer

 

Interview : http://www.filmdeculte.com/people/entretien/Entretien-avec-Bi-Gan-21950.html

 

 

A lire en complément

 

L’article de Brice Pedroletti paru dans Le Monde daté 23 mars 2016 à l’occasion de la sortie du film en France [1], à lire pour les détails sur les débuts de la carrière de Bi Gan et la genèse du film :

Bi Gan, artisan pick-poète.

(le titre renvoie au « Xiao Wu artisan pickpocket » (《小武》) de Jia Zhangke auquel est comparé le réalisateur en France où Jia Zhangke est la référence fondamentale en matière de cinéma chinois)

 

L’interview de Bi Gan dans Libération : Autoportrait d’un jeune prodige chinois

http://next.liberation.fr/cinema/2016/03/22/bi-gan-comme-mes-poemes-n-ont-pas-ete-publies-je-les-insere-dans-mes-films_1441320

 

La critique de Shelly Kraicer (Cinema Scope no. 65, avril 2016)
http://cinema-scope.com/spotlight/kaili-blues-bi-gan-china/

 

 


 


[1] Le même numéro du Monde comporte aussi une longue analyse du film par Jacques Mandelbaum : Epopée sans fin ni début dans l’empire du Milieu (pp. 16-17).

 

 

 

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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