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 « Love After Love » d’ Ann Hui : la splendeur d’une ville disparue

par Brigitte Duzan, 29 décembre 2021

 

Projeté hors compétition à la 77ème Biennale de Venise début septembre 2020, « Love After Love » (《第一炉香》) est le troisième film d’Ann Hui (许鞍华) adapté d’un récit de Zhang Ailing (张爱玲), après « Love in a Fallen City » (《倾城之恋》) en 1984 et « Eighteen Springs » (《半生缘》) en 1997.

 

Le film est adapté de la première des deux nouvelles, regroupées sous le titre « Deux brûle-parfums » (《沉香屑》), publiées par Zhang Ailing dans les premiers numéros de la revue Violet (《紫罗兰》) quand celle-ci fut relancée en avril 1943. C’est l’écrivaine shanghaïenne Wang Anyi (王安忆) qui a écrit le scénario ; elle avait déjà écrit l’adaptation d’une autre œuvre de Zhang Ailing, le roman « La Cangue d’or » (《金锁记》), pour une pièce de théâtre mise en scène par Ann Hui à Hong Kong en 2009.

 

La nouvelle de Zhang Ailing

 

Écrits par une Zhang Ailing de 24 ans, les deux « Brûle-parfum » (《沉香屑》) sont deux volets d’une peinture incisive de la société coloniale hongkongaise au début des années 1940 qui s  

 

Love After Love (affiche pour la sortie en Chine)

eront complétés par « Love in a Fallen City », et dans les trois cas avec une thématique très semblable : l’accent est mis sur le poids d’une société traditionnelle qui enferme les individus dans un carcan de règles et d’interdits et finit par les broyer, surtout les femmes, mais aussi les « sangs mêlés » inacceptables dans la bonne société autant britannique que chinoise.

 

Le premier brûle-parfum, la nouvelle

 

C’est sur ce fond de peinture sociale acérée que Zhang Ailing déroule sa narration, inspirée de sa propre expérience de jeune étudiante à Hong Kong.  C’est « Le premier brûle-parfum » (《沉香屑·第一炉香) qui nous intéresse ici [1]. Zhang Ailing y conte les mésaventures d’une jeune Shanghaïenne, Ge Weilong (葛薇龙), réfugiée à Hong Kong avec ses parents pour fuir la guerre qui fait rage à Shanghai ; quand ceux-ci, au bout de deux ans, repartent chez eux, voulant continuer ses études, elle va frapper à la porte d’une tante, madame Liang (梁太太), pour lui demander de l’aider. Mais celle-ci est une demi-mondaine qui s’est fâchée avec le père de Weilong car elle a « déshonoré » la famille en devenant la énième épouse d’un riche homme d’affaires cantonais ; celui-ci lui ayant laissé une petite fortune en mourant, elle vit dans le luxe en collectionnant les amants. Mais comme elle commence à ne plus pouvoir les attirer autant, Weilong arrive à point pour lui servir d’appât.

 

Ge Weilong est ainsi lancée dans une spirale infernale. Elle tombe amoureuse d’un jeune dandy séduisant, George Qiao (乔琪), frivole et noceur, un « sang mêlé » rejeté et méprisé par son richissime père. Malgré les conseils des uns et des autres, Weilong obtient de sa tante qu’elle intervienne auprès du père pour obtenir un mariage en bonne et due forme. La nouvelle se termine sur une vision infernale d’une rue de Hong Kong au milieu de l’hiver, bordée tout du long de rangées de jeunes filles s’offrant à des marins britanniques à moitié ivres. C’est le Nouvel An lunaire, Weilong passe en voiture aux côtés de son nouvel époux, les feux d’artifice éclatent, et éclairent ses pleurs… Elle aura sans doute le destin de sa tante, mais la fortune en moins.

 

Ce qu’il y a de glaçant dans cette nouvelle, comme dans la suivante, écrites toutes deux d’une plume acérée où les dialogues sont particulièrement percutants, c’est l’ombre de Hu Lancheng (胡兰成) qui plane sur les personnages. On la sent, cette ombre, derrière le séduisant rejeton des Qiao, la pente inéluctable qui entraîne Weilong vers lui étant l’image de celle dans laquelle Zhang Ailing se sent elle-même entraînée : elle épousera Hu Lancheng en 1944. Quand s’éteint le premier brûle-parfum, on pressent le destin qui attend Weilong, à l’aune de celui de l’écrivaine.

 

Le film d’Ann Hui

 

Le film d’Ann Hui, sur le scénario de Wang Anyi, est d’une grand fidélité à la nouvelle dont il rend bien l’esprit, mais il va bien au-delà : il ajoute une touche brillamment colorée qui est celle de la palette d’Ann Hui, revisitant la Hong Kong de Zhang Ailing selon sa vision personnelle d’une ville qui est la sienne.

 

Entre Hong Kong et Shanghai, entre Ann Hui, Zhang Ailing et Wang Anyi

 

Le film d’Ann Hui est une brillante évocation de la vie à Hong Kong avant la guerre, mais vue du côté chinois, y compris les Chinois métisses mal vus de tous les côtés. Contrairement à « Love in a Fallen City », qui est comme le miroir de « Love After Love » [2], les Anglais n’apparaissent pas, donnant une impression de société coloniale cloisonnée, le seul lien entre monde britannique et monde chinois étant constitué par les relations marchandes entretenues entre les deux. Tous ces Chinois sont venus de Shanghai, qui semble très loin, dans un autre univers, mais qui continue à faire sentir son influence à travers le poids des traditions, familiales et sociales.

 

 

Liang Gumu rentrant chez elle

 

 

Or c’est en grande partie ce dont il est question, dans la nouvelle et dans le film, à travers le carcan que ces traditions font peser sur les femmes, thème cher à Zhang Ailing que l’on retrouve chez Ann Hui. Hong Kong apparaît ainsi pour la jeune Weilong, comme pour sa tante avant elle, comme un eldorado promettant libération d’une société patriarcale où les femmes n’ont de statut qu’à travers le mariage. Mais c’est un eldorado illusoire et trompeur : il n’y a pas de salut là non plus pour la femme hors richissime mariage.

 

Le film est centré sur des personnages féminins hauts en couleur, que ce soit la tante de Weilong ou la sœur de George, mais aussi les petites servantes, vives, délurées et impertinentes, dont les rôles sont mis en valeur dans le film comme des rôles de huadan (花旦) dans l’opéra chinois.

 

 

Les deux petites servantes de la tante Liang

 

  

À côté de ces femmes qui tentent de mener leur vie selon leurs propres désirs, limitées seulement par le besoin d’argent – et d’amour - qui les assujettit au monde masculin, les hommes sont de falots personnages, assez aisément manipulables, qu’il s’agisse du père de George, ou du sympathique homme d’affaires ancien amant de la tante de Weilong, Situ Xie (司徒协). On retrouve dans ces personnages masculins une caractéristique, aussi, des romans de Wang Anyi – Wang Anyi dont on a fait l’héritière de Zhang Ailing, comparaison dont elle n’a d’ailleurs cessé de se défendre, en ne reconnaissant comme similitude entre elles que leur passion commune pour la vie urbaine[3].

 

Splendeurs de la vie à Hong Kong avant la guerre

 

Plus que tout autre film d’Ann Hui, « Love After Love » peut être vu comme un hymne à la Hong Kong d’avant la guerre : une ville brillante dans l’écrin de sa baie, dans une nature subtropicale luxuriante offrant un cadre idéal à la vie fastueuse d’une société coloniale à l’apogée de son éclat.

 

 

Magie des tentures, des voilages

 

 

Hong Kong, c’est la ville d’Ann Hui, mais celle du film est la ville d’avant Ann Hui : elle est finalement aussi imaginaire que les cités invisibles d’Italo Calvino, c’est la ville que nous raconte Ann Hui comme Marco Polo racontait les siennes à Kubilai Khan, en y ajoutant une nuance de nostalgie devant tant de splendeur perdue… même si cette splendeur cachait turpitude et misère. Et comme elle nous peint sa ville avec une équipe des meilleurs cinéastes et techniciens que l’on puisse trouver pour filmer Hong Kong aujourd’hui, le résultat est là : éblouissant.

 

La photographie est signée Christopher Doyle, lui-même hongkongais d’adoption. Il a travaillé entre autres avec Wong Kar-wai. On retrouve dans « Love After Love » son utilisation magique de la lumière, des cadrages qui ouvrent sur la nature comme dans un tableau italien de la Renaissance, et le souci du détail comme autant de natures mortes où jouent les rayons du soleil.

 

Avec lui, il faut saluer le chef décorateur et directeur artistique Zhao Hai (赵海), mais aussi Emi Wada (和田 惠美), créatrice de costumes de scène pour le théâtre et le cinéma, célèbre pour avoir travaillé pour Akira Kurosawa sur les costumes du chef-d’œuvre mythique qu’est « Ran » (《乱》), et ce dès 1985 – Emi Wada qui nous a quittés le 13 novembre 2021 en nous laissant les costumes de « Love After Love » comme dernier témoin de son talent. La partition délicate de Sakamoto vient en point d’orgue accompagner les images.

 

 

Magie des tropiques

 

 

Certaines scènes restent mémorables, et en particulier celles en intérieur, filmées comme en un huis-clos, où la caméra de Doyle capte les reflets de la lumière extérieure sur le moindre objet pour éclairer la demi-obscurité où la tante de Weilong semble elle-même capter la lumière. Tout est si parfaitement structuré, les fleurs des vêtements répondant à celles des vases ou des pots de fleurs sur le bord de la fenêtre, et les arrangements floraux à l’intérieur semblant concurrencer les beautés de la nature à l’extérieur Tout est tellement travaillé, tellement proche de la perfection d’un tableau, qu’on a l’impression baroque que tout cela est faux, n’est qu’un décor, et c’est justement ce dont il est question.

 

On notera d’ailleurs que la majeure partie du film n’a pas été tournée à Hong Kong, ce qui ajoute à l’illusion. Le film a été tourné, à de rares exceptions près [4], dans une île au large de Xiamen : l’île de Kulangsu (Gulangyu 鼓浪屿) – île paradisiaque à la riche histoire inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco qui mériterait un article à part entière [5]. Les maisons luxueuses à l’architecture coloniale rendent particulièrement bien l’image de Hong Kong et l’esprit d’une époque qu’il s’agissait de rendre dans le film. C’est un décor presque en trompe-l’œil, la maison de la tante Liang ayant été repeinte, réaménagée, dans un écrin de végétation et de fleurs plantées pour l’occasion : une vraie création artistique.

 

Il faut enfin saluer le montage de Mary Stephen qui donne du rythme à cette brillante composition.

 

Un mot sur les interprètes

 

 

Yu Feihong dans le rôle de Liang Gumu

 

 

Le choix des acteurs était difficile, vu en particulier les souvenirs que l’on a des autres adaptations à l’écran des récits de Zhang Ailing, voire de l’évocation de Hong Kong par Wong Kar-wai ou autres. Dans ces conditions, les acteurs et actrices d’Ann Hui s’en sortent avec les honneurs, et en particulier Faye Yu (俞飞鸿 ) dans le rôle-clé de la tante de Weilong, Liang « Gumu » (梁姑妈). Eddie Peng (彭于晏) dans le rôle du play-boy George Qiao avait à soutenir des précédents difficiles, entre autres celui du Zhu Hongcai de Ge You (葛优) dans « Eighteen Springs » (《半生缘》) ; mais son interprétation colle parfaitement avec le personnage.

 

 

Ma Sichun dans le rôle de Weilong

 

 

Le plus faible dans le film est celui de Ge Weilong, interprété par une jeune Ma Sichun (马思纯 ) qui paraît tétanisée par le rôle, et d’autant plus éteinte que sa tante est effervescente. On frôle par moments l’inertie irrémédiable, heureusement rattrapée par les autres acteurs ainsi que le jeu de la caméra, et habilement camouflée par le montage.

 

 

Eddie Peng dans le rôle de George Qiao

 

 

Il faut dire qu’elle avait fort à faire pour soutenir la comparaison avec Cora Miao (缪骞人) dans « Love in a Fallen City » (《倾城之恋》) et Anita Mui (梅艳芳) dans « Eighteen Springs » (《半生缘》).

 

 

Lu Zhaolin, l’étudiant appâté

 

 

Les rôles secondaires sont parfaits, en particulier la délicieuse composition toute en demi-teinte de Fan Wei (范伟) dans le rôle de Situ Xie, esthète décadent et attentionné d’une touchante délicatesse.

 

 

Fan Wei dans le rôle de Situ Xie

 

 

Principaux interprètes

 

Ma Sichun 马思纯              Ge Weilong 葛薇龙

Faye Yu 俞飞鸿                 Liang « Gumu »  梁太太(姑妈)

Eddie Peng 彭于晏             Qiao Qiqiao 乔琪乔 (George Qiao)

Fan Wei 范伟                    Situ Xie 司徒协

Isabella Leung 梁洛施         Ji Jie 吉婕

Paul Chun/ Qin Pei 秦沛      Sir Qiao Cheng 乔诚爵士

Janine Chang 张钧甯           Ni'er 睨儿

Zhang Jianing 张佳宁          Di Di 睇睇 [6]   

Yin Fang 尹昉                    Lu Zhaolin 卢兆麟 (l’étudiant en médecine camarade de Ge Weilong)

 

Réflexion a posteriori

 

« Love After Love » apparaît également du point de vue historique comme le troisième volet de la trilogie commencée en 1984 avec « Love in a Fallen City » (《倾城之恋》) et poursuivie en 1997 avec « Eighteen Springs » (《半生缘》).

 

En 1984, le premier film avait été réalisé au moment de la Déclaration conjointe par laquelle la Grande Bretagne et la Chine annonçaient leur accord sur les conditions de la rétrocession du territoire à la Chine, en 1997. C’était donc dans un contexte d’angoisse quant à l’avenir, angoisse renouvelée en 1997.

 

Tourné juste avant les manifestations de 2020 à Hong Kong, « Love After Love » semble conclure une histoire qui s’est refermée sur son passé. Il reste à voir ce que sera le cinéma d’Ann Hui dans le contexte d’une ville qui a perdu son identité et où, une fois les inquiétudes et incertitudes levées, le pire est devenu réalité.

 

Quoi qu’il en soit, « Love After Love » restera l’un des grand films de la réalisatrice, avec les deux autres de la trilogie que l’on pourra appeler « trilogie de Zhang Ailing » (张爱玲三部曲).


 

 


[2] D’où peut-être le choix de ce titre international qui ne semble avoir d’autre logique que de faire un lien entre les deux films autour de l’idée de « love ».

[3] Voir ses réfutations : « Je ne suis pas comme Zhang Ailing »

[4] L’une de ces exceptions étant la séquence où l’on voit Eddie Peng émerger de la mer, près de rochers sombres : cette séquence a été tournée sur la célèbre plage dite « des sables noirs » ou Hac sa hoi tan (黑沙海滩), à Macao. Sables qui n’ont guère plus de noirs que le nom car la municipalité a déversé du sable normal sur la plage pour lutter contre l’érosion. Restent les rochers, que l’on voit dans le film.

[5] L’île a été, avec celle de Shanghai, la première concession internationale en Chine, établie en 1903 pour protéger l’île des visées japonaises, d’où la richesse de l’architecture coloniale. Gǔlàng yǔ 鼓浪屿 signifie « l’îlot où les vagues font un bruit de percussions ».

[6] Nom qui évoque, en cantonais, le terme de hao di 好睇, c’est-à-dire adorable, jolie comme un cœur. Parfaitement adapté à cette jeune « soubrette » digne d’un rôle d’opéra.

 

 

     

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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