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« The Commitment » du réalisateur Lu Jian
par Louise Goyette, 5 novembre 2018
Lu Jian(鲁坚)
a présenté son film en première mondiale lors de la
42e édition du Festival des Films du
Monde de Montréal 2018, sous le titre anglais « The
Commitment », version officielle anglaise du titre
chinois « Maizi de Gaitou »(《麦子的盖头》)
qui signifie littéralement « Voile de Maizi ». Il
s'agit du voile traditionnel rouge porté par toute
nouvelle mariée dans les zones rurales. Entièrement
filmé dans la province natale du réalisateur, le
Guizhou(贵州),
le film est l'adaptation du roman éponyme de
l’écrivain du Hebei Hu Xuewen(胡学文).
Cinéma d'auteur
Après un début de carrière atypique
comme agent de police dans une bourgade du Guizhou,
Lu Jian entreprend sa carrière de réalisateur en
tournant plusieurs films télévisés à suspense, pour
une chaîne diffusée par satellite. Quelques années
plus tard, son rêve de tourner un film d'auteur se
concrétise avec |
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Affiche |
« The Commitment ». Financé et produit par
une société culturelle privée, il s'agit d'une tragédie
romantique ayant pour toile de fond la difficile
transformation d'une société traditionnelle en un Etat
moderne et, en filigrane, le poids de la tradition
patriarcale chinoise sur les relations homme-femme.
Premières scènes
L'histoire de ce film se déroule à l'aube du
XXIe siècle dans les montagnes septentrionales
du Guizhou. La scène bucolique du début du film n'est pas
sans rappeler le style épuré de certains films de
Zhang Yimou(《张艺谋》). Le
film s'ouvre avec un magnifique paysage où l'on aperçoit à
peine, telle une peinture impressionniste, deux personnages
dans une barque rustique sur un lac qu'aucun souffle ne
ride. S'ensuit un gros plan de la femme qui se recouvre
d'un voile rouge, dit « gaitou
盖头
». S'inspirant de toute évidence du légendaire maniement du
rouge par Zhang Yimou, un réalisateur qu'il admire tout
particulièrement, Lu Jian a recours à cette couleur afin
d'établir un point de mire sur différents objets et
vêtements représentant tour à tour la passion, le désir ou
la tristesse. Maizi parle d'une voix douce : « Lorsqu'une
fille dans notre village veut se marier, elle doit se
couvrir d'un voile rouge tout le long du trajet qui la mène
de la maison de ses parents à celle de son futur époux. Le
mari ne peut l'enlever que lorsqu'elle franchit le seuil de
sa maison. Si tu veux être mon époux, enlève-le moi. » Pour Maizi, cela équivaut à une déclaration d'engagement à
vie avec son amoureux, Ma Dougan(马豆亘). Cette scène imprégnée d'une fine sensualité est brillamment
interprétée par l'actrice Xu Cenci(徐岑子).
Développement narratif

La promesse de Maizi |
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Dans un tableau subséquent, Maizi
vaque à des tâches quotidiennes dans sa maison près
du lac quand, soudain, le propriétaire de la mine où
son époux travaille, Lao Yu(老于),
lui annonce qu'il a été gravement blessé et qu'elle
doit immédiatement courir à son chevet si elle veut
le voir vivant une dernière fois. S'emparant
rapidement de son baluchon contenant son précieux
voile |
rouge, elle se précipite dans la vieille
voiture de Lao Yu. La route est longue jusqu'à la carrière
et Lao Yu décide d'arrêter passer la nuit dans un hôtel
géré... par sa maîtresse Lan Jie(蓝姐)
(jouée par l'actrice Liu Zi
刘孜).
Maizi, très inquiète, aimerait se rendre de
suite aux côtés de son mari mais elle est contrainte
d'attendre anxieusement jusqu'au lendemain. Assise dans un
fauteuil près de l'entrée, elle fixe hagarde la
télévision. Les murs recouverts d'un papier peint à motifs
de fleurs kitsch, la nappe de papier cirée ou de plastique
qui recouvre une table désuète et l'air déconfit et angoissé
de Maizi, rendent cette scène surréaliste et lugubre.
Impatiente, dès l'aube elle décide de se rendre à pied
jusqu'à la carrière. Lao Yu la rattrape en voiture et la
persuade de continuer avec lui.
Lao Yu est attiré par Maizi, une
paysanne certes traditionnelle mais sensuelle. Lao
Yu échafaude alors un imbroglio inextricable de
mensonges afin de l'amadouer. Entre autres, il lui
dit que son mari est mort puis, quand elle découvre
qu'il est encore en vie, il lui promet de la
conduire vers lui en échange de faveurs
sexuelles. Elle y consent finalement à contrecœur et
chacun de leurs rapports sexuels |
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Maizi attend patiemment près de
l'entrée |
est suivi du petit sceau rouge tamponné par
Maizi dans un carnet qui garde la comptabilité de leur
arrangement. Il n'est pas exagéré de voir dans le
comportement ignominieux de Lao yu une critique

L'arrangement entre Maizi et Lao Yu |
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des traditions patriarcales chinoises
qui, fortuitement ou consciemment, font écho à la
déferlante de l'affaire Weinstein à l'automne 2017
en Occident. Aussi, le voile rouge de Maizi
acquiert-il dans ce contexte une signification
universelle : Lu Jian lève le voile sur les
agressions physiques et les violences psychologiques
subies par les femmes. |
Dichotomie entre ruraux et urbains
Lorsque la maîtresse de Lao Yu entend
parler de ce qui se passe à la carrière entre son
amant et Maizi, elle va presto les confronter. La
différence entre les deux femmes est flagrante ; la paysanne à la coupe de cheveux carrée, malgré son
infidélité forcée, désire rester fidèle à son mari,
tandis que la maîtresse de son bourreau se présente
comme une femme moderne et émancipée, se traduisant
par |
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Lao Yu et sa maîtresse |
le fait qu'elle fume et porte
un tricot rouge à paillettes très échancré, expression d'une
certaine

Maizi et son baluchon |
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indépendance et d'une
désinvolture sexuelle assumée.
Le film de Lu Jian offre et provoque
une réflexion sur l’écart entre les différents
milieux de vie en Chine, pour ne pas dire entre les
sexes et les classes sociales. Les conditions de
vie, les valeurs et les aspirations varient
énormément, selon la réalité de la situation
quotidienne concrète de chacun, et en particulier
s’agissant des |
femmes. Les évènements tragiques de la vie
de Maizi, une paysanne naïve, abusée donc désabusée,
proposent en quelque sorte un miroir
de la rapide modernisation chinoise qui crée
beaucoup d’iniquités entre les populations urbaines
et rurales, injustices et abus de pouvoir doublement
ressentis par celles qui portent sur leurs épaules
la moitié du ciel d’une société phallocentrique.
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Maizi pense que son mari est mort |

Durant le tournage du film |
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Le film se termine sur une scène
d'une grande beauté : on aperçoit Maizi debout dans
sa barque au loin, s'apprêtant à se jeter dans les
eaux sombres du lac, sans doute afin d'aller
rejoindre son mari.
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Le film de Lu Jian expose habilement
la confrontation « tradition-modernité » qui a été
portée à l’écran de diverses façons depuis le début
des années '80, après la Révolution culturelle,
incluant des acteurs étrangers pour marquer
l’ouverture de la Chine… ou la décadence de
l’Occident. Il lève également un coin du voile — et
c’est probablement le point essentiel du film — sur
les abus |
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Durant le tournage du film |
insoutenables du système patriarcal
millénaire chinois envers les femmes.

Compétition Mondiale - Festival des
Films du Monde, Montréal
- Mention spéciale de qualité |
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Lu Jian a réalisé un film
esthétiquement et techniquement très abouti, grâce
notamment au superbe scénario de Jia Fengrun (贾峰润)
et au jeu impeccable des acteurs, méritant amplement
le succès qu’il rencontre en Chine et sur la scène
internationale.
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Lu Jian et les acteurs à Montréal
(photo Louie.w) |
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Trailer: https://vimeo.com/299359671/68838f987b
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