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A
Toronto, Chen Kaige incite les cinéastes chinois à « cibler
le marché local »
par Brigitte
Duzan, 13 septembre 2012
Selon un
buzz médiatique qui a fait le tour des agences de
presse, lors d’une conférence de presse organisée le
11 septembre au
festival international du film de Toronto
pour présenter son film « Caught in the Web »,
Chen Kaige a
déclaré que « les films chinois devraient plutôt
cibler le marché local », et chercher à satisfaire
le public chinois plutôt que le public
international, d’une manière similaire à Hollywood
qui, selon lui, cible en premier lieu le public
américain.
Chen Kaige
a soutenu ses dires en arguant |
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Chen Kaige lors de sa
conférence de presse à Toronto
(source : Getty Images
North America) |
que le marché du
continent est vaste et prometteur. En outre, selon lui, le
public occidental ne serait pas intéressé par les films
produits dans les pays asiatiques, de même que le public
chinois ne le serait pas par ceux produits en Amérique du
Nord ou ailleurs : problème de fossé culturel empêchant une
identification avec des personnages trop différents.
Ces propos
étonnent, pour une double raison.
D’une part, ils
sont démentis dans les faits, par les statistiques : le box
office chinois n’a jamais été autant dominé par les films
américains qu’aujourd’hui, sauf aux débuts du cinéma en
Chine. Contrairement à ce que déclare Chen Kaige, le public
chinois se passionne pour les films « de Hollywood », ou
tout au moins il se précipite pour les voir, ce qui
dénoterait une forte dose de masochisme si, ne les
comprenant pas, il ne les aimait pas.

Painted Skin 2 |
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Selon les
statistiques officielles, pour les six premiers mois
de l’année en cours, sur les dix films ayant
engrangé les meilleures recettes en Chine, neuf sont
américains, et l’exception chinoise, qui arrive en
septième position, « Painted
Skin 2 » (《画皮Ⅱ》)
(1), est un
cas étonnant de succès au box office dépassant le
précédent record établi par « Let the Bullets Fly »
(《让子弹飞》),
la superproduction de Jiang Wen (姜文).
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Il n’empêche que,
sur ce premier semestre 2012, les films étrangers ont
encaissé les deux tiers des recettes globales des cinémas
chinois (2). C’est l’un des gros sujets d’inquiétude des
autorités chinoises, même si elles préfèrent pavoiser en
citant la courbe de progression du marché global.
D’autre part, Chen
Kaige doit quand même sa notoriété à la Palme d’or que lui a
décernée le festival de Cannes, en 1993, pour
« Adieu
ma concubine » (《霸王别姬》).
Depuis lors, il a fait tout son possible pour se faire une
place sur le marché américain et européen, avec des films
malheureusement tellement médiocres qu’ils ne pouvaient y
avoir aucun succès. Au Canada, sa dernière apparition
remonte à 2002, quand il est venu présenter « Together »,
sorti en France sous le titre « L’enfant au violon » (《和你在一起》),
avec un succès mitigé.
Ces
jours-ci, Chen Kaige est à Toronto pour présenter
« Caught in the Web » (《搜索》),
littéralement « pris dans la toile », comme dans une
gigantesque toile d’araignée : il s’agit d’une jeune
femme soumise à une véritable chasse aux sorcières
lancée sur le web par les internautes à partir d’une
information déformée, allégorie d’un phénomène de
plus en plus inquiétant en Chine.
Le film est
peut-être sorti en grande pompe sur le continent,
mais il n’a pas rencontré le succès escompté.
Sorti la première semaine de juillet, il s’est placé
en deuxième, puis en troisième position loin
derrière « Painted Skin 2 », avec à
peine 17 millions de dollars de recettes au bout de
dix jours, à un moment où il n’y avait guère de
concurrence étrangère sur les écrans chinois.
Le fait
même que « Caught in the Web » soit présenté au
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Caught in the Web,
affiche promotionnelle |
festival de Toronto
montre bien que le réalisateur espère toujours des retombées
sur le marché international, il ne s’en défend pas. Mais
« Caught in the Web » est un produit typiquement « ciblé
pour le public chinois », jouant sur un phénomène de société
spécifique : le film n’a pas suscité l’enthousiasme à
Toronto non plus.
La déclaration du
réalisateur sonne comme une réaction froissée à
l’indifférence affichée par le public occidental. Mais elle
révèle aussi une faille dans les principes esthétiques d’un
réalisateur qui cherche désespérément ses marques.
Elle fait penser à
ce que disait Robert Bresson :
« Il est vain et niais de travailler spécialement pour un public. Je
ne puis essayer ce que je fais, au moment où je le fais, que
sur moi. » (3)
Il est toujours bon
d’en revenir aux classiques.
Qui sont, eux,
universels.
Notes
(1) « Painted Skin
2 », ou « Painted Skin, the Resurrection » (《画皮Ⅱ》) : film du réalisateur mongol Wu’Ershan (乌尔善)
qui reprend les mêmes acteurs que le premier film, de Gordon
Chan, mais dans un tout autre style.
« Painted Skin 2 »
va également à l’encontre des dires de Chen Kaige : il a du
succès partout où il passe, et pas seulement en Chine. (analyse
à venir)
(2) Pour les
statistiques hebdomadaires 2012 :
http://english.entgroup.cn/views.aspx
Et pour l’analyse
des six premiers mois de l’année :
http://chinafilmbiz.wordpress.com/2012/07/08/chinas-box-office-an-excellent-2012-so-far/
(3) Robert Bresson,
Notes sur le cinématographe, Gallimard 1975.
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