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« Nomadland »
de Chloe Zhao interdit de sortie en Chine
par Brigitte Duzan, 13 avril 2021
Récompensée et louée partout après les multiples
prix remportés par son troisième film, « Nomadland »
(《无依之地》),
Chloé Zhao est
une nouvelle victime de la vague d’ultranationalisme
qui sévit en Chine aujourd’hui, après les virulentes
attaques qui ont ciblé l’écrivaine Fang Fang (方方)
à la suite de la publication à l’étranger de son
« Journal de Wuhan » (《方方武汉日记》).
Nomadland célébré aux Etats-Unis, à Venise, à
Londres…
Lors de la 74ème cérémonie (virtuelle) des British Academy Film Awards
(BAFTA) qui s’est tenue à Londres, dans la nuit du
10 au 11 avril dernier, la réalisatrice
sino-américaine Chloé Zhao dont « Nomadland »
bénéficiait d’une dizaine de nominations a remporté
le prix de la meilleure réalisation et du meilleur
film ; pour compléter ce doublé, l’actrice Frances
McDormand a également été couronnée comme meilleure
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Chloé Zhao au festival
du cinéma
américain de Deauville
en 2015
(photo EPA-EFE) |
actrice et le directeur de la photo Joshua James Richards
récompensé pour son travail sur la photographie.
Chloé Zhao avec
Frances McDormand,
actrice principale de
Nomadland |
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En septembre 2020, « Nomadland » avait déjà remporté le Lion d’or à la
Biennale de Venise. Pour couronner le tout, le 1er
mars 2021, Chloe Zhao a été la première réalisatrice
asiatique à être primée aux Golden Globe. Des
milliers d’internautes chinois ont applaudi le
succès de la réalisatrice d’origine chinoise.
Les médias officiels eux-mêmes se sont réjouis de la
récompense historique décernée à la jeune
réalisatrice et l’ont fêtée. Sans même encore avoir
vu le film, les spectateurs |
chinois ont loué la réalisatrice pour son bref discours
d’acceptation sur la compassion, beaucoup regrettant aussi
qu’elle ne puisse faire un aussi beau film en Chine dans les
conditions actuelles de contrôles accrus sur la production
cinématographique. Dans l’ensemble, les internautes se
réjouissaient de voir que le cinéma chinois puisse montrer
ce dont il est capable quand il est libéré des carcans
imposés en Chine même.
… mais interdit d’écran en Chine
Le film devait sortir en Chine le 23 avril prochain, et
Chloé Zhao avait enregistré une vidéo en chinois pour
promouvoir son film auprès du public chinois en soulignant
que le film était le reflet d’un travail de terrain avec de
vrais « nomades », avec des choix de vie qui pouvaient être
source de réflexion.
Mais « Nomadland » a soudain été effacé du web chinois le 5
mars après une nouvelle violente éruption de fièvre
nationaliste, phénomène récurrent ces temps-ci.
Née à Pékin en 1982,
Chloe Zhao (ou Zhao Ting
赵婷)
n’est pas une inconnue. « Nomadland » est son
troisième film, après « The Rider » (《骑士》)
présenté au festival de Pingyao en 2017. Elle est la
belle-fille de Song Dandan (宋丹丹)
,
une actrice de théâtre, longtemps partenaire de
Zhao Benshan (趙本山),
surtout connue pour ses rôles à la télévision.
Elle a publié un message de félicitations à sa
belle-fille en disant qu’elle était devenue une
légende familiale en choisissant une voie dans
laquelle personne ne l’avait encouragée
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Chloé Zhao avec Song
Dandan |
car tout le monde
pensait qu’elle n’avait aucune chance de réussir ; Song
Dandan terminait son message en souhaitant que son histoire
soit une inspiration pour de nombreux jeunes chinois.
Mais les choses se
sont gâtées quand des internautes ont retrouvé deux
interviews que Chloé Zhao a données dans le passé à des
médias d’information étrangers dont certains passages
semblent avoir été partiellement supprimés a posteriori.
C’est surtout la première interview, donnée au site
australien news.com, qui a mis le feu aux poudres : elle y
déclarait que « les Etats-Unis étaient maintenant son
pays ». Les nationalistes l’ont alors attaquée en
questionnant sa nationalité, sur la foi de cette phrase
malheureuse, et coupée de son contexte, rapportée peu de
temps avant que ne soit annoncée la nouvelle que
« Nomadland » avait passé la censure et allait pouvoir
sortir en Chine
.
L’autre interview a été publiée dans la revue new-yorkaise
Filmmaker Magazine en 2013. Chloe Zhao y expliquait
la genèse de son premier film « Songs My Brothers Taught
Me » (《哥哥教我唱的歌》)
sorti en première mondiale au festival Sundance en janvier
2015, puis projeté en mai dans le cadre de la Quinzaine des
réalisateurs à Cannes. En partie fiction, en partie
documentaire, le film se passe dans une réserve sioux du
South Dakota. Questionnée sur ses raisons pour aller tourner
dans une réserve indienne, la réalisatrice aurait répondu :
« Tout remonte à ma jeunesse en Chine, où tout est mensonge.
On a l’impression qu’on ne pourra jamais en sortir. » Le
film traduit donc l’esprit de rébellion et le désir de fuite
qui en ont découlé, la lutte pour échapper au sentiment
d’enfermement - propos traduits et largement diffusés sur
internet en Chine, et suscitant un tollé.
Au lieu d’ouvrir les bras aux jeunes cinéastes qui ont fait
leurs classes à l’étranger et pourraient revenir couverts de
gloire dans la mère patrie, la porte leur est fermée par des
nationalistes à l’esprit étroit comme aux pires moments de
la Chine populaire. Cela ne fait que renforcer le sentiment
d’enfermement dont parlait Chloé Zhao et susciter encore
plus de désirs de fuite. Le meilleur du cinéma chinois finit
par se faire à l’étranger, en attendant des jours meilleurs.
Mais aussi dans quelques rôles secondaires au cinéma
– c’est elle, entre autres, qui joue le rôle de la
tenancière de maison close (老鸨)
dans « Le Secret des poignards volants » (《十面埋伏》)
de
Zhang Yimou
en 2004 ; elle apparaît aussi dans « Personal
Taylor » (《私人订制》)
de
Feng Xiaogang.
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