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« Only the River Flows » : un film qui surfe sur la vogue du noir en Chine

par Brigitte Duzan, 7 juin 2023, actualisé 24 octobre 2023

 

 

Only the River Flows, affiche du festival de Cannes

 

 

Troisième long métrage de Wei Shujun (魏书均), « Only the River Flows » (《河边的错误》) [1] était en compétition au festival de Cannes 2023 dans la section Un certain regard. En octobre 2023, il était parmi les films en compétition dans la section Hidden Dragons du 7ème festival de Pingyao où il a été couronné du prix Fei Mu du meilleur film. Trois jours après la clôture du festival, le 21 octobre, le film est sorti sur les écrans chinois et a aussitôt battu des records au box-office.

 

Le film suit l’enquête d’un policier à la recherche d’un assassin dans une petite ville où s’est passée une série de meurtres. Il est adapté par le réalisateur et son co-scénariste Kang Chunlei (康春雷) d’une novella (中篇小说) énigmatique de Yu Hua (余华) datant de 1988 : « Erreur au bord de l’eau » (《河边的错误》) [2]. C’est peut-être bien de là que viennent les problèmes essentiels du film.

 

 

 Affiche pour la sortie en salle en Chine

 

 

Le scénario

 

L’histoire se passe en 1995 au sud de la Chine, dans une petite ville au bord d’une rivière – le film a été tourné à Nanfeng (南丰), dans le Jiangxi. C’est là qu’est trouvé le corps d’une femme, une vieille femme solitaire qui élevait des oies et avait adopté un « fou ». Ma Zhe (马哲), chef de la police criminelle, vient mener l’enquête et arrête le premier suspect, le fou bien sûr, ce qui lui vaut les félicitations de ses supérieurs. Mais ce résultat ne le satisfait pas et plusieurs indices l’incitent à continuer ses recherches en sondant les personnalités et les comportements des autres suspects : une femme dont le sac à main a été retrouvé sur les lieux du crime ; son ami poète ; le coiffeur, accueillant les policiers tout sourire en leur disant qu’il les attendait… un jeune suicidaire qui avalera peu après une overdose de somnifères…

 

L’enquête progresse en dévoilant peu à peu une histoire complexe derrière chacun des suspects, bien plus pathétiques que criminels, mais surtout elle devient de plus en plus opaque au fur et à mesure que le policier perd progressivement pied. Les scénaristes ont en effet ajouté un élément supplémentaire à l’intrigue : alors que sa femme est enceinte, les analyses médicales décèlent une tare génétique qui pourrait handicaper le développement mental du bébé, mais elle refuse d’avorter. La tension familiale couplée à celle de l’enquête semble affecter le policier ; il présente sa démission, mais elle est refusée. Il fait des cauchemars et paraît sombrer dans la folie.

 

La novella de Yu Hua

 

« Erreur au bord de l’eau » (《河边的错误》) fait partie des novellas de Yu Hua publiées entre 1987 et 1990 qui, chacune dans un style différent, sont représentatives de l’écriture d’avant-garde caractéristiques de cette période. C’est une fausse intrigue policière dont l’intérêt ne réside pas dans la série de morts ni dans l’enquête cherchant à en élucider le mystère, qui semble d’ailleurs assez peu mystérieux. Yu Hua se joue en fait des clichés du genre en s’attachant bien plus à dépeindre des personnages étranges, torturés, comme si tout le monde, finalement, avait un côté sombre caché sous les apparences : une jeune fille sous la coupe d’une mère despotique, cloîtrée chez elle sans pouvoir sortir voir son ami poète, tout aussi perturbé, et un jeune suicidaire à la personnalité tout aussi complexe.

 

 

La novella de Yu Hua

 

 

C’est après la présentation du court métrage « On the Border » (《延边少年》) à Cannes en mai 2018 que son producteur a envoyé la novella de Yu Hua à Wei Shujun. Mais ce n’est qu’après le festival de Cannes 2020 où le film suivant, « Striding into the Wind » (《野马分鬃》), était en sélection officielle, que Wei Shujun a décidé d’adapter le récit de Yu Hua, et ce non pour l’intrigue, mais pour le caractère énigmatique des personnages et surtout l’atmosphère qui se dégage d’une histoire insaisissable qui tend vers l’absurde et l’inachevé. On sent la réalité s’effriter sous les pieds du policier qui en perd peu à peu ses repères et jusqu’à sa sanité mentale. Le fou réussit à s’évader, mais lui finit à l’asile.   

 

De la novella au scénario

 

C’est cette atmosphère que Wei Shujun a voulu rendre dans son film, par l’image. Celle-ci est superbe et réussie, mais le scénario s’est enlisé dans des ajouts de caractère réaliste de deux sortes :

-    les uns visent à caractériser l’époque : c’est le sens de la première séquence qui nous montrent un enfant jouant au gendarme et au voleur dans un immeuble en train d’être détruit ; c’est le sens aussi de la reconversion du cinéma local en bureau de police, car « plus personne ne va plus au cinéma. » Si les premières images sont l’image d’un pays en total bouleversement, il pourrait aussi bien s’agir des années 1980 ou 2000 ; en revanche, l’histoire du cinéma est bien caractéristique des années 1990 qui ont enterré littéralement le brillant cinéma des années 1980 avec conjointement la montée des exigences de rentabilité pour les studios et le développement de la télévision.

 

Mais l’atmosphère de la période est bien mieux rendue par la pluie qui ne cesse de tomber, et le fait que le film est en majeure partie tourné le soir ou de nuit, dans des éclairages faibles ou de fortune, en particulier la lampe électrique pour reconnaître les corps au bord de l’eau. L’atmosphère des années 1990 suggérée aussi par les pressions exercées par sa hiérarchie sur le policier pour qu’il termine au plus vite son enquête et que l’on puisse classer le dossier : il faut aller vite, être efficace, c’est la politique du moment.

 

-    les autres ajouts visent à ajouter un semblant d’action à un récit entièrement tourné vers l’aspect psychologique des motivations de chacun. L’enquête policière initiale est doublée des problèmes familiaux du policier, liés au risque de la grossesse en cours et de la volonté de sa femme de donner naissance à l’enfant. Comme s’il fallait un facteur supplémentaire pour justifier que le policier perdre pied dans son enquête.

 

Ces éléments surajoutés ne sont pas, ou sont très mal, intégrés à la trame scénaristique adaptée de la novella ; ils en apparaissent comme des excroissances qui ruinent la subtilité du texte initial – même si ce n’est pas le meilleur de Yu Hua. Le cinéma reconverti sent l’artifice, cher au réalisateur comme s’il voulait persévérer dans son leitmotiv cinématographique repris de ses films antérieurs où le cinéma jouait un rôle dans le déroulé de l’intrigue. Ici le parallèle fait entre cinéma et enquête fait long feu.

 

Par ailleurs, le scénario pêche aussi par quelques détails qui ne paraissent guère véridiques : on s’étonne que la jeune fille, même sous le coup de la frayeur, oublie son sac tout neuf au bord de l’eau, et qui plus est avec à l’intérieur une cassette qui va permettre aux policiers de trouver leur troisième suspect. Le flou sur la psychologie des personnages, dans le contexte d’un tissu urbain lui-même à peine esquissé, est beaucoup plus subtil dans le récit de Yu Hua, sans ficelles superflues. Enfin, le rétablissement final du scénario dans un sens conforme aux exigences de la censure, mais en totale contradiction avec l’évolution de l’intrigue et du personnage de Ma Zhe, est sans doute pensé comme un retournement inattendu de la situation, mais de manière difficilement crédible.

 

Dans ces conditions, c’est sur l’image et le jeu des acteurs que repose le succès potentiel du film.

 

Photographie et acteurs

 

Photographie

 

La photographie est signée Chengma Zhiyuan (程马志远), le chef opérateur qui s’est fait connaître pour son travail sur la photo de  « Fire on the Plain » (平原上的火焰) de Zhang Ji (张骥) sorti en 2021 et adapté de la nouvelle « moyenne » de Shang Xuetao (双雪涛) « Moïse dans la plaine » (《平原上的摩西》). « Fire on the Plain » est une histoire de neige et de feu, « Only the River Flows » est une histoire d’eau et de boue, avec les couleurs correspondantes entre noir et fange, avec une tendance à l’opaque, qualité principale du scénario.

 

Il a choisi de tourner sur pellicule, pour avoir le grain et la texture des films des années 1990. Les intérieurs, en particulier ceux des petits bouibouis où se restaure Ma Zhe, ont les couleurs typiques, un peu passées, des films de ces années-là.

 

Ajoutons aux qualités techniques du film le montage nerveux et elliptique au besoin de Matthieu Laclau. Cependant, à près de deux heures, le film est trop long et use inutilement les nerfs du spectateur dans les dix dernières minutes.

 

Acteurs

 

Ma Zhe est interprété par Zhu Yilong (朱一龙), acteur sorti en 2010 de l’Institut du cinéma de Pékin et devenu célèbre pour son interprétation du rôle de Mo Sanmei (莫三妹) dans le film « Lighting Up The Stars » (《人生大事》) de Liu Jiangjiang (刘江江) sorti en juin 2022 et grand succès au box-office chinois ; le rôle lui a valu un prix au festival du Coq d’or en 2022. L’acteur en tête d’affiche a aidé à débloquer des financements.

 

 

Zhu Yilong dans le rôle de Ma Zhe

 

 

Les autres sont moins connus, mais justement très bien choisis :

- Chloe Maayan, ou Zengmei Huizi (曾美慧孜), dans le rôle de la femme de Ma Zhe, est l’actrice qui jouait le rôle de Pingping (萍萍) dans le film de Diao Yinan (刁亦男) « Le Lac aux oies sauvages » (《南方车站的聚会》), mais aussi un rôle secondaire dans le film de 2018 de Bi Gan (毕赣) « Long Day’s Journey into Night » (《地球最后的夜晚》), comme s’il s’agissait pour Wei Shujun de marquer ainsi son appartenance à ce courant artistique du cinéma chinois actuel.

- Hou Tianlai (侯天来) : le chef de Ma Zhe.

- le co-scénariste Kang Chunlei (康春雷) : le fou.

- Tong Linkai (佟林楷) : l’assistant de Ma Zhe.

 

Un film qui cultive la mode du noir

 

Avec « Only the River Flows », Wei Shujun sacrifie à la vogue actuelle du film noir en Chine, sur les traces évidentes de Diao Yinan (刁亦男) et de son « Lac aux oies sauvages » auquel il a emprunté l’actrice Chloe Maayan, comme une citation. Le fait d’avoir situé son film dans le passé est une ficelle bien connue pour éviter des ennuis avec la censure, mais avoir choisi les années 1990 permet aussi de se replacer à une époque de l’histoire chinoise glorifiée comme étant celle du boom économique. C’est cependant aussi une époque sombre car le boom n’a été possible que grâce au licenciement brutal de milliers de travailleurs.

 

 

Nuit et pluie

 

 

C’est justement le contexte d’un autre film noir passé quasiment inaperçu, mais auquel Wei Shujun a beaucoup emprunté, à commencer par l’histoire de tueur en série, la pluie incessante et l’obscurité de beaucoup de séquences pour suggérer l’atmosphère délétère de ces années 1990 : « Une pluie dans fin » (《暴雪将至》) ou « The Looming Storm » de Dong Yue (董越) sorti en première mondiale en octobre 2017 au festival de Tokyo où il a obtenu le prix de la meilleure contribution artistique. Ce serait le moment de rendre hommage à Dong Yue pour le caractère novateur de son film, à l’aube de la vogue du noir en Chine.

 

 

Image finale, tout est bien qui finit bien

 

 


 


[1] Le titre chinois du film correspondait initialement au titre international : Zhi you heshui zai liu《只有河水在流》. Il a ensuite été remplacé par le titre de la nouvelle de Yu Hua : « Erreur au bord de l’eau » 《河边的错误》.

[2] Traduite en français, par Nadine Pierront, et publiée avec « Un monde évanoui » (世事如烟) dans le recueil portant ce titre, Philippe Picquier, 2003.

 

 

 

     

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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