« Sun Wukong
abat par trois fois la démone aux os blanc » :
un film de 1960
d’après l’opéra de Shaoxing
par Brigitte Duzan, 30 novembre 2018
« Sun Wukong abat par trois fois la Démone aux os
blanc » (《孙悟空三打白骨精》)
[1]
est un film coréalisé en 1960 par Yang Xiaozhong (杨小仲)
et Yu Zhongying (俞仲英)
d’après un opéra shao adapté d’un épisode du
célèbre roman « Le Voyage en Occident » (Xiyouji《西游记》)
de Wu Cheng’en (吴承恩),
l’un des « Quatre Grands Livres » de la littérature
chinoise classique.
Un épisode du Voyage en Occident
Ce grand classique du 16e siècle raconte
le voyage du célèbre moine bouddhiste Xuan Zang (玄奘),
ou Tang Sanzang (唐三藏),
parti au 7e siècle en Inde chercher des
textes bouddhistes pour les rapporter en Chine et
les traduire en chinois. Il a lui-même écrit le
récit de son voyage : « Le rapport du voyage en
Occident à l’époque de la grande dynastie des Tang »
(《大唐西域记》)
[2].
Le film de 1960,
affiche
Si son récit est sérieux et littéraire, celui de Wu Cheng’en
se présente plutôt comme un roman fantastique dont le
personnage principal est, autant que le moine, le Singe Sun
Wukong (孙悟空)
qui s’est autoproclamé Grand Saint égal du Ciel après y
avoir semé la pagaille et que le Bouddha a forcé, pour
racheter ses fautes, à accompagner le moine dans sa quête
des sutras en le protégeant des esprits maléfiques qui le
menacent. Le moine a aussi deux autres compagnons de route :
le cochon Zhu Bajie (豬八戒)
et le « bonze des sables » Sha Heshang (沙和尚),
eux aussi punis pour leurs fautes antérieures.
Le Voyage vers
l’Ouest, les quatre personnages, peinture du
Yuanmingyuan
C’est donc un petit groupe de quatre personnes qui
progressent lentement dans un pays désertique, aux confins
du monde connu : un terrain semé d’embûches. En fait, le
roman relate comment le moine, aidé de ses trois compères,
échappe aux 81 calamités qu’il doit surmonter pour parvenir
à l’état de bouddha. Il atteint la frontière avec l’Inde au
chapitre 87. Douze chapitres plus tard, il arrive à sa
destination, le Pic du Vautour, où il reçoit les sutras des
mains du bouddha. Le voyage de retour s’achève au chapitre
100, qui dépeint les récompenses de chacun, dont
l’immortalité pour Sanzang et le Singe.
Dans l’épisode dont l’opéra est adapté, ils sont
confrontés à la « démone aux os blancs » (bai gu
jing
白骨精)
et à sa troupe de « démons » (yao guai
妖怪).
La situation est d’autant plus dangereuse que
consommer la chair du moine serait un antidote
précieux aux fautes commises qui les maintiennent
dans leur peau de démons ; ce pourrait être pour eux
la voie vers l’immortalité.
La Démone se transforme trois fois, en une jeune
fille, puis sa mère venant pleurer sa fille et enfin
son père venant pleurer sa fille et son épouse,
avatars qui chaque fois sont démasqués par le Singe
et dûment éliminés tandis que le moine lui reproche
son manque de compassion et finit par le chasser en
le renvoyant à sa montagne et à ses sujets singes.
Mais son manque de clairvoyance le fait tomber tout
droit dans le dernier piège tendu par la Démone ;
capturé et sur le point d’être transformé en ragoût,
il est sauvé in
extremis par le Singe qui a pris l’apparence de la mère de
la Démone, conviée au banquet.
L’opéra reprend l’image des personnages telle que
l’ont fixée la tradition et les conventions, mais
avec quelques modifications. Le moine Sanzang n’a
pas sa monture, le cheval-dragon, ex-troisième fils
du Roi Dragon des mers du Sud, condamné à mort, mais
gracié par Guanyin. La modification essentielle,
cependant, est surtout dans le caractère du moine :
l’opéra en fait un personnage naïf, confit dans sa
dévotion, et aveugle aux dangers du monde extérieur,
qui ne parvient à y échapper que grâce au Singe. Il
y a un effet satirique et comique dans cet
aveuglement du moine aux réalités du monde, qui en
fait une proie facile face aux illusions créées par
la Démone, contre laquelle sa foi et ses prières ne
sont d’aucun secours, au contraire.
C’est le Singe le héros de l’histoire. C’est lui qui
est clairvoyant et qui, en outre, possède les
pouvoirs magiques qui lui permettent de lutter
contre la Démone et ses sbires. Sans doute n’est-ce
pas un hasard, il a été formé, lui, par un maître
taoïste qui maîtrisait les 72 transformations et
savait se déplacer sur les nuages. Il est, comme
l’explique le roman, muni de son arme magique, qui
lui a été donnée par le
Sun Wukong abat par
trois fois
la Démone aux os
blancs, illustration
en lianhuanhua
par Zhao Hongben
Roi-Dragon des Mers de l’Est : l’ancien pilier utilisé jadis
par le Grand Empereur Yu pour combler la mer, et rapetissé
pour en faire une arme que le Singe puisse tenir en main :
c’est le Bâton Cerclé d’Or que Sun Wukong manie avec une
dextérité prodigieuse et qui élimine les impétrants.
En revanche, l’opéra ne retient pas ses autres attributs,
qu’il a forcé les autres Rois-Dragons à lui donner : une
cuirasse d’or, un casque d’or à plumes de phénix, et des
bottes brodées de perles pour courir sur les nuages.
L’intrigue est resserrée sur l’affrontement de la Démone,
avec un Singe en butte bien plus à l’aveuglement de son
maître qu’aux menaces de la sorcière et de ses démons.
Le film de 1960
Le film de 1960,
encart publicitaire
Le film commence par un travelling sur un paysage de
shanshui : montagnes noyées dans la brume où apparaît
une plate-forme comme une scène de théâtre. Apparaissent les
quatre personnages, plus le cheval de Xuanzang que le film a
réintégré dans la mise en scène.
Xiao Liu Lingtong avec
Zhou Enlai
lors d’une
représentation en 1957 à Pékin
Les réalisateurs ont voulu donner une représentation
plus réaliste de la caverne de la sorcière que la
représentation stylisée de l’opéra, mais
l’interprétation, les costumes et les maquillages
sont les mêmes, y compris le masque de la Démone,
inspiré par un masque des danses Cham (du Tibet,
Népal, Bhoutan) : le masque squelette.
Les principaux acteurs sont ceux qui ont créé les
rôles à l’opéra : dans le rôle du Singe, Liu
Lingtong (六龄童,
1924-2014), troisième génération d’une famille
d’acteurs de Shaoxing qui excellait dans cet opéra,
son frère Qi Lingtong (七龄童)
dans le rôle de Zhu Bajie, et son fils Xiao Liu
Lingtong (小六龄童)
dans le rôle du petit singe, qui deviendra aussi une
référence pour ce rôle. Quant au rôle de Xuanzang,
il est interprété par Xiao Changshun (筱昌顺,
1911-1970) qui était le directeur adjoint et
artistique de la troupe de l’opéra Shao.
Le film a contribué à fixer la tradition
d’interprétation de ces rôles. Ils sont repris quasi
mimétiquement aujourd’hui encore par les interprètes
actuels, comme en témoigne la représentation donnée
le 28 novembre 2018 au théâtre 71 de Malakoff où le
masque de Zhu Bajie était repris à l’identique, de
même que les maquillages et les masques de la Démone
et des démons. Quant au rôle du Singe, il était
interprété par Liu Jianyang, disciple de Liu
Lingtong.
Liu Jianyang et Yao
Baiqing dans
les rôles de Sun
Wukong et Zhu Bajie
(représentation de
l’opéra au théâtre de Malakoff, 28.11.2018)
Le film de 1960 (sous-titres chinois)
Le film : anecdotes et allusions oubliées
Les masques squelettes
des danses cham du Tibet
A la fin des années 1950, l’intrigue de la pièce
avait des implications toutes autres que le simple
divertissement qu’elle est devenue, faisant du moine
un naïf facile à rouler. Quand le film a été tourné,
en 1960, c’est dans un contexte politique où la
lutte des classes était au premier rang.
Contrairement au moine perdu dans ses songes creux
et ses récitations de sutras, le Singe était le personnage
astucieux seul capable de démasquer les
ennemis de classe. La pièce, et le film, étaient
donc porteurs d’un message politique caché, mais qui
n’échappait à personne.
Au lendemain de la chute de la Bande des quatre,
c’est un autre symbole encore que représentait la
Démone aux os blancs (ou Sorcière squelette) : c’est
l’un des nombreux surnoms que l’on a donné à Jiang
Qing.
Selon une autre anecdote, la pièce a également été adaptée en opéra
de Pékin au début des années 1960. Or, celui qui a
réalisé l’adaptation était ce même
Shi Peipu (时佩璞)
célèbre non
La Démone dans le film
de 1960
tant comme acteur et auteur d’opéra, mais comme
espion, obtenant ses informations d’un employé
Le rôle de la Démone
aujourd’hui
(représentation à
Malakof, 28.11.2018)
de l’ambassade de
France avec lequel il a eu pendant plus de vingt ans
une relation intime en se faisant passer pour une
actrice d’opéra, ce qui lui a valu le surnom de M.
Butterfly d’après le titre du film que l’affaire a
inspirée à un auteur américain. Ce qui donne encore
un autre niveau d’interprétation au personnage du
Singe, et à la myopie du moine.
Traduction en français
Sun Wukong par trois fois abat la démone au squelette blanc,
extrait du « Voyage en Occident », ouvrage bilingue avec
pinyin, tr. Durand-Sun Chaoying, You Feng, avril 2016.
[1]Démone
aux os blancs 白骨精,
également traduit Sorcière Squelette.
[3]
Opéra Shao (绍剧)
de la province du Zhejiang, encore appelé
Shaoxing Luantan (绍兴乱弹),
c’est-à-dire joué librement. De nombreuses
adaptations du « Voyage en Occident » ont été créées
dans les années 1940 par une grande famille
d’artistes de Shaoxing dont les acteurs actuels sont
les descendants et élèves. Le Singe bat trois
fois la Démoneaux os blancs est l’une
des pièces les plus célèbres du répertoire de cet
opéra, dans une tradition qui s’est perpétuée
quasiment inchangée jusqu’à nos jours.