« Xuanzang » :
un film qui ne se résume pas à de beaux paysages
par Brigitte Duzan, 5 novembre 2016
« Xuanzang » (《大唐玄奘》),
nous dit-on, est la première coproduction sino-indienne,
c’est aussi le film que la Chine a choisi pour la
représenter aux Oscars de 2017. C’est un film de
Huo
Jianqi (霍建起),
qui avait des atouts certains pour être une réussite : un
sujet fascinant, rarement traité au cinéma
[1],
des conseils éclairés du maître bouddhiste Xinhai
(心海法师),
une photographie somptueuse, une recherche de la précision
historique et une interprétation inspirée de Huang Xiaoming
(黄晓明)
dans le rôle du célèbre moine.
Il est vraiment dommage que le scénario soit grevé de
lourdeurs inutiles, et que le montage n’ait pas été plus
rigoureux : le film est bien trop long. Tel qu’il est, c’est
cependant un film intéressant qui mérite le détour et laisse
songeur à plus d’un titre, ne serait-ce que par les messages
liminaires qui se profilent derrière l’image et les
dialogues, comme la plage sous les pavés… il ne faut pas
oublier que c’est une (co) production China Films.
Xuanzang
Commençons par le scénario.
Un scénario sur les traces de Xuanzang
Le film retrace le parcours du moine tel qu’il est connu à
partir de son propre « Mémoire sur les contrées de l’ouest »
(《大唐西域记》)
[2],
écrit à son retour à Chang’an à la demande de l’empereur
Tang Taizong, rédigé avec l’aide du disciple Bianji (辨机)
et achevé en 646. C’est un document remarquable sur les
contrées traversées et un tableau du bouddhisme de son
temps, bien plus intéressant que la biographie un tantinet
hagiographique de Xuanzang par son disciple Huili (慧立).
En effet, il révèle aussi le caractère du moine pèlerin :
personnage doté d’une volonté opiniâtre, et d’un esprit
curieux et vif, qui n’est pas dupe des apparences. S’il
relate les faits miraculeux de la légende du Bouddha, c’est
avec une saine prudence. En fait, la foi de Xuanzang est
empreinte du sentiment du déclin du monde, et de l’approche
de temps difficiles, lié aux croyances maitreyennes qui
étaient les siennes.
Une enfance en flashback
Le film passe sur l’enfance et la jeunesse de Xuanzang, pour
se concentrer sur les étapes essentielles de son voyage. Son
enfance est évoquée dans un flashback qui tient du rêve
éveillé, dans l’un des rares moments de désespoir du moine,
alors que, à cours d’eau, il pense ne jamais pouvoir
survivre à la traversée du désert. Mais c’est une évocation
qui tient de la légende dorée, avec un Xuanzang sauvé des
eaux comme Moïse, dans une panière dérivant au fil du
courant…
En réalité, Xuanzang est né en 602 dans le bourg de Goushi (缑氏镇),
district de la ville de Luozhou (洛州)
qui était alors la capitale du Henan, c’est-à-dire
aujourd’hui Luoyang (洛阳).
La famille avait compté nombre de notables depuis les Han,
son père était magistrat sous les Sui, et il était le plus
jeune de quatre enfants, élevé par leur père dans
l’observance des rites confucéens.
Son père meurt en 611, et il va vivre avec son frère aîné au
monastère de la Terre pure ou Jingtu (净土寺)
à Luozhou. Il y est ordonné novice dès l’âge de 13 ans. En
618, en raison des troubles accompagnant la chute de la
dynastie des Sui, il s’enfuit avec son frère à Chang’an,
devenue capitale de la nouvelle dynastie des Tang, puis à
Chengdu où il est ordonné moine en 622, à l’âge de vingt
ans. Il laisse ensuite son frère pour revenir à Chang’an
continuer ses études, du bouddhisme, mais aussi du sanskrit
à partir de 626.
Les contradictions dans les textes le persuadent de la
nécessité d’aller en Inde, aux sources de la religion. En
629, un rêve achève de le convaincre de se mettre en route.
C’est là que commence le film.
Un périple de dix-sept ans
La carte du voyage, de Chine en Inde
et retour
Après une séquence introductive inutile, le voyage est
divisé en deux parties, l’une en Chine et l’autre en Inde,
avec des acteurs chinois d’un côté, indiens de l’autre,
division correspondant à la structure de coproduction du
film.
1.
Chine.
Les vestiges de la
Grande Muraille près de la passe de Yumen
Nous sommes donc à Chang’an. Premier problème : l’empereur
étant en guerre avec les tribus turques de l’ouest, il a
interdit tout voyage dans ces régions, Xuanzang ne peut donc
partir avec une autorisation en bonne et due forme. Il doit
ruser pour se faufiler hors de la ville. A Liangzhou (凉州),
on le prend pour un espion, puis à Guazhou (瓜州),
aujourd’hui Anxi (安西),
à l’autre bout du corridor du Hexi, il doit convaincre le
gouverneur, Li Chang (李昌),
de le laisser passer, et le problème se repose une fois
qu’il est arrivé
à la passe de Yumen, ou Porte de Jade (玉门关),
qui, à l’extrémité ouest de la Grande Muraille, est alors la
limite des territoires contrôlés par l’empire des Tang
[3].
Yumen, c’est la fin du monde civilisé.
Xuanzang est venu à bout des obstacles, mais il est seul. Il
continue jusqu’à Hami, arrive à Turpan… En chemin, le
scénario lui ménage quelques rencontres habilement choisies
pour animer son parcours : en sortant de Guazhou, il
rencontre un marchand qui parcourt la Route de la Soie en
emportant des vers à soie en fraude ; puis attire un
disciple, Shi Pantuo (石槃陀),
qui le laisse cependant poursuivre seul au bout d’un certain
temps ; il rencontre aussi une jeune fille énigmatique qui
semble surgie du désert. Dans son Mémoire,
Le gouverneur de
Liangzhou (interprété par Xu Zheng)
Xuanzang raconte une attaque de bandits, mais le film a
négligé cet épisode. En revanche, Xuanzang a une longue
discussion avec le gardien d’une tour de guet qui est là
depuis sept ans, au bord du désert, et se morfond dans sa
solitude en rêvant du jour où il pourra revenir à Chang’an.
Le roi de Gaochang
éploré priant Xuanzang de se nourrir
Xuanzang manque ensuite de mourir en traversant le désert du
Taklamakan. Mais il finit par arriver à Yiwu, et de là
continue jusqu’au royaume de Qocho, ou Gaochang (高昌)
qui était, parmi les oasis du Tarim, au sud des monts
Tangshan, le royaume plus proche de l’empire des Tang. Il
était depuis 501 gouverné par une famille originaire de la
commanderie de Jincheng (金城auj.
Lanzhou) dans le Gansu, la famille Qu, qui, en 607, avait
fait allégeance à la dynastie des Sui.
C’est Qu Wentai (麴文泰)
qui accueille Xuanzang dans son
royaume en 629
[4].
Fervent bouddhiste, il l’accueille à bras ouverts, et tente
de le forcer à rester à Gaochang, en ne lui donnant d’autre
choix que de revenir à Chang’an, jusqu’à ce que Xuanzang le
fasse céder en refusant de s’alimenter. Xuanzang repart.
Finalement, sur la bordure nord du désert de Taklamakan, il
arrive à Kucha, Ce fut d’abord un
centre de bouddhisme hinayana, alors que Khotan, en bordure
sud du désert, était un centre de bouddhisme mahayana. C’est
de Kucha qu’était originaire le grand traducteur du 5ème
siècle, le moine Kumārajīva (344-413). Xuanzang y est passé
vers 630 et en a laissé des descriptions dans ses écrits. Il
a été reçu par le roi Suvarnadeva, un fervent du bouddhisme
hinayana qui s’était déclaré vassal des Tang
[5].
2.
Inde
Le scénario passe rapidement sur cette partie du voyage, en
évoquant en quelques intertitres le passage par Kashgar,
Samarkande, les plaines d’Asie centrale, puis la traversée
du nord de l’Inde pour montrer Xuanzang arrivant en 637 au
grand monastère de Nalanda, dans le Bihar, pour pouvoir
réaliser son rêve, outre la collecte de textes sacrés :
l’étude du Yogācāra avec le vénérable
Shilabhadra.
Arrivée au monastère
de Nalanda
Après quelques années d’études, il continue en visitant de
nombreux autres lieux sacrés, dont Ayodhya, centre de
l’école Yogacara, Kapilavastu et Lumbini, lieu de la
naissance du Bouddha, puis Kusinagara, lieu de sa mort.
L’empereur Harsha
Il revient à Nalanda en 642, et c’est là qu’il sort
vainqueurd’un débat théologique organisé
à Prayag par l’empereur Harsha, le
Kumbh
Mela.
Cet empereur Harsha sur le territoire duquel se trouvait
Nalanda était un personnage haut en couleur dont le scénario
fait l’un des éléments centraux de cette seconde partie du
film, en Inde.
Cet empire couvrit tout le nord de l’Inde entre 606 et 647,
après la chute de l’empire Gupta. Pendant ce demi-siècle,
l’empereur a assuré paix et prospérité, maintenu des
relations amicales avec la Chine et attiré artistes et
visiteurs religieux, dont Xuanzang qui y passa huit ans. La
conversion de sa sœur Rajyashri semble avoir été
déterminante dans le soutien qu’il a apporté au bouddhisme.
Il a été un grand mécène et a fait de nombreux dons à
Nalanda. En outre, après la première visite de Xuanzang, il
a envoyé une mission en Chine, en 641, et a ainsi été le
premier empereur indien à établir des liens diplomatiques
avec l’empire chinois.
On le décrit aussi comme souvent pris d’exaltation mystique,
donnant ses biens en aumône, biens alors rachetés par les
rois alentour pour les lui rendre. Mais ce serait plutôt
coutume que romantisme, coutume à laquelle il se conformait
tous les cinq ans, « à l’exemple des rois ses aïeux » (selon
le « Mémoire sur les contrées occidentales »). C’est sans
doute l’une des raisons pour lesquelles son royaume a été si
éphémère.
3.
Retour
L’empereur Harsha a couvert Xuanzang d’honneurs, et l’a
raccompagné en grande pompe quand le moine pèlerin est
reparti en Chine. Arrivé à l’oasis de Khotan, Xuanzang fit
parvenir un message à l’empereur Taizong qui envoya une
escorte l’accueillir à Dunhuang. La grotte 103 commémore son
voyage de retour.
Après Dunhuang, Xuanzang est arrivé à Chang’an le 7ème jour
du premier mois de 645. Il refusa les honneurs et se retira
dans un monastère pour se plonger dans la traduction des 657
textes qu’il avait rapportés, avec
Dunhuang, grotte 103
(période 712-765) :
Xuanzang revenant
d’Inde (montré traversant le Pamir,
l’éléphant blanc est
un cadeau de Harsha ; mais, lors d’une attaque
de bandits, l’éléphant
se rua dans une rivière et se noya)
toute une équipe fournie par l’empereur Taizong. On dit
qu’il en a traduit 74 lui-même.
En même temps, à la demande de l’empereur, il entreprit un
immense mémoire sur son voyage, « Mémoire sur les contrées
occidentales » (《大唐西域記》),
achevé en 646, et traduit en français par Stanislas Julien
en 1857
[6].
2. Mais le générique précise qu’il est en partie basé sur un
scénario antérieur de
Xue Keqiao
(薛克翘)
et Mu Jun (木君)
intitulé « Xuanzang » (《玄奘》),
et en partie sur une biographie de Xuanzang écrite par le
maître bouddhiste
Xinhai
(心海法师),
biographie dont le film a repris le titre : « Xuanzang, de
la grande dynastie des Tang » (《大唐玄奘》).
Né en 1945 à Dalian dans le Liaoning (辽宁大连),
Xue Keqiao est diplômé du département de langues orientales
de l’université de Pékin Beida. Puis, à partir de 1982, en
tant que chercheur à l’Académie chinoise des sciences
sociales, il a étudié et traduit de nombreux textes de la
littérature indienne. Il est l’auteur de scénarios et de
livres, sur le bouddhisme en Chine et les relations
culturelles entre Chine et Inde entre autres.
Maître Xinhai
3. Le plus important, cependant, est le moine Xinhai qui, à
bien des égards, ressemble beaucoup à son modèle et sujet
d’étude. Il est né en 1975 dans une famille de fidèles
bouddhistes, dans le district de Zherong, dans le Fujian (福建省柘荣县).
Peu après sa naissance, sa mère se fait nonne, il a donc
grandi au monastère, et il est devenu moine en 1991.
Xinhai lors de la
cérémonie d’inauguration du tournage du film
En 1998, il est invité à enseigner au Centre d’études
bouddhistes du Fujian du monastère Guanghua de Putian (莆田广化寺)
[7],
puis,en 2001, à l’Institut d’études bouddhistes du monastère
Nongchan de Fuzhou (福州农禅佛学院).
En 2002 il devient supérieur du monastère Jinshan de Changle
(长乐市金山寺)
– district de Fuzhou, et en même temps directeur adjoint de
la Société d’études bouddhistes de Changle. En juin 2004, il
est invité à devenir supérieur du monastère Shousheng de la
ville de
Jiangyan, district de Taizhou dans le Jiangsu (姜堰市古寿圣寺),
puis, en juin 2009, celui du monastère Lüshuchan. Il est
membre du conseil municipal de Jiangyan, et directeur
adjoint du centre d’études bouddhistes de Taizhou….
C’est un personnage officiel et charismatique. Il a non
seulement écrit une biographie de Xuanxiang qui a servi de
base au scénario de Zou Jingzhi, mais il s’est en outre
passionné pour le projet du film, en a été l’un des
principaux conseillers, et a participé au tournage. On est
frappé, en voyant certaines images, de voir à quel point
l’acteur Huang Xiaoming finit par lui ressembler par
moments, tous deux semblant investir le personnage de
Xuanzang, et le vivre de l’intérieur comme par un curieux
processus de mimétisme.
Xinhai et Huang
Xiaoming sur le tournage du film
Tout est donc fait pour privilégier le réalisme, basé sur
les meilleures sources. Et l’effet de réalisme est créé à
l’écran par l’image et l’interprétation.
Une image somptueuse et une interprétation hors pair
« Xuanzang » a les qualités techniques d’un film chinois
actuel, privilégiant l’impact visuel avant tout. Malgré la
difficulté d’un sujet centré sur le voyage d’un moine
solitaire,
Huo Jianqi arrive à donner
de la vie à son personnage et à son film. Une palme
particulière revient à l’acteur principal.
Désert photogénique
Les ruines de Nalanda
La première partie du film a été tournée dans le grand ouest
chinois, sur les lieux mêmes qu’a parcourus Xuanzang (une
dizaine de sites dans les provinces du Gansu et du Xinjiang,
y compris le désert du Taklamakan), puis en Inde, dans les
ruines mêmes du monastère de Nalanda. Les détracteurs du
film ironisent : vous pouvez au moins vous caler dans votre
fauteuil et admirer le paysage… Les séquences dans le désert
sont particulièrement réussies… hormis la séquence en
flashback sans doute jugée
nécessaire pour couper la monotonie de cette partie du
parcours.
La photographie est signée Sun Ming (孙明),
et Nie Yunxing (聂运兴)
plus spécialement pour la photographie aérienne.
Recherche de l’authentique
Les costumes et décors sont calqués sur l’iconographie des
documents historiques. C’est vrai tout particulièrement de
Xuanzang, dont l’image à l’écran est remarquablement fidèle
à sa représentation picturale la plus connue, qui se trouve
aujourd’hui au musée de Tokyo, avec sa célèbre hotte pour
rapporter les sutras,
L’écueil, dans ce genre de film, est de dériver vers la
reconstitution pour feuilleton télévisé, et on en est
souvent proche dans « Xuanzang ». La cour de l’empereur
Harsha, en particulier, est aux confins du folklorique, mais
il faut rendre grâce à
Huo Jianqi – ou aux besoins
de la coproduction - d’avoir limité ces séquences au
minimum.
Le film n’évite pas le faux-semblant historique dans les
séquences en Chine, non plus. C’est l’intériorisation du
personnage de Xuanzang qui le sauve, et ce grâce à la mise
en scène, mais surtout à l’interprétation.
Mise en scène ardue
Huo Jianqi avait une tâche difficile, avec deux défis :
d’une part, il lui fallait animer un parcours solitaire ;
d’autre part, il lui fallait éviter le pathos mélodramatique
des productions chinoises habituelles.
Xuanzang / Sanzang,
représentation traditionnelle (Musée national de
Tokyo)
Cérémonie de début de
tournage du film, par maître Xinhai, près d’Urumqi
(derrière Xinhai : Huo Jianqi en chemise à carreaux)
La première tâche a été facilitée par le scénario qui
prévoyait, dans la première partie en Chine, un parcours
ponctué de rencontres, encore fallait-il donner à ces
personnages ponctuels un semblant de véracité. C’est assez
bien fait, grâce à des interprètes qui donnent vie à ces
rencontres épisodiques, avec même une petite nuance d’humour
de temps à autre.
Le mélo n’est cependant pas évité, en particulier dans la
séquence à Gaochang, où le roi s’effondre en larmes devant
un Xuanzang en plein jeûne de protestation,
l’implorant bras tendus de bien vouloir s’alimenter. On le
frôle à d’autres moments, dans la séquence féminine obligée,
par exemple, où la jeune beauté du désert verse une larme en
voyant le moine partir seul, sans parler des scènes à
Nalanda.
Si le film ne sombre pas dans le mélo pur, c’est grâce à
Huang Xiaoming (黄晓明),
dans le rôle que l’on eût volontiers cru impossible de
Xuanzang.
Xuanzang ? Huang Xiaoming
Huang Xiaoming semble vivre son personnage de l’intérieur,
en traduisant non tant le recueillement attendu du moine
pèlerin, que son incroyable détermination à
Huang Xiaoming
poursuivre son voyage jusqu’à son but final, celui qu’il
s’est fixé au départ, et qu’il prolongera une fois arrivé à
Chang’an en passant le reste de sa vie à traduire les textes
rapportés d’Inde.
Le modèle : Xinhai,
entouré de Huang Xiaoming et Purba Rgyal
(acteur tibétain, interprétant le "disciple" Shi
Pantuo)
Ce n’est pas un moine dans le siècle, c’est un moine plongé
dans un univers intérieur traversé par moments de brèves
incursions dans le monde extérieur. Un univers intérieur
essentiellement reflété sur le visage, évitant les discours
superflus sur des points de doctrine qui n’apparaissent que
dans la séquence de Nalanda, en prélude au grand débat du
Kumbh
Mela.
C’est dans cette interprétation que le film trouve tout son
intérêt : si l’on arrive à passer outre ses lourdeurs
appuyées, on est fasciné par l’image donnée de ce moine
splendide ; on comprend qu’il ait pu susciter autant de
ferveur, et on a envie de se plonger dans ce fameux Mémoire
écrit pour l’empereur, et traduit en son temps par un autre
admirateur, le grand sinologue Stanislas Julien.
Le message du film n’est pourtant pas là, ou du moins pas
seulement là.
Après Confucius, Xuanzang
On peut s’étonner du choix d’un moine bouddhiste comme sujet
d’une grosse production officielle de China Films, choisie,
qui plus est, pour représenter la Chine aux Oscars. Car
enfin, le bouddhisme a été la cible de la vindicte du régime
maoïste dès ses débuts, et les monastères ont été
La hotte du film
systématiquement détruits pendant la Révolution culturelle.
S’ils ont été restaurés par la suite, la religion reste sous
surveillance.
La traversée du désert
Mais le bouddhisme a acquis une nouvelle importance ces
dernières années, en particulier avec le lancement de tout
un programme idéologique autour du concept de Nouvelle Route
de la Soie ou « One Belt, One Road » (一带一路),
qui, de manière significative, suit le même tracé que celui
de Xuanzang dans sa partie terrestre chinoise, de Xi’an
(Chang’an) à Urumqi.
C’est toute une
stratégie de développement, qui a un important
volet
culturel
[8],
et religieux. « Xuanzang » en fait implicitement partie. Le
film traduit une volonté du pouvoir chinois de
réappropriation du bouddhisme à ses propres fins, comme il a
tenté de se réapproprier le confucianisme, comme en témoigne
le
« Confucius »
(《孔子》)
de Hu Mei
(胡玫)
– autre superproduction de China Films.
Mais de gros progrès ont été faits en six ans. Si la
reconstitution historique est semblable, un gros effort a
été réalisé sur l’interprétation. Plus de grandes vedettes,
Chow Yun-fat en tête, discréditant toute tentative
d’authenticité, ni de séquence "rose" comme l’entrevue de
Confucius avec Nanzi. Xuanzang fait juste verser une larme à
une jeune fille à peine entrevue à l’orée du désert.
Le didactisme n’a pas disparu pour autant, le message
apparaît à plusieurs reprises,
comme un cheveu sur la soupe. C’est le cas dans la séquence
à Gaochang (encore) : l’épouse de l’empereur demande
gentiment au moine d’indiquer le sutra idoine pour bien
gouverner, et Xuanzang impavide de lui indiquer le Sutra du
Cœur. Ce qui semble légèrement anachronique, vu que ce sera
l’un des principaux textes traduits par Xuanzang mais
un peu plus tard… en attendant, l’empereur bienveillant
gouverne selon le dharma.
Le bouddhisme est revendiqué comme chinois, la transmission
est directe d’Inde en Chine, dans sa forme mahayana, grâce,
entre autres, à Xuanzang ; d’ailleurs, vers la fin du film,
il est bien dit que, alors que Xuanzang prend le chemin du
retour, le bouddhisme est sur son déclin en Inde, mais en
plein essor dans l’empire chinois, et n’attend qu’un grand
maître pour se développer sur des bases solides.
Cette réappropriation a une autre conséquence : celle de
reléguer le bouddhisme tibétain à un rang marginal, ou
inférieur. Bouddhisme tibétain qui revendique son
authenticité de ses sources indiennes…
Il faut aller voir « Xuanzang », et ne pas se contenter de
contempler les paysages.
Le film
Note sur la musique
La musique est très discrète ; elle est du musicien rock,
compositeur de musique d’opéra et critique musical
Wang Xiaofeng
(王晓锋).
La bande-son comporte en outre deux chants, le second, qui
accompagne le générique final, interprété par Faye Wong :
c’est l’une des actrices fétiches de
Wong Kar-wai
qui est crédité au générique comme « conseiller
artistique ».
"Qiannianyibore" (千年一般若)
interprété par Han Lei
韩磊
[般若 bōrěprajña,
la grande sagesse]
Chant
final :"Heart Sutra" interprété par Faye Wong
[9].
王菲献声《大唐玄奘》片尾曲MV《心经》
Eléments bibliographiques
Les classiques
- On Yuan Chwang's
travels in India,
629-645 A.D, by Thomas Watters, London, Royal Asiatic
Society 1904.
- Sur les traces de Bouddha, René Grousset, Paris
Plon 1929, réédition poche 10/18 1966, Perrin 1998,
L’Asiathèque 2007.
Une histoire des pèlerins chinois au 7ème siècle,
et d’abord Xuanzang, avec un tableau de la Chine et de
l’Asie centrale à l’époque des Tang, plus un sommaire du
bouddhisme à la même époque. Fortement inspiré de La vie de
Xianzang de Huili.
- Ten Thousand Miles without a Cloud (sur les traces de
Xuanzang), Sun Shuyun (孙书云),
Harper Collins 2003.
[1]
Hormis les multiples adaptations du roman « Le
voyage vers l’ouest » (《西游记》)
de Wu Cheng’en (吴承恩)
qui ne sont qu’une version hautement fantaisiste du
voyage du moine.
[3]
Aujourd’hui dans le Gansu, à l’ouest du corridor du
Hexi, au bord du désert de Gobi.
[4]
Qu
Wentai se rebellera contre les Tang
en 640 en s’alliant avec les Turcs ; il sera vaincu
par l’empereur Taizong et son royaume annexé par
l’empire chinois.
[5]
En 644, il s’allia avec les Turcs et fut vaincu par
l’empereur Taizong. C’était une région aux alliances
très volatiles. Xuanzang est passé au bon moment.
[7]
Construit en 558, utilisé comme usine pendant la
Révolution Culturelle, mais restauré à partir de
1979, le monastère abrite aujourd’hui un centre
d’études créé en 1983, et compte près de 250 moines.
[8]
Dans le domaine cinématographique avec les
films shaoshuminzu,
et dans le domaine littéraire avec tout un programme
de traductions, voir :
[9]
Le
Sūtra du Cœur est probablement le texte le plus
connu du bouddhisme mahayana, et l’un des plus
importants. Il est appelé ainsi parce qu’il contient
le cœur de l’enseignement de la
Prajñāpāramitā,
un ensemble de textes écrits entre le 1er
et le 6ème siècle dont le thème principal
est la sagesse transcendante ou Prajñā. La
version chinoise la plus connue est la traduction de
Xuanzang.