« Still Life »
et « Dong » : aller-retour entre fiction et documentaire
chez Jia Zhangke
par Brigitte Duzan, 10 novembre 2020
En 2006,
Jia Zhangke a
tourné conjointement, « Still Life » (Sānxiá
hǎorén
《三峡好人》)
et le documentaire « Dong » (《东》)
sur l’œuvre du peintre Liu Xiaodong (刘小东).
« Still Life » a été couronné du Lion d’or à la
Biennale de Venise. En même temps, « Dong » était
présenté à la Biennale dans la section Orizzonti.
En 2020, la superbe exposition
de photographies d’artistes chinois contemporains
de l’abbaye de Jumièges « Les
flots écoulés ne reviennent pas à la source » (东流不作西归水)
[1]
comportait des photographies des deux films, avec en
complément, dans le catalogue, une interview du
cinéaste revenant sur la genèse et le processus de
réalisation parallèle du film et du documentaire.
Les deux films ont été tournés à Fengjie (奉节).
Située sur le Yangtsé, en amont du barrage des
Trois-Gorges, c’est l’une des nombreuses villes qui
ont été submergées lors de la mise en eau du
barrage. Les maisons ont été détruites
Dong, l’affiche de la
Biennale de Venise
avant d’être englouties sous les eaux, et la plupart des
habitants ont été relogés dans une ville nouvelle construite
à une vingtaine de kilomètres en amont.
Still Life, affiche
chinoise
À la sortie de « Still Life » en France (le 2 mai
2007), Jia Zhangke s’est longuement expliqué sur
cette double réalisation lors de différents
entretiens avec la presse :
« Le point
de départ, c’était un projet de documentaire autour
du peintre Liu Xiaodong. Comme il voulait aller dans
cette région pour peindre des ouvriers qui
travaillaient là-bas, je l’ai suivi. Une fois sur
place, le lieu m’a fasciné et il m’est apparu
évident qu’il fallait y tourner une fiction. Bien
sûr, j’avais entendu parler du chantier du barrage
par les médias, par la propagande gouvernementale,
mais, étant originaire du nord de la Chine, je
n’avais pas de projet lié à la région du barrage.
Sur place, je me suis rendu compte que tout ce que
je voyais là pouvait devenir un symbole de la Chine
actuelle. »
[2]
Dong
Le sujet de
« Dong » est en fait une série de tableaux en deux volets de
Liu
Xiaodong.
Pour le premier volet, il est venu à Fengjie
peindre des tableaux d’ouvriers travaillant sur le chantier
du barrage des Trois-Gorges. Il s’agit de onze ouvriers
qui achevaient la démolition de leurs propres maisons
pendant l’été 2005, avant qu’elles soient submergées par les
eaux du barrage. Liu Xiaodong les peint en action, mais
aussi au repos, jouant aux cartes devant leurs maisons à
moitié détruites, ou en pleine détente, en caleçons de bain,
devant le paysage de semi-ruines.
Ces toiles
sont doublées de onze autres réalisées à Bangkok, et
représentant des femmes dans un marché de la ville.
C’étaient des prostituées aux vêtements bigarrés que
le peintre avait repérées sur un marché ; il les a
disposées, somnolant au soleil sur un sofa tout
aussi coloré, près de fruits tropicaux, ce matelas
figurant selon ses dires une sorte de refuge bien
chaud où pouvoir brièvement s’évader
Une toile de Liu
Xiaodong, deux ouvriers au repos
de la réalité –
d’où le titre du projet : Hotbed.
La série se termine
sur deux toiles d’aveugles marchant dans le marché au milieu
de la foule. Soit vingt-quatre tableaux au total, liés entre
eux par des thèmes voisins, le principal étant celui du mal
de vivre induit aujourd’hui, surtout pour les plus démunis,
par les incertitudes et les difficultés de l’existence dans
des villes en perpétuel bouleversement. Mais derrière la
fragilité de ces vies apparaît une profonde aptitude à y
faire face, par une résilience à toute épreuve.
Les ouvriers jouant
aux cartes
Ces
tableaux illustrent l’art qui a fait la renommée de
Liu Xiaodong : sur de grands formats (la totalité
des toiles de la double série fait dix mètres de
long), il s’attache à peindre d’un œil objectif la
banalité du quotidien, les moments sans relief, sans
importance, de vies qui n’en ont pas plus. Il
compense par la couleur l’apparente banalité de son
sujet.
En ce
sens, il rejoint le réalisme propre à
Jia Zhangke,
son souci de dépeindre la vie moderne des classes
défavorisées dans ses aspects quotidiens, dans une
approche née du documentaire. Le barrage des
Trois-Gorges et les drames induits pour la
population frappée par la montée des eaux
représentaient une métaphore des bouleversements de
tout le pays sous
l’impact de la
croissance débridée des années 1990 et suivantes.
Arrivant
sur les lieux, Jia Zhangke a donc été frappé par le
sujet qui s’offrait à lui et a décidé d’en faire une
fiction, mais à sa manière : un hybride de
documentaire et de fiction, utilisant les sujets des
tableaux de Liu Xiaodong pour broder un scénario de
fiction et tournant les deux films en parallèle,
allant jusqu’à inclure des scènes de fiction dans le
documentaire.
« Dong » a ainsi été réalisé avec la même équipe que
celle de « Still Life », en particulier le chef
opérateur
Liu Xiaodong en train
de peindre
Yu
Lik-wai (余力为)
et le compositeur
Lim Giong (林強).
Il a été produit et distribué par la société de Jia Zhangke,
XStream Pictures. Le lien entre les deux est incarné par
Han Sanming (韩三明),
vrai mineur venu du Shanxi, modèle de Liu Xiaodong et acteur
chez Jia Zhangke.
Né de circonstances fortuites, « Still Life » est un des
sommets de l’art de
Jia Zhangke mêlant
documentaire et fiction, qu’il perfectionnera encore deux
ans plus tard avec
« 24
City » (《二十四城记》)
[3].
« Still Life » reflète l’atmosphère qui était celle
de la ville menacée par la montée des eaux, une
ville entière de plus d’un million et demi
d’habitants se préparant à être engloutie, sacrifiée
pour le plus grand projet de barrage
hydro-électrique du monde, avec son cortège de
destructions et de drames humains. Ce sont ces
sacrifiés de la croissance dont il est question,
comme le souligne le titre chinois du film :
Still Life, la ville
comme un mirage
Sānxiá hǎorén,
ce sont « Les Bonnes âmes des Trois-Gorges », en référence à
la pièce de théâtre épique de Bertolt Brecht « La Bonne Âme
du Se-Tchouan
».
Le film part de la réalité brute. La caméra saisit les
immeubles en train de s’effondrer, le paysage de ruines
urbaines ainsi créé : l’histoire en train de se faire. À un
journaliste qui lui demandait, à Venise, qui avait construit
cet impressionnant décor, Jia Zhangke a répondu en riant :
« Le gouvernement chinois ! ». La fiction est née
naturellement des ruines en devenir.
La vie dans les ruines
Le
scénario est construit sur la base d’un double fil
narratif, autour de deux personnages en quête de
leur passé avant qu’il disparaisse totalement, deux
histoires parallèles de solitude et d’abandon
[4].
L’une est celle d’un mineur qui arrive dans la ville
à la recherche de sa femme qu’il n’a pas vue depuis
seize ans et dont il sait avoir eu une fille, mais
qu’il
n’a jamais
connue : cette femme, il l’avait achetée, comme font
beaucoup de mineurs qui autrement pourraient difficilement
trouver d’épouses, et elle s’est enfuie.
Le mineur, c’est Han Sanming. Il a une adresse, mais
ne la trouve pas dans la ville dont une partie est
déjà submergée et qu’il ne reconnaît que sur les
billets de banque. Qu’à cela ne tienne : pour gagner
sa pitance quotidienne, il se fait engager sur un
chantier, travaille à la démolition, et à l’occasion
gagne un complément de salaire en aidant le gang
local à punir ceux qui ne se plient pas à sa règle.
Han Sanming à la
recherche de l’adresse disparue
La réalité de la croissance, en Chine, c’est aussi cet
aspect-là.
Le mémorial inachevé
L’autre histoire est celle d’une infirmière en
quête, elle, de son mari parti depuis deux ans : un
ingénieur qui a été réquisitionné pour aller
travailler sur le chantier du barrage. Au début, il
a donné de ses nouvelles, puis elles se sont
espacées et ont fini par cesser. Elle se demande
bien sûr s’il n’a pas trouvé une autre femme. Mais
elle n’est pas non plus une victime passive : elle
veut divorcer.
Elle est aussi l’occasion d’un détour par un autre aspect de
la réalité : le côté sordide des magouilles bureaucratiques,
où les promesses de compensation se perdent dans les
méandres de l’administration, mais aussi l’immense gâchis
des trésors archéologiques qui vont être engloutis,
anéantissant la mémoire d’une histoire millénaire.
Le film est à l’image d’un monde impermanent où tout
ne fait que passer, et s’achève dans l’instant.
Emporté par l’absurdité de la réalité à laquelle il
était confronté, le cinéaste s’est laissé aller à
mêler à son approche documentaire quelques brèves
scènes surréalistes, tel ce bâtiment bizarre qui
s’envole soudain comme une fusée de son aire de
lancement. Ce bâtiment lui avait semblé lui
Le signe « à démolir »
chāi 拆
avait semblé un ovni ; il
s’agissait en fait, a expliqué Jia Zhangke, d’une
construction inachevée faute de moyens financiers comme
souvent, qui devait être un mémorial en hommage aux
personnes déplacées à cause du barrage. On est à la
frontière du réel, de l’absurde et de l’imaginaire ou de
l’inconscient : aux immeubles qui s’effondrent répond celui
qui s’envole, libéré de la pesanteur comme chez la
promeneuse de Chagall.
Shanshui bleu-vert
Ce penchant à filmer le surréel comme appendice du
réel souligne certes l’absurde de la réalité, mais
c’est presque devenu banal – un vestige du réalisme
magique qui a fait florès après sa découverte en
Chine, dans les années 1990 et au-delà. C’est aussi
céder à la facilité qu’offre le numérique. Il aurait
peut-être suffi de la superbe image métaphorique du
dernier plan, où l’on voit un
homme traverser en équilibre instable sur un fil l’espace
entre deux immeubles : image de la précarité de vies
suspendues à un fil. La construction du film sur la base de
deux fils narratifs relève d’ailleurs de la même idée :
celle de tendre un fil entre deux mondes en devenir
précaire.
Le numérique a cependant été utilisé à d’autres fins
: pour se rapprocher de l’esthétique de la peinture
traditionnelle de paysage, ou shanshui,
peinture étroitement liée à cette région des
Trois-Gorges, comme le montre l’exposition de
l’abbaye de Jumièges. Jia Zhangke et son directeur
de la photographie,
Yu Li-wai,
ont conçu un ingénieux système de travelling pour
approcher de l’effet que l’on a en
Séquence finale, le
funambule
déroulant un rouleau de peinture traditionnelle. En même
temps, l’utilisation du numérique a permis de créer
l’impression de brume diffuse propre aux paysages du lieu et
des tableaux, et de donner en même temps à l’image une
couleur vert-bleue qui est celle d’un certain style de
peinture de shanshui depuis la dynastie des Tang et
même avant (青绿山水).
Tout en étant
proche du néo-réalisme d’un film comme « Allemagne année
zéro » de Rossellini
[5],
« Still Life » s’en distingue par son esthétique
distinctive.
Still Life, sous-titres chinois
Du documentaire à la fiction et retour : hybridation des
genres
« Dong » a toujours été présenté comme
l’idée de base ayant conduit à la réalisation de « Still
Life », selon un processus courant chez
Jia Zhangke.
C’est le peintre lui-même qui aurait invité le réalisateur à
venir le filmer pendant son travail, avant que les eaux de
la retenue aient totalement inondé la région. Mais le
documentaire, tourné en numérique, semble avoir été réalisé
et monté très vite, comme complément de « Still Life », ou
« addition mineure » comme l’a dit le critique de Variety
Jay Weissberg
[6].
Le 7 septembre
2009, interrogé sur les réalisateurs de la sixième
génération, entre autres, l’écrivain et scénariste A Cheng (阿城)
en est venu à parler de Jia Zhangke et il a émis un
commentaire pour le moins acerbe
[7] :
« Que s’est-il
passé avec Still Life ? Au départ, un chef d’entreprise du
Shanxi a confié un certain budget à Liu Xiaodong pour
peindre les Trois-Gorges et réaliser un documentaire en même
temps pour le filmer en train de travailler. Liu s’est alors
adressé à Jia Zhangke. Celui-ci a accepté, mais a utilisé
l’argent pour filmer « Still Life ». Liu Xiaodong lui a fait
remarquer que la somme n’était pas faite pour cela, mais
pour le filmer lui, en train de peindre. Alors Jia Zhangke a
fait … le documentaire sur Liu Xiaodong. Mais, à ce
moment-là, Liu avait déjà terminé ses toiles, comment
faire ? […] Finalement, le réalisateur a filmé des séquences
mises en scène après coup. … »
Il y a sans doute quelque vérité dans ce que dit A Cheng :
le documentaire semble effectivement être passé au second
plan derrière le film de fiction ; une fois le tournage
terminé, il ne restait plus, pour le documentaire, qu’à
filmer les toiles achevées, avec des interviews pour
compléter. Mais il est injuste de dire que le documentaire a
été sacrifié : il est autre que ce qui avait été envisagé au
départ. C’est plutôt une réflexion sur la peinture de Liu
Xiaodong.
D’après
l’interview que Jia Zhangke a donnée aux commissaires de
l’exposition de Jumièges
[8],
c’est alors qu’il avait commencé à tourner le documentaire
qu’il s’est rendu compte qu’il tenait un formidable sujet de
film. En observant les personnages devant sa caméra, il a
commencé à imaginer la vie de ces gens taciturnes qui ne
s’expriment pas facilement, et le film a progressivement
pris forme.
Mais il n’y a pas eu de coupure nette entre les deux. La
fiction est née du documentaire, tandis que le documentaire
en retour s’est enrichi de la fiction, les vrais ouvriers de
l’un apparaissant dans l’autre et le personnage de
Han Sanming, entre
réalité et fiction, vrai mineur devenu acteur interprétant
son propre personnage, faisant le lien entre les deux, et
même les trois couches de réalité/fiction si l’on ajoute
celle de la peinture de Liu Xiaodong. Han Sanming est le
parfait représentant de ces millions de Chinois sacrifiés
sur l’autel de la croissance, privés de droits, dont le
droit fondamental de raconter leur histoire. Le cinéma est
là pour cela, comme la littérature.
Il semble que personne n’ait perdu dans l’affaire. Les
toiles de Liu Xiaodong, pour leur part, ont atteint des
records aux ventes aux enchères : en 2009, l’une de la série
a été adjugée à une femme d’affaires, lors d’une vente à
Pékin, pour la somme de 22 millions de yuans, soit quelque
2,75 millions de dollars. Jia Zhangke, lui, a pu donner
libre cours à son imagination ; la réalité inattendue qu’il
a trouvée à Fengjie lui a inspiré l’un de ses meilleurs
films de docu-fiction. Après « 24 City », il ne retrouvera
jamais une telle veine créatrice.
[1]
Exposition qui devait se tenir du 15 juillet au 29
novembre mais a été écourtée en raison du
reconfinement :
[2]
Interview de Jia Zhangke par les Inrocks du 2
mai 2007.
[3]
C’est devenu une approche très répandue chez les
réalisateurs chinois. On peut considérer Wang Bing
et Jia Zhangke comme les deux grands précurseurs de
ce genre cinématographique hybride. Voir l’article de
Sebastian Veg « From Documentary to Fiction and
Back » (mars 2007) :
[4]
Cette double ligne narrative est doublée d’une
quadruple thématique qui lui est surimposée et
imprimée en titres : tabac – alcool – thé – bonbons.
Chacun de ces objets de consommation, plutôt de
luxe, représente un type de relation sociale que
l’on peut obtenir ou entretenir en les offrant. Dans
l’esprit du réalisateur, ils sont un symbole
nostalgique d’un maillage social en voie de
disparition, comme les maisons au bord du fleuve.
Cependant, ils sont artificiellement plaqués sur le
film ; ils ont donc donné lieu à toutes sortes
d’interprétations sur leur possible valeur critique
(du consumérisme, du matérialisme croissant de la
société chinoise, etc), et en ce sens ont surtout
pour effet de brouiller la clarté du film et sa
structure narrative.
[5]
Un rapprochement intéressant a également été fait
avec le « Désert rouge » d’Antonioni, « Still Life »
créant d’une manière comparable « une étrange
temporalité qui associe l’imminence d’une
catastrophe à venir à la mémoire de catastrophes
passées » :
[6]“Publicized
as a commentary on forced migration and
urbanization, pic feels more like unedited rushes
casually spliced together, with only occasional nods
to the subjects and their environment. This midly
attractive, insubstantial docu is a minor addition
to Jia’s canon”. Review of “Dong” by Jay Weissberg,
Variety, Sept. 11, 2006 :
https://variety.com/2006/film/markets-festivals/dong-1200513490/
[7]
Interview à Oriental Outlook, 31 janvier 2008. Ma
traduction.
[8]
Catalogue de l’exposition, pp. 94-96 texte chinois /
89-93 traduction en français.