« 24
City », de Jia Zhangke : film éblouissant sur la mémoire de
la ville
par Brigitte
Duzan, 16 mars 2009,
révisé 19 juillet 2012
Avec « 24
City » (《二十四城记》),
Jia Zhangke (贾樟柯)
nous livre une nouvelle vision de l’évolution de la
Chine, en nous étonnant à nouveau par la virtuosité
avec laquelle il maîtrise à la fois son sujet et la
forme qu’il a choisie : « 24 City »
estune
réflexion sur l’histoire où la fiction se fond dans
le réel.
Le film a
été présenté en compétition officielle au 61ème
festival de Cannes, en mai 2008, avant de sortir en
France le 18 novembre. Avec le recul, il apparaît
comme marquant un tournant dans l’œuvre du
réalisateur, passant insensiblement de la critique
sociale à une recherche sur la mémoire.
Le cadre :
Chengdu…
Le film a
pour cadre Chengdu (成都),
vieille capitale de la province du Sichuan dont
l’histoire remonte au quatrième siècle avant
Jésus-Christ, pendant la période des
Affiche chinoise
Royaumes
combattants : elle devint alors la capitale de l’Etat de Shu
(蜀国).
Centre industriel et commercial très ancien, lieu d’origine
du plus ancien réseau d’irrigation en Chine, et du papier
monnaie, elle a d’abord été surnommée « ville tortue » (龟城), pour la forme de son plan initial, puis « ville du brocart » (锦城)
sous les Han de l’Ouest, pour la richesse de la production
locale.
Ville, aussi, au
riche passé littéraire et artistique, elle a aujourd’hui
gardé le surnom de « ville des hibiscus » (蓉城),
témoin
poétique d’un passé plus récent : souvenir du
roi Mengchang, souverain éphémère d’un autre Etat de Shu, au
dixième siècle, qui fit planter des hibiscus sur les
remparts. Seuls les souvenirs perdurent, les pans de
murailles qui restaient ont été démolis dans les années
1960.
Affiche du festival de
Cannes
La ville a
en effet connu un boom industriel à partir de la
seconde guerre mondiale, au moment où le
gouvernement nationaliste du Guomingdang s’est
replié dans la ville pour fuir l’avancée des troupes
japonaises, avant que le gouvernement communiste
prenne ensuite le relais. Les anciennes usines ont
vieilli, ce sont maintenant les hautes technologies
qui font la richesse de la ville et alimentent une
croissance économique qui a entraîné un immense
redéploiement urbain.
Le titre
du film - « 24 City » (《二十四城记》)
- est le
nom d’un complexe d’appartements de luxe construits
sur le site d’une ancienne usine d’Etat et de sa
cité ouvrière, pris comme symbole de la mutation de
la ville.
Chengdu
n’est pas évidemment pas un cas isolé, toutes le
villes chinoises se modernisent en détruisant les
traces du passé. Le film de Jia Zhangke est une
réflexion sur ce
mouvement aussi
brutal qu’inexorable, mais il est d’autant plus intéressant
qu’il s’évade des cadres habituels, Pékin et Shanghai, pour
s’intéresser à une ville de l’intérieur dont la mémoire est
particulièrement intéressante par ses ouvertures et ses
ramifications.
Réflexion sur l’histoire
Jia Zhangke
nous avait habitués à des films qui étaient le reflet de
l’époque, une vision critique de la société chinoise
contemporaine et de ses mutations rapides. De « Xiao Wu » (《小武》)
à « The World » (《世界》)
et « Still
life » (《三峡好人》),
c’est en fait le même sujet qu’il a traité, sous une forme
en constante évolution : les désarrois de toute une frange
de la société chinoise déstabilisée par la rapidité du
développement économique, d’abord une jeunesse déboussolée,
puis des personnages plus âgés, mais tout aussi fragilisés
dans un monde où les repères traditionnels disparaissent
brutalement sous les bulldozers.
« Still life »
comportait une amorce de réflexion sur le passé, un passé
dont les vestiges étaient engloutis de manière emblématique
sous les eaux du barrage des Trois-Gorges. Mais il
s’agissait plus d’une réflexion sur le présent, confronté à
la rupture brutale avec le passé, et d’une interrogation sur
le futur. « 24 City » représente, en ce sens, une nouvelle
progression dans la pensée du réalisateur : il se penche
aujourd’hui sur le passé pour expliquer le présent.
Mais ce n’est
pas n’importe quel passé : ce sont les cinquante dernières
années, celles qui ont en fait bouleversé la vie des Chinois
et créé une « Chine nouvelle », mais au prix de sacrifices
personnels énormes imposés par la guerre, d’abord,
l’idéologie ensuite. Jia Zhangke, cependant, reste fidèle à
lui-même : au-delà de toute analyse doctrinaire, ce qui
l’intéresse et ce qu’il relate, ce sont les conséquences de
l’histoire sur la vie des gens, et, plus spécifiquement, les
conséquences de cette histoire vécue sur la vie
d’aujourd’hui.
Cette nouvelle
réflexion à cheval sur l’histoire et le présent est par
ailleurs présentée sous une forme nouvelle, qui marie
parfaitement deux styles qu’il traitait jusqu’ici en
parallèle et dont l’interaction réciproque est ici
superbement maîtrisée : le style documentaire et la fiction.
Fusion
du réel et de la fiction
Jia Zhangke
voulait depuis plusieurs années tourner un film sur une
usine, il avait même écrit un scénario, « Le portail d’une
usine » (《工厂的大门》).
Mais ce n’est qu’en 2006 qu’il a trouvé la base idéale pour
tourner son film, lorsqu’il a entendu parler des projets de
transformation du site de l’usine 420, à Chengdu, pour en
faire un ensemble immobilier de luxe.
Le film mêle
habilement documentaire et fiction. La partie documentaire
retrace, sur les cinquante dernières années, la vie des
ouvriers de cette vieille usine militaire, l’usine 420, au
travers de leurs propres souvenirs. Le fil directeur qui
relie tous ces récits et témoignages est apporté par la
partie fiction qui raconte l’histoire de plusieurs
personnages sur trois générations, des années 1960 à
aujourd’hui.
La scénariste
Jia Zhangkea écrit
le scénario pour la première fois en collaboration
avec un écrivain, en l’occurrence une poétesse très
connue de Chengdu :
Zhai Yongming
(翟永明).
Née en 1955, elle a publié en
1986 un premier recueil de vingt poésies, intitulé
« Femmes » (《女人》),
que l’on peut considérer comme la première
expression véritable dans la poésie chinoise d’une
conscience féminine, « la conscience de la nuit
noire », comme est
Zhai Yongming
intitulée la
préface du recueil. Celui-ci a eu un impact très fort à
l’époque, provoquant ce que
Zhai Yongming elle-même a appelé
« une
tornade noire »
(黑旋风
hēi xuánfēng),
phénomène qui l’incita à cesser d’écrire pendant plusieurs
années…
Ce n’est donc pas
un personnage ordinaire : faisant partie à la fois de
l’histoire de Chengdu et de la culture des années évoquées
dans le film, elle était donc l’alter ego parfait de Jia
Zhangke pour l’écriture du scénario, apportant en plus sa
sensibilité féminine et sa vision poétique.
Un scénario
sur la base d’interviews
Jia
Zhangke a commencé par interviewer plus de cent ouvriers de
l’usine, pour en sélectionner finalement cinq dont le
témoignage forme la trame du film. Parallèlement, il a
travaillé sur le scénario avec sa scénariste.
Sur la base des entretiens réalisés avec les ouvriers, ils
ont bâti trois personnages de fiction, trois femmes
représentant les trois générations qui se sont succédé dans
l’usine :
Dali
(大竿丽)
travaillait dans une usine de Shenyang lorsqu’il fut
décidé, en 1958, de transférer l’usine à Chengdu,
dans le cadre de la politique de décentralisation
industrielle vers l’intérieur qui fut lancée cette
année-là. Le transfert fut épique : il dura quinze
jours, en passant par Shanghai pour remonter le
Yangtse en bateau jusqu’à Chongqing. Une étape, le
long du fleuve, lui fut fatale : elle y perdit, dans
la cohue, son enfant de trois ans…
Dali représente donc
la première génération de l’usine ; elle en a la
mentalité, très conservatrice, forgée par les années
de travail dans ce qu’elle explique elle-même comme
étant une discipline militaire, l’usine étant une
usine d’armement, fabriquant au départ des avions
pour l’armée.
Xiao Hua
(小花)
fut mutée là en 1978.
Présentation de « 24
City » dans la presse japonaise,
avec les trois
actrices
Shanghaïenne et jolie, elle
fit sensation : on la surnomma « pièce standard » ( "赡标淮件"),
puis « petite fleur » (
"小花")
, celle de l’usine bien sûr. Mais elle ne trouva pas pour
autant un époux, et vit seule, comme beaucoup d’autres,
dit-elle, qui, elles, ont divorcé. Elles se retrouvent pour
chanter et jouer au mahjong.
Nana
(娜娜)
fait partie de la dernière génération, celle qui est née à
Chengdu, de parents travaillant dans l’usine. Elle gagne pas
mal d’argent en revendant aux jeunes femmes aisées de la
ville des produits de luxe qu’elle va acheter à Hong Kong.
Jia Zhangke sur le
tournage, dans l'usine
Ces
personnages sont tellement réels que l’on passe sans
pratiquement sans rendre compte de la partie
documentaire par laquelle débute le film aux
épisodes de fiction qui sont construits et
interprétés exactement comme les précédents. Ils
forment en fait, de façon très subtile, le
complément affectif des récits des ouvriers
interrogés : ceux-ci se concentrent en effet
essentiellement sur ce que furent leurs conditions
de travail, leur statut de classe supérieure dans
les années d’or de l’usine, puis le déclin
industriel accompagnant une sorte de déchéance
personnelle.
En
contrepoint, les personnages de fiction ne sont pas
moins réels, mais ils expriment des sentiments
personnels occultés dans les entretiens, ou parfois
évoqués en de brèves allusions. De la sorte, le film
est un condensé de vies considérées dans leur
totalité, ou du moins dans la totalité qui est
nécessaire pour en faire des vies représentatives.
C’est
un art parfaitement maîtrisé, avec un jeu des plus
subtils sur la personnalité
La porte de l’usine
propre des
interprètes et leur signification symbolique liminaire, au
moins pour le public chinois.
Un jeu
de symboles, à commencer par les interprètes
Pour la partie
fiction, les acteurs ont été choisis avec un soin extrême.
En effet, le film se déroule sur trois périodes, les années
1960, la période 1970-80 et la période actuelle,
correspondant aux trois générations qui ont travaillé dans
l’usine pendant ces années-là.
Les
contraintes étaient différentes pour chaque période, surtout
au niveau de la langue : dans les années 1960, les ouvriers
de l’usine venaient du Nord ou de Shanghai ; la génération
suivante était constituée d’étudiants ayant terminé leurs
études universitaires ; la troisième génération est
représentée par leur enfants, nés sur place.
Les quatre
acteurs principaux, trois féminins et un masculin, ont été
choisis en fonction de ces critères, et pour les symboles
qu’ils représentent.
1. Dali est interprétée par Lü Liping
(吕丽萍),
actrice née en 1960 à Pékin, qui a connu son premier
succès en 1986 dans « Le vieux puits » (《老井》)
de Wu Tianming. En 1993, elle interpréta le rôle
principal dans « Le
cerf-volant bleu » (《蓝风筝》)
de Tian Zhuangzhuang, rôle couronné de plusieurs
prix mais qui lui valut une période difficile de
plusieurs années quand le film fut interdit en
Chine.
Elle
ne sortit de l’ombre qu’en 1996, grâce à
Lü Liping
Zhang Yang qui
la fit tourner dans « Spicy Love Soup » (《爱情麻辣烫》),
puis, en 1999, interpréta le rôle principal dans « Love Will
Tear Us Apart » (《天上人间》)
de
Yu Lik Wai (余力为).
Or Yu Lik Wai est l’un des
plus anciens collaborateurs et amis de Jia Zhangke : il a
été son chef opérateur depuis « Xiao Wu » (《小武》)
en 1997 et a créé avec lui la société de production Xstream
Pictures en 2003. C’est aussi lui qui a signé la photo de
« 24 City », avec
Wang Yu (王昱).
C’est de lui qu’est venu l’idée de prendre
Lü Liping pour
le rôle de Dali ; elle est parfaite dans ce rôle : elle a le
visage lisse et placide, la retenue, et même la résignation,
des femmes de la génération qu’elle interprète.
2. Xiao
Hua est interprétée par Chen Chong, ou
Joan Chen,
(陈冲)qui
y met tout son art d’actrice glamour, avec l’accent
de Shanghai en plus. Elle est en effet née à
Shanghai, en 1961, fut découverte à l’âge de 14 ans,
par la dernière épouse de Mao, Jiang Qing, qui la
fit entrer au Shanghai Film Studio. Son premier rôle
notable pour le public occidental fut celui qu’elle
interprétaen 1987
dans « Le dernier empereur » de Bernardo
Bertolucci : l’impératrice Wang Rong, épouse de
Puyi. Mais c’est le rôle
Chen Chong se
maquillant
de madame Yi dans le film d’Ang Lee
(李安),
« Lust.Caution » (《色、戒》),
qui définit le mieux, sans doute, le symbole qu’elle
représente : la Shanghaïenne type, qui est ce qu’elle
représente aussi dans « 24 City ».
Jia Zhangke lui a
concocté un rôle sur mesure, en jouant même sur le nom
qu’elle portait dans l’un de ses premiers rôles : « Petite
fleur » ou xiao hua (小花) ;
c’était dans le film éponyme de la
réalisatrice Zhang Zheng (张铮),
qui, sorti en 1979, fut cette année-là couronné au festival
des « Cent Fleurs », tandis que Joan Chen recevait le prix
de la meilleure actrice et devenait instantanément célèbre.
Dans « 24
City », Jia Zhangke lui fait raconter que, dans
l’usine, on l’avait appelée « Petite fleur » parce
qu’elle ressemblait à Joan Chen : superbe jeu de
miroir entre la réalité et la fiction, qui contribue
à la sensation de flou entre les deux. Et pour
renforcer l’impression, dans la scène finale de
cette séquence, on la voit, dans sa cuisine à
Chengdu, regarder, le regard perdu et vaguement
nostalgique, une scène du vieux film sur son
téléviseur…
3. Quant à Nana, elle est interprétée par Zhao Tao
(赵涛),
l’actrice fétiche de Jia Zhangke. Née à Taiyuan
(Shanxi), elle a fait des études de danse, à
l’Institut de danse de Pékin, puis est devenue
professeur de danse à l’université de Taiyuan. C’est
là que Jia Zhangke l’a trouvée, et elle a commencé à
tourner avec lui à partir de « Platform » (《站台》),
en 2000. Elle est maintenant indissociable de son
univers.
Zhao Tao
Zhao Tao rentrant chez
elle dans
un vieux quartier de
Chengdu
Avec elle,
on retombe tout de suite dans le quotidien, la Chine
d’aujourd’hui, avec ses traumatismes et sa fureur de
vivre. Nana représente la nouvelle génération, qui
s’est débarrassée des pesanteurs du passé, mais s’y
heurte encore parfois, au détour du chemin. Affligée
par la vision de sa mère travaillant comme un
automate dans l’usine, elle n’a dès lors plus qu’un
objectif : gagner beaucoup d’argent, pour pouvoir
acheter un appartement à ses parents dans le nouvel
immeuble de luxe qui en en train d’être construit
sur les ruines de leur usine et de leur passé.
« Moi, dit-elle pour terminer, fille d’ouvriers (工人的啼女恿梦儿)».
4. Le
travail à l’usine, qui avait autrefois valu un
statut d’exception dans la ville aux gens qui y
travaillaient, est aujourd’hui, comme partout,
considéré comme aliénant et déshumanisant. Le rôle
de Nana est d’ailleurs doublé d’un rôle masculin,
interprété par la star de la télévision chinoise
Chen Jianbin
(陈建斌),
qui explique s’être senti déprimé en se retrouvant
dans un uniforme d’usine et avoir préféré redevenir
étudiant. Nana représente le côté affectif de ce
refus de l’aliénation économique. Et Jia Zhangke
semble justifier
Chen Jianbin
le désir de gagner de l’argent,
tant critiqué aujourd’hui, par une sorte de revanche
sociale.
« 24 City »
est ainsi une superbe construction binaire où le
passé fait écho au présent et la fiction au réel sans qu’il
y ait jamais de rupture totale entre les deux, dans un
jeu d’allusions circulaires et de symboles récurrents.
Par exemple celui du rouge à lèvres : pour Dali, il était
interdit de se maquiller au travail ; la première image de
Joan Chen, en revanche, nous la montre s’appliquant une
bonne couche de rouge ; mais c’est parce qu’elle va
interpréter avec ses camarades une scène d’opéra ; Nana,
elle aussi, est introduite par une séquence de maquillage,
mais cette fois c’est tout simplement pour sortir. Le même
objet, et quasiment le même geste, relie les trois
personnages, mais avec une signification décalée qui
représente à elle seule le changement d’époque.
Un poème épique
populaire
L’usine en cours de
démolition
Lors d’une
conférence de presse donnée en 2007 pour célébrer le
bouclage de son financement, Jia Zhangke a souligné
l’aspect novateur de ce film qu’il a présenté comme
une sorte d’épopée, de poème épique populaire (平民史诗
píngmín shǐshī)
, prenantl’histoire
de
cette usine, et de Chengdu en général, comme
représentative de la croissance urbaine induite par
le développement économique de la Chine, et
s’attachant à en dépeindre les conséquences
profondes sur la vie des gens en se plaçant de leur
propre point de vue.
« Jusque dans les
années 80, a-t-il expliqué, les gens avaient l’habitude,
lorsqu’ils rencontraient quelqu’un qu’ils ne connaissaient
pas, de lui demander à quelle danwei il
appartenait ». La danwei était l’unité de travail
qui, durant la période maoïste, gérait aussi la vie de
chacun, jusque dans les moindres détails, fournissant le
logement, autorisant les mariages, prenant en charge les
soins médicaux, la garde et l’éducation des enfants. La fin
de ce système a représenté pour les Chinois un changement
fondamental dans leur mode de vie.
Dans une
perspective historique plus générale, on peut même la
considérer comme le noyau socio-administratif substitut dans
la pratique du yamen impérial (衙门)
où se géraient les affaires de la ville et de sa
circonscription en un temps où celle-ci était
essentiellement un centre administratif et militaire, relais
de l’administration impériale dans les provinces.
En choisissant
l’histoire de cette usine comme symbole des mutations
urbaines et sociales de la Chine au cours du demi-siècle
écoulé, Jia Zhangke a fait un choix plus profond qu’il ne
semble au premier abord. En ce sens, on peut dire que c’est
une autre facette de la réflexion amorcée avec « Still
life » (《三峡好人》sānxiá
hǎorén)
et la prolongation logique de son œuvre et de sa pensée, une
réflexion sur la mémoire et les racines.
Un film très « littéraire »
Il faut
enfin saluer l’art très « littéraire » de ce film,
ce que les Chinois appellent « 文艺影片».
D’abord, il fait la part belle à la narration, plus
qu’à l’image qui ne vient qu’en renfort du texte. Et
surtout il est truffé de citations, d’allusions, de
chansons, qui lui apportent tout un substrat
culturel qui renforce la réflexion sur l’histoire :
celle-ci est présentée comme réalité vécue, et cette
réalité est inséparable d’un contexte culturel dans
lequel baigne le film et qui lui donne toute sa
profondeur, car la mémoire des
L’image de la
modernité en construction
Chinois est effectivement faite de bribes de
poèmes et de chansons qui reviennent à tout moment.
La citation du
film « Petite fleur » en est un exemple. Mais il faudrait
pouvoir citer toutes les chansons qui émaillent le film et
le structurent en accompagnant le récit et en lui répondant.
L’une des plus belles séquences, qui apparaît vers la fin du
film, mais reste en mémorable, est celle du chœur des
anciennes ouvrières, aujourd’hui à la retraite, chantant
l’Internationale à la manière d’un opéra traditionnel,
pendant que l’usine est en train d’être détruite et que tout
un pan du mur s’effondre dans un nuage de poussière.
L’ironie est implacable.
这是最后的斗争, C’est la lutte
finale,
团结起来到明天, ensemble
soulevons-nous et
英特纳雄耐尔 l’Internationale
就一定要实现!
sera la
réalité de demain.
起来,饥寒交迫的奴隶! Debout, esclaves
qui souffrez du froid et de la faim !
起来,全世界受苦的人! Debout,misérables
du monde entier !
..
旧世界打个落花流水, Le monde
ancien est sur le point de s’effondrer,
奴隶们起来,起来! Debout,
esclaves,
debout !
不要说我们一无所有, Il ne faut
pas dire que nous n’avons rien,
我们要做天下的主人! nous allons
devenir les maîtres de l’univers !
Avec le pan de mur
s’effondrent les années Mao et le passé de tous ces gens,
leurs rêves et leurs désirs ; ne restent que quelques
souvenirs enfouis dans les gravats, voire une mémoire
défaillante. « 24 City » reprend là où s’était arrêté
« Still Life », la même destruction du passé, mais qui n’est
que le préalable à la construction du futur : effectivement,
la vie continue, car les enfants d’ouvriers seront
(peut-être) les maîtres de demain.