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« Les Eternels » : Jia Zhangke raconte Jia Zhangke, en citant ses sources et ses auteurs

par Brigitte Duzan, 18 mars 2019

 

 

Les Eternels (Ash is Purest White)

 

 

Sorti sur les écrans français sous le titre « Les Eternels », le film était jusqu’ici connu sous le titre international de « Ash Is Purest White » (《灰烬是最洁白的》) ; c’est celui sous lequel il est sorti en sélection officielle au festival de Cannes en mai 2018 [1].

 

Le titre chinois est Jianghu Ernü (《江湖儿女》), c’est-à-dire « Garçon et fille du Jianghu ». Il renvoie directement au grand classique « Au bord de l’eau » (《水浒传》), le jianghu – littéralement rivières et lacs - étant l’appellation symbolique du marais du Liangshan qui, dans le roman, abrite une bande de rebelles, de maraudeurs et de hors-la-loi sous la dynastie des Song [2]. L’appellation est devenue un cliché pour désigner tout ce qui s’oppose à l’organisation policée de la société, au sens propre ou figuré.

 

Une histoire d’amour qui dégénère

 

C’est une histoire d’amour dans le monde du crime [3], histoire violente qui se déroule sur une période de quinze ans, de 2001 à 2017, en trois parties comme « Au-delà des montagnes » (《山河故人》).

 

Comme dans ce dernier film, le scénario fait d’abord un retour sur le passé et débute près de Datong, dans le Shanxi natal du réalisateur [4], où une jeune ex-danseuse nommée Qiaoqiao (巧巧) – inéluctablement interprétée par Zhao Tao (赵涛) - est amoureuse du truand local, chef de gang propriétaire d’une maison de jeu du nom de Bin (斌哥). Mais il vieillit, les jeunes voyous montent en graine et vont jusqu’à liquider l’un de ses partenaires. Un jour, il est même attaqué dans la rue par une horde de jeunes motards qui le passent à tabac. Pendant la rixe, Qiaoqiao sort le pistolet qu’elle a récupéré lors d’une précédente altercation de Bin avec un débiteur impénitent de sa bande, et tire pour le protéger ; elle tire en l’air, juste pour faire peur, mais comme le port d’arme est interdit, et qu’elle déclare mordicus que l’arme est la sienne pour couvrir Bin, elle est condamnée à cinq ans de prison.  

 

Cinq ans plus tard, libérée, elle essaie de

 

Affiche du festival de Cannes

retrouver Bin alors qu’il ne s’est pas manifesté à sa sortie de prison. Nous sommes en 2006, et elle part à sa recherche … à Fengjian, près des Trois-Gorges, comme dans « Still Life » (《三峡好人》). Dans la première partie, les mineurs de la mine locale obligée de fermer étaient envoyés dans le Xinjiang se recycler dans le pétrole. Ici, on se retrouve dans l’atmosphère de la montée en eau du barrage qui va engloutir la partie basse de la ville ; une foule de délogés partent à Canton chercher du travail. A chaque époque son Eldorado. Les mafieux se sont eux aussi reconvertis, l’un des anciens copains de Bin est directeur de la Chambre de commerce de Changzhou, Bin a repris une centrale électrique, pourquoi pas. Mais il a aussi une nouvelle copine, qui est la sœur du directeur, il faut soigner ses relations. Il fuit Qiao, qui s’accroche, mais Bin lui oppose une fin de non-recevoir : c’est un homme brisé, que ses hommes ont laissé tomber. 

 

Une dizaine d’années plus tard, revenue chez elle, Qiao a repris le tripot de Bin ; elle le récupère dans un fauteuil roulant, paralysé après une hémorragie cérébrale. Elle le prend sous son aile et entreprend de lui réapprendre à marcher…

 

Un film qui s’éteint peu à peu

 

Démarrage réussi

 

Zhao Tao dans « Plaisirs inconnus » (2002)

 

Dans la première partie, Jia Zhangke revient sur le passé, et c’est très réussi, comme ce qu’il a fait alors, au début des années 2000. On retrouve Zhao Tao sans une ride, aussi juvénile que quand elle jouait dans « Plaisirs inconnus » (《任逍遙》), avec la même coupe de cheveux à la Cléopâtre, et la même chemise rose sur un tee-shirt noir à motif de papillon, arborant sa veste sur la tête de la même manière pour marcher en se protégeant du soleil. 

 

En même temps, cette première partie rappelle celle d’« Au-delà des montagnes » (《山河故人》) du même Jia Zhangke : regard nostalgique sur un passé qui est autant celui du réalisateur que celui du chef de gang du film, tous deux contestés par la génération montante de jeunes loups qui contestent leur autorité. En ce sens, le clin d’œil, ici, est au « Mr Six » (《老炮儿》) de Guan Hu (管虎), superbe

pseudo-film d’action où un vieux truand sur le retour est défié par un jeune arrogant qui ne respecte pas les règles ; le personnage est interprété par un formidable Feng Xiaogang (冯小刚) … qui apparaît en caméo dans « les Eternels », en médecin truandant ses patients.  

 

Jia Zhangke joue à plaisir sur les citations, les clins d’œil et les rôles caméos, dans des couleurs verdâtres ou bleutées qui sont celles du souvenir. Il continue dans les deux parties suivantes, mais le plaisir que l’on ressentait au départ s’estompe peu à peu ; les clins d’œil deviennent répétitifs, le rythme se fait lancinant et la nostalgie pesante.

 

Nostalgie pesante

 

Dans la deuxième partie, après cinq ans symbolisés par l’image assez cliché de l’eau rapide d’un fleuve, on retrouve Zhao Tao à l’époque de « Still Life », mêmes vêtements, même queue de cheval et même éternelle bouteille d’eau, sur un bateau qui remonte le Yangtsé vers les Trois-Gorges. Mais la magie de « Still Life » a disparu. Jia Zhangke s’est servi, nous dit-on, de rushes qu’il n’a pas utilisés et qu’il a retrouvés. Mais ce sont des images sans âme, qui ne ressuscitent pas le passé.

 

Les Eternels : La chemise rose de Plaisirs inconnus,

avec dessous le même motif de papillon sur fond noir

 

Bin et la nouvelle génération

 

Bin s’est refait une vie, mais il a perdu son brio ; peu loquace, c’est une épave qui rumine son échec. Zhao Tao parle pour lui, dans une séquence interminable, dans une chambre d’hôtel où suinte l’ennui, alors que dehors se déchaîne un orage…  

 

Le film ne s’en remettra pas, car c’est désormais le ton dominant. Deux ou trois intermèdes humoristiques et satiriques tombent comme des cheveux sur la soupe, et ne font que brouiller un peu plus le rythme et la narration : l’un, une arnaque

de Zhao Tao pour se procurer de l’argent alors qu’elle vient de se faire voler, est une satire de la renaissance des « épouses secondaires » dans la société chinoise moderne ; l’autre est une séquence dans un train, où un personnage loufoque délire sur ses projets d’entreprise touristique au Xinjiang pour traquer des ovnis.

 

Tout de suite, l’acteur fait tilt : c’est Xu Zheng (徐峥), et avec lui se profile « Lost on Journey » (人在囧途》), le plus gros succès de l’année 2010, et toutes les comédies loufoques du même genre qui ont suivi. Mais on pense aussi, irrésistiblement, au film de 2004 de Feng Xiaogang « A World Without Thieves » (《天下无贼》)

 

Un film bourré de références et de clins d’oeil

 

Bin dans son fauteuil roulant, poussé par Zhao Tao

 

Liao Fan comme dans The Master de Xu Haofeng

 

En ce sens, on peut dire que « Les Eternels » est un miroir qui renvoie au cinéma, celui de Jia Zhangke et celui des autres, comme si le réalisateur déroulait une anthologie personnelle du cinéma où se croisent ses amis, ses références, des films et des acteurs qui créent un lien entre le public et lui, en ancrant son œuvre dans des références connues. D’où le choix d’un thème populaire, le jianghu, expressément énoncé et annoncé dans le titre renvoyant à l’un des classiques les plus populaires de la littérature chinoise.

 

La plus belle référence, c’est l’acteur choisi pour le rôle de Bin : Liao Fan (廖凡), dont le rôle semble être calqué sur celui de Chen Shi (陈识) dans « The Master » (《师父》) de Xu Haofeng (徐浩峰), réalisateur qui, lui, ne cite pas le jianghu, mais est reconnu comme le maître actuel du wuxia. Manière donc détournée pour Jia Zhangke de se rattacher à ce cinéma.

 

Mais Liao Fan interprète aussi le rôle principal dans « Black Coal, Thin Ice » (《白日焰火》) de Diao Yinan (刁亦男), réalisateur qualifié

 

Liao Fan dans The Master

d’avant-gardiste qui, avec ce film, a donné ses lettres de noblesse au film noir en Chine. Or c’est Diao Yinan, en outre, qui interprète le rôle du directeur de la Chambre de commerce de Changzhou, dans la seconde partie des « Eternels ».  

 

Du cinéma d’auteur au cinéma grand public

 

Devant le volcan

 

Finalement, Jia Zhangke n’en finit plus de se raconter tout en se définissant par le biais de ses acteurs et de ses citations, comme s’il avait besoin aujourd’hui de se rattacher à des valeurs reconnues qu’il partage car il tente de délaisser le cinéma d’auteur pour se rapprocher du mainstream sans désavouer ses origines, en livrant une histoire d’amour sur fond d’histoire de guerre de clans.

 

Mais il finit par lasser ; le film est inutilement long, il y perd le rythme qu’il avait au départ. Il a été accueilli par un silence embarrassé à Cannes, et en est reparti sans récompense.

 

A la fin du film, en voyant Bin diminué et pensif dans son fauteuil roulant, materné par Zhao Tao, on se dit que c’est un peu à l’image du réalisateur. Et l’on aurait tendance à poursuivre en songeant que l’on verra peut-être Jia Zhangke faire à nouveau œuvre novatrice le jour où il fera

 

La gare de Jinzhong, alias Yunzhong

un film sans Zhao Tao. En réapprenant lui aussi à marcher tout seul.

 

Trailer

 


 


[1] Il fait référence à un épisode du film : ces cendres très pures sont, symboliquement, celles d’un volcan aujourd’hui éteint de la chaîne au nord de Datong devant lequel sont tournées deux des séquences du film, la seconde en miroir de la première.

[2] Voir la superbe traduction, préfacée et annotée, de Jacques Dars : Au bord de l’eau, de Shi Nai’an/Luo Guanzhong, Gallimard coll. La Pléiade, 1978 (2 tomes).

[3] Le film était initialement intitulé « Money and Love » (《金钱与爱》),

[4] Cette partie du film a été tournée dans le district de Huairen (怀仁), dans le nord du Shanxi, comme l’indique un nom de gare sur lequel zoome la caméra au début de la troisième partie : Yunzhong zhan 云中站. C’était le nom de Huairen au 6ème siècle, du temps des Zhou du Nord (北周). Il n’y a pas de gare de ce nom, la séquence a été tournée dans la gare de Jinzhong (晋中站), sur la ligne Datong-Xi’an. Mais le nom de Yunzhong est évocateur, au niveau non seulement historique, mais aussi narratif : c’est la gare « au milieu des nuages »… celle qui mène – ou pourrait mener - au Xinjiang, comme un rêve lointain. Elle se dresse devant un immense parvis blanc, comme au bord d’un désert : c’est là que l’on voit Qiao arriver pour récupérer Bin dans son fauteuil roulant.

 

 

 

     

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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