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« La terre jaune », de Chen Kaige… et Zhang Yimou : l’image comme narration

par Brigitte Duzan, 22 novembre 2018

 

 

Huang tudi

 

 

Tourné dans le petit studio du Guangxi, à Nanning (广西电影制片厂), « La Terre jaune » (Huang tudi 黄土地) a fait sensation lors de sa sortie en première mondiale au 9e festival international de cinéma de Hong Kong, en avril 1985. La même année, il a ensuite été couronné en août du Léopard d’argent au 38e festival de Locarno, et en septembre du prix de la meilleure photographie au festival des 3-Continents à Nantes.

 

Ce dernier prix soulignait bien l’une des caractéristiques fondamentales de ce film qui rompait avec la tradition du cinéma chinois, né du théâtre et en lien étroit depuis ses origines avec la littérature : la primauté donnée à l’image sur le texte comme élément narratif.

 

Le scénario était pourtant adapté au départ d’une narration qui, bien qu’originale dans son style, avait un fort aspect mélodramatique et aurait donc pu donner un film conventionnel.

 

Le scénario, de Ke Lan à Zhang Ziliang

 

Une histoire tragique de Ke Lan

 

Le scénario a été au départ adapté d’un texte de type sanwen (散文) de Ke Lan (柯蓝) intitulé « Echos dans la vallée profonde » (《深谷回声》). Après s’être engagé dans la 8ème armée de route en octobre 1937, Ke Lan avait suivi une formation à l’Institut Lu Xun à Yan’an avant de devenir journaliste dans le nord du Shaanxi, puis à Shanghai en 1949.

 

Son récit se passe à la fin des années 1930 et reflète son expérience personnelle : la rencontre, dans un village du plateau de loess de ce nord du Shaanxi nommé Shaanbei (陕北), d’une jeune fille de 19 ans qu’il avait pensé pouvoir soustraire à son destin en l’enlevant à son village ; mais il était revenu la chercher trop tard : elle était morte en se croyant abandonnée après avoir pris une overdose d’opium. Il avait donc voulu écrire cette histoire tragique, mais c’est quarante ans plus tard, après la Révolution culturelle, qu’il a révisé le récit pour en faire « Echos dans la vallée profonde », un texte relativement court de 13 000 caractères, écrit à la première personne, comme une sorte de poème en prose où percent les sentiments meurtris de l’auteur [1].

 

Histoire adaptée par Zhang Ziliang

 

C’est ce texte qu’a adapté Zhang Ziliang (张子良) pour en faire un scénario, intitulé « La vieille vallée silencieuse » (古原无声) dont la ligne narrative est construite autour du mariage arrangé qui scelle le destin de la jeune fille au cœur de l’intrigue : elle meurt en tenant d’y échapper. Repliée sur la tradition, la vallée profonde, devenue muette comme un trou noir, s’est refermée sur la jeune fille incapable de s’en évader.

 

Le personnage principal est devenu un soldat de la 8e Armée de route, Guqing (顾青), envoyé dans le Shaanbei collecter des chants traditionnels locaux pour en faire des chants patriotiques destinés à dynamiser le moral de l’armée. Il est hébergé dans un village perdu, dans une famille où le père, veuf, vit avec ses deux enfants, la jeune Cuiqiao (翠巧) et son petit frère Hanhan (憨憨), à demi muet, la parole étant aussi rare que l’eau dans cet endroit désolé.

 

Cuiqiao a tout juste une treizaine d’années, mais elle s’occupe de la maisonnée en l’absence de présence maternelle. C’est elle, en particulier, qui va chaque jour chercher l’eau. Elle sait qu’elle est promise à un homme qu’elle ne connaît pas, mais plus âgé qu’elle, car son mariage permettra de payer les funérailles de sa mère et les fiançailles de son frère. C’est la tradition.

 

Cette perspective l’effraie. Elle est donc fascinée par ce que raconte le soldat du sort des femmes chez les communistes : héroïnes en temps de guerre, délivrées des mariages arrangés en temps de paix. Elle lui fait promettre de l’emmener, mais au moment de partir il tergiverse, faute d’autorisation de ses supérieurs. Se sentant abandonnée, elle décide de partir seule rejoindre l’armée, en franchissant le fleuve Jaune qui l’en sépare. Et disparaît dans la nuit…

 

Scénario repris par Chen Kaige

 

En arrivant au studio du Guangxi, Chen Kaige avait proposé un scénario qui avait été refusé ; c’était un scénario qu’il avait lui-même écrit, un récit autobiographique de jeunes instruits envoyés dans des montagnes lointaines pendant la Révolution culturelle, intitulé « Let’s Call it Hope Valley » [2].  A la place, le studio lui remit le scénario écrit par Zhang Ziliang.

 

L’histoire était un mélodrame assez traditionnel, mais qui réservait un rôle important aux chansons, comme une sorte de dérivatif à la tension dramatique. Mais, par ailleurs, le récit se situait dans un nord-ouest que ne connaissait ni Chen Kaige ni Zhang Yimou, ni leur camarade de promotion qui devait assumer la direction artistique, He Qun (何群). Or, c’est à ce moment-là, en 1983, qu’intervint un grand changement dans le mode de production des films chinois : ce ne sont plus seulement le réalisateur et son scénariste qui furent autorisés à aller faire des repérages in situ, mais des équipes de quatre comprenant

 

Chen Kaige (au centre), Zhang Yimou ( à g.)

et He Qun sur le tournage du film
(Memoirs from the Beijing Film Adademy, p. 178)

réalisateur, scénariste, chef opérateur et directeur du son.

 

Voyage initiatique dans le nord du Shaanxi

 

A l’initiative du studio, afin de se familiariser avec les lieux et réviser le scénario en connaissance de cause, Chen Kaige, Zhang Yimou et He Qun sont donc partis de Xi’an le 1er janvier 1984 accompagnés du scénariste Zhang Ziliang et du compositeur Zhao Jiping (赵季平) qui signera là sa première musique de film. Ils partirent pour le plateau de loess comme en pèlerinage sur les lieux mythiques représentant le berceau de la civilisation chinoise. Chen Kaige a décrit leur découverte dans un article publié en 1986 dans le n° 4 de la revue Film Art (Dianying yishu 电影艺术) : « Un parcours de mille lis dans le Shaanbei : notes sur la pauvreté et l’espoir » (千里走陕北 : 贫穷和希望的收集) [3] :

 

« Passé Tongchuan (铜川), nous sommes entrés dans le nord du Shaanxi. Il faisait vingt degrés en-dessous de zéro, et la montagne semblait un monde sauvage scellé dans la glace. Cependant, quand nous sommes arrivés près de la tombe de l’Empereur Jaune, au mont Qiao [4], nous avons vu apparaître une tache de vert pâle. C’est là que reste en paix notre grand ancêtre l’empereur Xuanyuan (軒轅) [5]. Au milieu de la terre jaune s’étendant à perte de vue, ce vert du mont Qiao en faisait presque un autel vivant, resplendissant nuit et jour en silence. En tant que descendants de l’Empereur Jaune, tout Chinois devrait ressentir orgueil et passion en cet endroit.

 

Lorsque nous sommes arrivés sur le plateau de Luochuan (洛川), la vue était spectaculaire. C’est un endroit central d’où le regard peut porter vers le haut et le bas et dans toutes les directions. Nous avons longtemps contemplé ce paysage que nous allions représenter : le plateau de loess. Le nord du Shaanxi est tout de terre et de montagnes… La terre est épaisse, mais stérile, probablement par manque d’eau. Pourtant, après être resté longtemps à l’observer, on ressent une sorte d’intense chaleur. En hiver, la terre dénudée donne un sentiment d’immensité, mais elle est nue en surface, chaude à l’intérieur. Peu à peu, nous avons distingué une sorte de bouleau presque dénudé, perché comme un pavillon au sommet d’une pente, dans le lointain. Silencieux et solitaire, cet arbre se profilant à l’horizon sur fond de paysage hivernal semblait affirmer la présence de la vie.

 

Le nord du Shaanxi est un endroit paisible, de montagnes, de collines et de ravins, sans un bruit alentour. Pourtant, ce paysage silencieux a produit nos mélodies populaires appelées xintianyou (信天游) [6].  Il y a des années – il y avait là, à flanc de montagne, un troupeau de moutons et un berger. Après avoir déambulé un moment, celui-ci se mettait à chanter, d’une voix haute et sonore, qui portait à des lieues à la ronde. Et quand le chant était terminé, tout retournait au silence. Être là, au sommet de ce promontoire, m’a fait penser à bien des choses, et en particulier aux liens étroits que les premières aventures de notre nation entretiennent avec cette nature sauvage et grandiose dont le silence a été le terreau initial dont est née notre culture. »

 

He Yutang en 1984

 

Ni Zhen décrit Chen Kaige et ses compagnons de route allant de découverte en découverte, et s’émerveillant en particulier devant les peintures colorées et les papiers découpés du district d’Ansai (安塞), district célèbre aussi pour ses chants populaires et ses danses « tambours à la taille » (安塞腰鼓).

 

Au centre culturel du district, ils entendirent le chanteur He Yutang (贺玉堂) que Chen Kaige qualifia de « génie populaire ». Il apparaît dans le film, où il chante dans la scène de mariage introductive, pour demander sa part de vin. Il alla ensuite brièvement enseigner au Conservatoire de Xi’an ; il chante dans le célèbre documentaire télévisé de 1986 « Le Fleuve Jaune » (黄河), puis il continua à participer à des programmes télévisés et finit par chanter dans un style totalement kitsch [7], mais, en 1984, dans le film, il est plus vrai que nature, parfaitement authentique.

 

Quand ils arrivèrent dans le district de Jia (佳县), après avoir passé la ville de Yulin (榆林市), ils découvrirent les bords du Fleuve jaune, complètement différents de la glorieuse image qui lui est habituellement attachée : un fleuve calme, comme congelé, et, de temps à autre, un vieux paysan venant y chercher de l’eau et repartant en silence.

 

C’est ce voyage qui a fait de Huang tudi un film complètement différent de ce qu’ils avaient fait jusque-là, différent même de « One and Eight » (《一个和八个》) tourné juste avant. Le film est porté par l’authenticité de leur regard. On est étonné de trouver là comme un prototype du mouvement de recherche des racines qui va se développer dans la littérature sous l’égide de Han Shaogong (韩少功), à partir d’un article publié début 1985 [8].

 

Révision du scénario

 

Chen Kaige revint à Pékin juste avant la Fête du Printemps et s’immergea dans la révision du scénario. Mais c’est quand il fut rejoint par Zhang Yimou que le film prit réellement forme. Zhang Yimou avait prévu de passer les fêtes à Xi’an avec ses parents et sa femme, mais il écourta ses vacances pour revenir à Pékin et raconter avec enthousiasme à son camarade le programme des fêtes du Nouvel An qu’il avait vu à la télévision à Xi’an, avec un ensemble d’une centaine de paysans d’Ansai chantant et dansant « tambours à la ceinture ».

 

Le récit de Ke Lan était une histoire tragique de mariage traditionnel, sur fond de collecte de chansons populaires. Sous l’emprise de leurs émotions de voyage, Chen Kaige et Zhang Yimou en ont fait une réflexion sur le mythe du « berceau culturel » chinois. Ce faisant, ils ont détourné l’imagerie stéréotypée associée au Jiangnan, au « sud du fleuve », caractéristique des grands films des générations précédentes, pour créer une « esthétique du Nord-Ouest » beaucoup plus austère.

 

Cette esthétique nouvelle subvertit aussi la narration traditionnelle, en remplaçant le texte par l’image et la musique comme éléments narratifs, c’est-à-dire ce qui les avait le plus frappés dans leur mois de randonnée, qui apparaît a posteriori comme un véritable voyage initiatique. 

 

Chen Kaige et Zhang Yimou nous ont tous deux laissé des notes sur la conception et la réalisation du film. Dans les siennes, « Notes du réalisateur sur Huang tudi » (黄土地 导演阐述) [9], Chen Kaige explique qu’ils ont structuré le film à partir de l’image du fleuve : une surface calme, pratiquement sans vagues, comme l’eau en l’absence de vent ; sur ce fond, la note dominante est la musique des tambours de taille, avec en écho secondaire le bruit des prières pour la pluie, tandis qu’une structure mineure est constituée par les conversations dans la nuit ou les chants plus doux au bord du fleuve. Les éléments extérieurs à cette double structure qui existaient dans le scénario initial – éléments expliquant les conflits de forces en présence – ont été supprimés : l’essence du film, selon Chen Kaige, repose sur le concept taoïste du « caché » (cáng ), ce qui est dissimulé au regard. 

 

Zhang Yimou a complété ces explications avec ses propres notes ; ils n’avaient, dit-il, qu’une palette très limitée : la terre et les maisons qui y sont creusées, le fleuve Jaune et les quatre personnages, le tout soutenu par la pensée de Laozi et leur passion pour la poésie classique et la peinture. Mais ils ont bénéficié aussi du concours de toute l’équipe, dont He Qun pour le design de production, Zhao Jiping pour la musique et les acteurs…

 

Le tournage a duré du 18 avril au 30 juin 1984… Le scénario révisé avait été adopté avec quelques réticences par le studio. Il portait le titre définitif, proposé par Zhang Yimou, la terre jaune apparaissant comme l’élément visuel essentiel portant le message du film.

 

La Terre jaune

 

Le contexte de l’histoire

 

Le film se passe, comme dans le récit de Ke Lan, dans le nord du Shaanxi, le Shaanbei (陕北), au début du printemps 1939. C’est la fin de la période du Front uni entre les forces communistes et le Guomingdang, conclu en 1937 pour donner la priorité à la lutte contre l’ennemi japonais. Dans ce cadre, un accord est passé entre les deux parties pour diviser les provinces entre elles. Le nord et le sud du Shaanxi sont sous contrôle nationaliste, tandis que le centre est contrôlé par les communistes. Mais, en vertu du Front uni, on peut circuler dans la région où règne un calme relatif.

 

Le scénario reprend les grandes lignes du récit de Ke Lan.

 

Quatre personnages

 

Le personnage principal est toujours un soldat de la 8ème armée de route, posté dans le Shaanbei : Guqing (顾青). Il parcourt la région avec pour mission de collecter les chants

 

Huang Tudi, quatre personnages

populaires, pour en transformer les paroles et en faire des chants patriotiques propres à insuffler de l’ardeur aux soldats.  

 

La terre au centre de l’image, et l’horizon tout en haut

 

Il arrive dans un village où il est hébergé dans une famille de trois personnes : le père et ses deux enfants, la mère étant décédée. L’aînée des deux enfants, Cuiqiao (翠巧), qui a tout juste quatorze ans, s’occupe de tout dans la maison, et des corvées d’eau en particulier. Comme le veut la tradition, son père l’a déjà promise en mariage à un inconnu d’un autre village :

cela lui permettra de payer les funérailles de la mère et les fiançailles du fils cadet. Celui-ci, Hanhan (憨憨), est à moitié muet, sans que l’on sache trop s’il l’est vraiment, ou juste taciturne par nature, voire par contagion du milieu ambiant ; son prénom pourrait être une clé : il signifie, simplet, imbécile, mais aussi candide, naïf.

 

L’arrivée du soldat est bien sûr un élément perturbateur dans un environnement solidement ancré dans des traditions millénaires qui dictent les comportements et modèlent les mentalités en présidant aux mille aspects de la vie quotidienne, mariage et rituels agricoles en particulier. Avec Guqing apparaît une brèche dans cet univers clos, brèche par laquelle il insinue des récits venus d’ailleurs, de l’armée, de la ville, qui brossent un tableau différent. Pour Cuiqiao, surtout, c’est la promesse d’un avenir ouvert, où elle ne serait pas vouée à un mariage qui l’effraie.

 

Guqing repart cependant sans tenir la promesse de l’emmener avec lui, sous prétexte qu’il lui faut l’autorisation de ses supérieurs. Cuiqiao, elle, décide de tenter sa chance toute seule et de traverser le fleuve Jaune qui la sépare de l’armée ; elle disparaît, emportée par les flots… Quand Guqing revient, quelque temps plus tard, Cuiqiao n’est plus là, c’est la sécheresse et les paysans sont rassemblés pour prier pour la pluie… Hanhan se

 

Les prières pour la pluie

détache du groupe pour courir vers le soldat… 

 

Cependant, l’originalité de Huang tudi est de concevoir l’histoire en images, de privilégier l’impact visuel et sonore comme supports de la narration, en ménageant ainsi une part d’ambiguïté qui tient à ce que peut cacher l’image.

 

L’image comme support narratif

 

1. Le film recrée d’emblée le choc visuel qu’ont eu les cinéastes en découvrant le plateau de loess : il commence – premier élément narratif - par un vaste panoramique du paysage désert et lunaire, avec la frêle silhouette du soldat apparaissant en contrejour en haut d’une image envahie par la terre, reléguant le ciel à une infime bande au-dessus de sa tête : paysage refermé sur lui-même, d’où toute ouverture semble bannie.

 

Les couleurs : le rouge

 

Le paysage ainsi filmé, avec vues en grand-angle et hauts horizons, revient comme un leitmotiv scandant le récit, en rappelant et soulignant l’interdépendance entre l’homme et la nature d’une manière qui rappelle la peinture traditionnelle chinoise de shanshui où la montagne n’est jamais déserte, mais recèle ici et là des traces humaines, quelques minces silhouettes, un pavillon sous un arbre, un monastère dans le lointain.

 

Les couleurs : le vert

 

Dans Huang tudi, le paysage est ici presque métaphysique, suggérant la question : comment l’homme pourrait-il espérer se libérer de la domination de cette nature imposante mais stérile ? Ses solutions sont celles de la tradition, elle-même inscrite dans cette nature-même : l’image, encore, montre la quête incessante de l’eau et les prières pour la pluie. Et cet univers paraît d’autant plus clos que le

monde d’où vient Guqing reste virtuel, le film ne le montre pas, il est réduit à une narration, et sa réalité mise en doute par l’absence d’images le concernant. De plus, quand il parle, la caméra ne nous montre que le visage de Cuiqiao, et les réactions qui s’y impriment. 

 

Les dialogues viennent compléter et renforcer l’image : récit de Guqing, mais aussi du père expliquant leurs traditions dans l’obscurité de la nuit à peine éclairée par la lueur d’une chandelle, ou au bord du fleuve, celui-ci étant filmé dans le lointain, comme indifférent au sort de cette terre.

 

2. C’est l’image, encore, qui vient apporter le second élément narratif : le mariage. Zhang Yimou déploie toutes les couleurs, dominées par le rouge, de la procession qui annonce le sort déjà scellé de Cuiqiao, avec une force visuelle qui annonce le cortège de mariage dans la séquence initiale du « Sorgho rouge » (《红高粱》), deux ans plus tard.

 

Le film procède donc de l’image, et de ses couleurs symboliques : jaune

 

Le cortège du mariage (musiciens et palanquin)

implacable de la terre, et rouge quasi sacrificiel du mariage. S’y ajoutent quelques couleurs sur un mode mineur, mais toujours contrastées : bleu et blanc éclatant des danseurs aux tambours contre vert délavé de la tenue de Guqing, et nuances variées de brun au contact de la terre…

 

Le son comme commentaire de l’image et support narratif

 

1. Les critiques et historiens du cinéma ont beaucoup insisté sur l’importance des chants dans Huang tudi. Ils sont liés à l’expérience personnelle des cinéastes lors de leur voyage de repérage, et en particulier de leur rencontre avec le chanteur d’Ansai He Yutang. Ce sont les chants populaires et les danses typiques de cette région qui contribuent à former la toile de fond de la narration, la musique

 

Les danses du tambour dans le film

venant compléter l’impact visuel de l’image, de manière à la fois diégétique et mimétique : si le soldat vient recueillir des chants (point de départ de la narration), ceux-ci offrent en outre un commentaire sur les sentiments des personnages.

 

Les chants, comme le paysage, ancrent le récit dans la réalité, l’histoire et la culture populaire du Shaanbei.

 

2. Cependant, au-delà des chants eux-mêmes, la grande novation du film, beaucoup moins commentée, est l’utilisation du son naturel, son de la nature contrastant avec celui de l’homme, et récit du soldat contrastant avec la réalité physique du lieu.

 

L’image a montré dès le traveling de la séquence introductive le caractère implacable de cette nature qui réduit l’homme à la lutte quotidienne pour la survie et semble exclure toute possibilité de changement, ou d’évasion : les images et leur cadrage très spécial semblent figurer une métaphore de l’impasse de l’homme dans cet environnement. A la fragilité de l’homme, à sa solitude dans le paysage, répond le bruit de l’eau et du vent. Comme une peinture de shanshui que l’on déroule lentement, le film invite à la méditation.

 

Ce rôle du son naturel est particulièrement net dans la séquence où le père de Cuiqiao explique le sort des paysans, inéluctablement liés à la terre, et leur vénération pour les divinités naturelles : c’est le bruit de l’eau du fleuve Jaune qui accompagne son récit, comme pour lui donner crédit, mais suggérant aussi que la puissance de la nature domine et détermine la tradition patriarcale qui régimente leurs existences.

 

Les interprètes comme portraits symboliques

 

Wang Xueqi dans le rôle du soldat

 

Les interprètes sont aujourd’hui plus ou moins tombés dans l’oubli, sauf Wang Xueqi (王学圻) dont la prestation dans Huang tudi – dans le rôle de Guqing - a marqué les débuts d’une carrière qui se poursuit encore aujourd’hui, avec des rôles de composition très subtils [10]. Pour les autres, leurs rôles dans Huang tudi sont restés du domaine du symbolique, en accentuant cet aspect du film.

 

Interprète du rôle de Cuiqiao, Xue Bai (薛白) a joué la même année dans le second film de Wu Tianming (吴天明) « La Vie » (《人生》), adapté d’une nouvelle d’un écrivain du Shaanbei, donc se passant également dans cette région. Mais c’est un rôle secondaire. Xue Bai n’a joué que dans très peu de films par la suite [11].  Son nom reste donc attaché à ce rôle symbolique de Cuiqiao et à « La Terre jaune », de même que Liu Qiang (刘强) dans le rôle de Hanhan.

 

Cuiqiao

  

« Le père » de Luo Zhongli

 

Dans le rôle du père, l’image de Tan Tuo (谭托) est encore plus symbolique. En effet, il n’a joué que dans un seul autre film, sorti l’année suivante, en 1985 : « Ghost Sisters » (《鬼妹》), réalisé par Sun Yuanxun (孙元勋), réalisateur aussi peu connu que son film. Mais la tête du père qu’il interprète dans Huang tudi est mémorable. Elle est en fait directement inspirée d’un tableau célèbre, un portrait intitulé « Le père » (《父亲》), justement, d’un peintre réaliste nommé Luo Zhongli (罗中立). Le tableau – une peinture à l’huile d’un gigantesque format - fut exposé en 1980 à Pékin, à la seconde Exposition nationale des Beaux-Arts de la jeunesse (全国青年美展) où il fit aussitôt sensation et obtint le premier prix.

 

Sur fond de terre jaune, le portrait était une réflexion critique sur le poids de la tradition et la pauvreté à la campagne, comme le sera finalement aussi Huang tudi. En effet, conçu

selon une vision au départ quasiment documentaire, le film apparaît – sous les apparences d’une

« recherche des racines » traduite en termes symboliques - comme une réflexion profonde sur la question de l’émancipation du poids de la tradition, en particulier du point de vue de la femme. Mais la question est présentée de manière très ambiguë, qui continue à donner au film une brûlante actualité.  

 

Un message actuel sous des dehors ambigus

 

 

Le père dans Huang tudi

 

Le scénario est fondé sur la figure centrale du soldat venu apporter dans ce coin reculé un message idéaliste appelant au changement contre la tradition qui empêche les paysans de sortir de leur pauvreté et de se moderniser. C’est le message délivré par Guqing quand le père de Cuiqiao lui explique que la règle veut que les filles se conforment aux mariages arrangés par les parents : « Cela doit changer », dit Guqing.

 

Ces paroles éveillent Cuiqiao à la vision d’une autre existence possible, et elle fait promettre à Guqing de l’emmener avec elle quand il repartira. Mais, quand ce jour arrive, Guqing tergiverse et revient sur sa promesse : il a lui aussi des règles à respecter, et il lui faut d’abord obtenir l’autorisation de ses supérieurs. A une règle succède une autre. Le silence de Cuiqiao en réponse à cette déclaration est couvert par le bruit du vent qui semble engloutir ses paroles. Trompée dans son attente, Cuiqiao décide de partir seule changer son destin, en tenant de franchir (à contre-courant) le fleuve qui l’emporte.

 

Il y a en Cuiqiao l’image de toutes les jeunes femmes venues aujourd’hui, en Chine, tenter leur chance sur le marché urbain, les « petites sœurs du nord » (《北妹》) de Shang Keyi (盛可以) [12], attirées par la promesse d’un avenir meilleur, toujours repoussé. Le discours est celui de la modernisation, mais il est tout aussi ambigu que celui de Guqing. C’est en fait la promesse faite au peuple chinois depuis les débuts de la politique d’ouverture, en 1978, une sorte de contrat implicite : nous vous donnerons une vie matérielle bien plus aisée, mais il vous faudra attendre la liberté.

 

Finalement, le film ne semble guère laisser d’espoir : la séquence finale montre les paysans revenus chanter pour la pluie. Hanhan, lui, se précipite vers Guqing quand il revient au village, il pourrait être l’espoir qui reste pour l’avenir, mais il est muet, et légèrement simple d’esprit.

 

Le film, non sous-titré

 


 

Bibliographie complémentaire

 

Livres

- Perspectives on Chinese Cinema, ed. by Chris Berry, BFI Publishing, 1991

Yellow Earth: Western Analysis and a non-Western Text, Esther C. M. Yau p. 62-79.

- Speaking in Images: Interviews with Contemporary Chinese Filmmakers, Michael Berry, Columbia University Press, 2005, p. 87-91.

- China on screen: Cinema and Nation, Chris Berry and Mary Farquhar, Columbia University Press, 2006.

Chap. 4, p. 75. Sur la séquence finale : p. 33.

 

Articles

- The « Hidden » Gender in Yellow Earth, Mary Ann Farquhar, Screen 33/2, July 1992, p. 154-164

- Framing the Heavy Weight of History: Yellow Earth, Dan Edwards, Senses of Cinema n° 74, mai 2015.

 

 


 


[2] Selon Ni Zhen (倪震), Memoirs from the Beijing Film Academy (《北京电影学院物语——第五代电影前史》), tr. Chris Berry, Duke University Press, 2002, pp. 142 et 175.

[3] Cité par Ni Zhen dans ses Mémoires, tr. ci-dessus, p. 177-178.

[4] Il s’agit du Mausolée de l’Empereur Jaune (黄帝陵), situé sur le mont Qiao (橋山), non loin de Yan’an. Empereur mythique qui aurait atteint l’immortalité, il serait monté au ciel en ne laissant que ses vêtements et son chapeau pour être enterrés dans sa tombe.

[5] Nom de l’Empereur Jaune.

[6] Littéralement "ballades dans le ciel".  C’étaient des chants de porteurs, souvent se répondant d’un versant à l’autre, les chants les plus fameux dans ce genre étant dans le style dit lan huahua  (藍花花) ou « Petite fleur bleue » cité par Ke Lan dans son récit.

[7] Sur He Yutang et la musique du film, voir « Rituals and Music of North China, Vol. 2 Shaanbei, de Stephen Jones, Routledge 2016, chap. introductif 1.4 The film Yellow Earth. He Yutang est mort en décembre 2013, à l’âge de 65 ans. En 1984, lors du tournage du film, il en avait 35.

Lire en ligne : https://books.google.fr/books?id=fKmoDQAAQBAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source

=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false

[9] Publiées dans le Bulletin de l’Institut du cinéma de Pékin 北京电影学院学报, 1985 n° 1. Cité par Ni Zhen, p. 182.

[10] Il a écrit un article sur ses souvenirs du tournage du film, c’était son premier rôle au cinéma : « Ma première collaboration avec Chen Kaige » - à lire en ligne (en chinois) : http://wxn.qq.com/cmsid/ENT2015071300591705

[11] La dernière fois en 1991, dans un film adapté d’une nouvelle de Tie Ning (铁凝), « O Xiangxue » (《哦,香雪》) de la réalisatrice Wang Haowei (王好为).

 

 

     

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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