« Article
20 » de Zhang Yimou : promotion de la légitime défense
par
Brigitte Duzan, 24 février 2024
Article
20
Sorti
sur les écrans chinois le 10 février 2024, le film de Zhang
Yimou
« Article 20 » (《第二十条》)
a dominé le box-office chinois durant huit jours pendant les
fêtes du Nouvel An. On est pourtant loin des comédies de fin
d’année qui ont fait les beaux jours des cinémas chinois du
temps où Feng
Xiaogang (冯小刚)
régnait en maître sur le genre. On ne rit plus : avec la
bénédiction de l’administration du cinéma et de tous ses
saints, coproduit par le Bureau du Procureur suprême du
peuple, « Article 20 » fait la promotion de la légitime
défense (zhèngdàng
fángwèi正当防卫).
Double ligne narrative et conclusion en forme de morale
Le
film est bâti autour de l’histoire d’un homme, Han Ming (韩明),
procureur d’une petite ville, dont le fils déclenche un
scandale public en se battant avec le fils du directeur de
l’école, et en refusant de s’excuser. L’affaire se complique
encore quand sa femme intervient en attaquant elle-même le
directeur. Han Ming se retrouve pris dans un conflit entre
ses obligations professionnelles et ses attachements
personnels. Il est en outre en butte à l’hostilité de son
collègue procureur. Han Ming décide alors de jouer le tout
pour le tout dans sa quête de justice… c’est-à-dire de se
faire justice lui-même.
Le
côté argumentatif du film est soutenu par une ligne
narrative secondaire concernant les démêlés d’une mère
sourde-muette dans une autre affaire. Certains spectateurs
ont noté le caractère légèrement décousu de la ligne
narrative induite par les allers-retours entre les affaires
qu’ont à gérer les deux procureurs. Le montage accentue les
sauts narratifs et l’impression de confusion, rappelant
quelque peu l’humour de Huan Weikai (黃偉凱)
dans « Disorder »
(《现实是过去的未来》),
mais involontairement : le but n’est pas de faire rire, mais
d’éclairer, dans un sens éminemment didactique vers lequel
le régime chinois revient en force aujourd’hui.
Trailer 1
Trailer 2
Conte de fée pour loi en sommeil
Si
« Article 20 » a fait fureur auprès du public pendant la
fête du Printemps, l’une des meilleures périodes pour les
caisses des cinémas chinois, il a été beaucoup moins bien
reçu par les professionnels, avocats et juristes, qui l’ont
critiqué pour son « irréalisme », mais en fait bien plus que
cela : il bat en brèche les principes des spécialistes du
droit pénal. Un avocat a qualifié le film de « conte de
fée » sur WeChat.
Qu’en
est-il de cet article 20 ? Il s’agit d’une clause du code
pénal chinois qui requalifie en « défense justifiable » les
actes commis par une personne agissant pour défendre ses
droits ou les droits d’un tiers. La seule réserve est une
« limite de nécessité », quand la défense est excessive,
auquel cas il est prévu des peines atténuées. La clause a
été rarement invoquée depuis sa promulgation en 1979, et
seulement pour des cas médiatiques qui avaient suscité un
tollé public. Les autorités chinoises n’en ont jusqu’ici
jamais encouragé l’application. Cette clause est qualifiée
d’« article en sommeil » (“沉睡的条款”).
En
fait, ont souligné juristes et avocats, le film n’est pas
réaliste car il donne une fausse image du fonctionnement de
la procédure judiciaire, et du rôle joué par les procureurs.
Ceux-ci, et tout particulièrement dans le cas d’un régime
autoritaire comme le régime chinois, donnent la priorité à
la loi, à la soumission à la loi ; ce sont les avocats qui
poussent à la reconnaissance du droit à l’autodéfense. Une
critique du film parue dans le South China Morning Post[1]
cite un avocat ayant défendu un cas d’autodéfense en 2018 :
un homme en avait tué un autre qui l’avait attaqué.
Initialement inculpé de meurtre prémédité et condamné à neuf
ans de prison, l’homme avait finalement vu sa peine réduite
à cinq ans pour « défense excessive » (fángwèi
guòdàng防卫过当).
Un
autre cas, en septembre 2018, à Kunshan, dans le Jiangsu (江苏昆山),
a suscité de publique : un dénommé Liu Hailong (刘海龙)
est passé sur une piste cyclable avec sa BMW alors qu’un
cycliste, Yu Haiming (于海明),
attendait à un feu rouge. Ils se sont disputés, sur quoi Liu
Hailong a pris un couteau dans sa voiture et a frappé
plusieurs fois Yu Haiming ; mais celui-ci a réussi à se
saisir de l’arme et à en frapper plusieurs fois son
assaillant qui est mort de ses blessures peu après. Les
caméras de surveillance ont fourni les preuves de la
responsabilité de l’automobiliste et le cycliste a été
acquitté. L’affaire a
déclenché une vive controverse
sur la notion de légitime défense et l’article 20.
La légitime défense faute de mieux
Les
cas se multipliant, en 2020, la Cour suprême du peuple (最高人民法院),
le Bureau du procureur suprême du peuple (最高人民检察院)
et le ministère de la Sécurité publique (公安部)
ont conjointement publié un document sur l’autodéfense
« justifiable » - autrement dit la légitime défense - en
déclarant qu’il n’était pas juste de toujours prendre le
parti de ceux qui étaient tués ou blessés, et qu’il fallait
tenir compte aussi de la situation des individus victimes
d’attaques injustifiées ; le document réitère la position de
la loi : auto-défense possible, mais sans excès.
C’est
la première fois que l’article 20 bénéficiait ainsi d’une
prise de position officielle nette en sa faveur, donnant aux
juges tout pouvoir de statuer en application de ses
dispositions, dans un effort apparent d’adapter l’évolution
de la législation aux besoins d’une société régie par la
règle de la loi (the rule of law).
Le
film de Zhang Yimou est un autre geste dans le même sens,
visant le grand public. Il est à noter que la résolution du
cas arrive à la fin du film après le long discours-monologue
de Han Ming, avec en toute fin quelques lignes à la gloire
du système légal actuel, parfaitement apte à punir les vrais
délinquants… on a rarement fait plus didactique. Le film a
reçu l’aval de Zhang Tingtiing (张婷婷),
producteur du Centre du film et de la télévision du
Procureur suprême du peuple (最高人民检察院影视中心制片人) :
« Nous espérons que les spectateurs pourront ainsi acquérir
des connaissances de droit de la meilleure manière
possible. » (我们希望通过这种方式让法律知识更好地走进观众心中).
Mais
c’est aussi dangereux : on peut craindre de voir se
multiplier les cas de ce genre, surtout dans une société où
la violence est toujours latente, et ce depuis la nuit des
temps, faute de pouvoir disposer de procédures légales
fiables et justes. Toute la littérature des cas du juge Bao
est là pour en témoigner…
On est
ainsi renvoyé à la vieille querelle confucianisme contre
légisme, les légistes arguant que seules des lois
draconiennes peuvent assurer l’ordre social, et les
confucianistes se fondant au contraire sur la conscience
morale de chacun, mais dans le contexte d’un ordre moral
régi par le respect des relations humaines fondamentales[2].
C’est quelque part entre les deux que s’élabore un droit
chinois malheureusement pour l’instant détourné et accaparé
par le pouvoir à son profit.
[2]
Sur ce sujet, voir l’article de Léon
Vandermeersch « Ritualisme et juridisme », dans son
ouvrage « Études sinologiques », PUF, coll.
« Orientales », 1994, pp. 209-220.