Né du théâtre d’ombre, le cinéma chinois a évolué,
dans les années 1920, en lien étroit avec le théâtre
parlé (huaju
话剧),
le cinéma étant apprécié pour son potentiel de
réalisme. L’évolution vers des formes narratives
plus orientées vers le public populaire a ensuite
poussé au développement du mélodrame
.
Longue
tradition qui a donné au cinéma chinois ses lettres
de noblesse, l’interaction entre littérature et
cinéma est notable surtout à partir du début des
années 1930, et cette période déterminante a connu
son apogée à la fin des années 1940. A cet égard, on
peut considérer les années d’après-guerre 1945-1949
comme un âge d’or du cinéma chinois
,
l’interaction littérature-cinéma se mesurant alors
aussi en termes de qualités littéraires des
scénarios.
Développement des liens littérature-cinéma
1.
Début des années 1930 : cinéma sous influence
Ces liens entre la littérature et le cinéma se
développent surtout après 1931, date du premier film
parlant chinois, qui rapproche encore plus le cinéma
du théâtre parlé : c’est « La Chanteuse Pivoine
rouge » (《歌女红牡丹》)
de Zhang Shichuan (张石川),
produit de la coopération entre |
|

La chanteuse Pivoine
rouge |
la compagnie Mingxing (明星影片公司),
principal studio des années 1920 à Shanghai, et la
société Pathé pour la technique du son.

Zheng Zhengqiu |
|
La Mingxing avait été cofondée en 1922 par le
dramaturge Zheng Zhengqiu (郑正秋)
qui devint aussi scénariste et réalisateur,
préfigurant l’une des caractéristiques essentielles
du cinéma émergent chinois. A partir de 1932, la
compagnie attira les plus grands dramaturges et
écrivains de gauche de l’époque, contribuant ainsi à
créer un cinéma de critique sociale reflétant les
désarrois et désillusions de la société,
indépendamment du Parti communiste qui était encore
dans la clandestinité et trop faible pour pouvoir
exercer une influence déterminante.
Ce cinéma de réalisme critique (plus que de réalisme
social) était essentiellement le reflet des idées et
perceptions subjectives des auteurs et réalisateurs
en tant qu’individus, et individus engagés. Leur
esthétique était ancrée dans une empathie pour les
malheurs du peuple chinois, une conception |
humaniste traduite en termes idéalistes parfois
teintés de sentimentalisme, en tout cas dénués de
toute idéologie. Le message essentiel était l’espoir
de voir les souffrances du peuple toucher à leur
fin, avec un fort impact émotionnel, mais sans
connotation politique. La censure y était peut-être
pour quelque chose, mais bien plus des restes
d’individualisme hérités du
mouvement du 4 mai.
La mort de Zheng Zhengqiu, en 1935, marque de
manière presque emblématique le tournant pris par le
cinéma à l’époque.
2.
Les années de guerre : repli sur le théâtre
Dans la Chine en guerre, le cinéma est délaissé pour
le théâtre, sous l’égide des mêmes auteurs. Les
raisons étaient simples, et pratiques d’abord :
Chongqing était devenue le centre intellectuel et
artistique servant de refuge dans une Chine dont les
grandes villes de l’est, et Shanghai en particulier,
étaient occupées par les Japonais ; les conditions
matérielles y étaient très difficiles, et il était
impossible d’y tourner des films faute de pellicule.
A cela s’ajoutait la possibilité de faire du théâtre
de guerre un moyen de propagande et de résistance à
l’envahisseur.
Les troupes de théâtre huaju fleurirent donc,
et accueillirent les « chômeurs » du cinéma, ce qui
contribua à renforcer les liens entre la scène et
l’écran. Les dramaturges les plus éminents du moment
étaient là - Cao Yu (曹禺),
Xia Yan (夏衍),
Yang Hansheng (阳翰笙)
,
Chen Baichen (陈白尘), |
|

Yang Hansheng
|
Tian Han (田汉)
– avec les acteurs les plus populaires de Shanghai –
Zhao Dan (赵丹),
Shi Hui (石挥),
Liu Qiong (刘琼),
l’actrice Bai Yang (白杨)…
3.
L’après-guerre : retour au cinéma

Yao Ke |
|
Une fois le conflit terminé, en 1946, tous ces
artistes qui avaient passé les années de guerre à
faire du théâtre revinrent en masse à Shanghai et au
cinéma. Et ils retrouvèrent le groupe de dramaturges
et écrivains qui étaient restés dans Shanghai
occupée : le dramaturge Huang Zuolin (黄作霖),
revenu à Shanghai en 1939, les écrivains/dramaturges
Ke Ling (柯灵),
Yao Ke (姚克)
…
et Zhang Ailing (张爱玲)
qui joua un rôle non négligeable comme scénariste,
elle aussi, en commençant par des scénarios écrits
pour
Sang Hu (桑弧),
en 1947.
Ce retour en masse de talents dans une ville qui
retrouvait en même temps ses habitants et une
nouvelle vitalité se traduisit par une explosion
créatrice au cinéma. Le conflit était terminé, mais
la guerre continuait, guerre civile cette fois, et
|
pourtant cette fin des années 1940 est un véritable
âge d’or du cinéma chinois. Ce sont seulement trois
années, mais d’intense créativité avant l’avènement
du régime communiste.
L’atmosphère était sombre : le chaos était
quotidien, entre inflation galopante et corruption
rampante, et l’humeur générale teintée de
désillusion au retour de huit ans de lutte. Les
films reflètent cette ambiance de désespoir né de la
perte d’idéal et de raison de vivre.
Au lendemain de la victoire, l’impression générale
était celle d’une défaite, défaite spirituelle
traduite parfois sous des dehors de comédie, mais le
plus souvent sous forme de mélodrame dans la grande
tradition des années 1930, la plupart des cinéastes
étant ces mêmes intellectuels de gauche habités par
un humanisme et un sens de l’engagement social
d’autant plus exacerbés qu’ils étaient en butte à la
censure du Guomingdang et que réaliser un film dans
ces conditions était proche d’un acte de résistance.
Résultante : le scénario littéraire
L’un des résultats de cette histoire chaotique, en
lien avec le théâtre, est la qualité spéciale des
scénarios, que l’on a qualifiés, à juste titre, de
« littéraires » (电影文学剧本)
et que l’on a publiés en tant que tels.
Les origines de cette tradition remontent aux
scénarios des films muets, qui étaient bien plus
élaborés, en termes cinématographiques, que ceux des
films qui ont suivi, souvent constamment révisés en
fonction des conditions et nécessités du tournage.
Les scénarios des films parlants, en revanche,
apparaissent bien plus comme des nouvelles, courtes
ou moyennes (短/中篇小说),
cherchant à évoquer en termes littéraires des images
visant à frapper visuellement le lecteur. Le
scénario est riche en descriptions colorées et
détaillées, mais pauvres en indications destinées au
tournage, et en particulier tout ce qui concerne les
mouvements de caméra.
Le scénariste semble considérer le film
essentiellement comme une narration, où les
descriptions sont des sortes de passages codés
destinés au metteur en scène pour qu’il les
transforme en images et où les dialogues sont plus
ou moins développés. La plupart des scénaristes ne
connaissaient pas les aspects techniques du cinéma,
à l’exception de dramaturges comme Xia Yan (夏衍)
ou Tian Han (田汉),
et cette caractéristique a eu deux séries de
conséquences. |
|

Xia Yan |
D’une part, n’ayant pas conscience des contraintes
du genre, ils avaient tendance à prévoir un nombre
excessif de scènes. La qualité trop littéraire des
scénarios et leur longueur excessive est encore l’un
des motifs de plaintes de réalisateurs au moment de
la période des Cent Fleurs, en 1956.
Mais, par ailleurs, le scénario étant reconnu comme
littérature, il s’est créé une nouvelle tradition :
le scénario comme création littéraire, et genre
nouveau entre fiction et théâtre, entre narration et
représentation, de la scène à l’écran. Non seulement
les plus grands dramaturges ont écrit des scénarios,
mais les scénarios ont été adaptés de pièces de
théâtre, donnant aux films une empreinte théâtrale :
scènes en intérieur, dominance des dialogues,
découpage en actes et scènes. La qualité de
l’interprétation, avec des acteurs et actrices
formés au théâtre, achevait l’impact dramatique du
scénario qui n’était pas essentiellement fondé sur
le visuel.
Le cinéma chinois de la fin des années 1940 apparaît
ainsi comme un genre en devenir, encore aux confins
de la littérature et du théâtre. Un film comme
« Sur la Sungari » (《松花江上》) de
Jin Shan (金山) , tourné en 1947, marque la
transition vers la recherche de l’impact visuel,
au-delà des conventions théâtrales : le film
comporte des effets de traveling, de longues scènes
en extérieur, et l’une des premières scènes « de
foule » de l’histoire du cinéma chinois, une révolte
de mineurs. Il n’en reste pas moins que le scénario
est en grande partie constitué de scènes en
intérieur, ou pseudo-intérieur (la cour de la
maison), avec des plans rapprochés d’effet très
théâtral sur les visages des protagonistes, en
particulier le gardien japonais de la mine.
A la fin des années 1940, l’effet dramatique du
scénario, amplifié par les prises de vue et
l’interprétation, concourt à créer chez les
spectateurs une réaction d’identification,
l’histoire vécue par les personnages du film
coïncidant avec leur propre expérience, ainsi
transformée en expérience collective et cathartique.
En ce sens, le film agit sur le spectateur comme une
nouvelle sur son lecteur, en l’attirant dans un
monde partagé de sensations et d’émotions.

Chen Baichen |
|
Ces qualités littéraires se retrouveront encore dans
les films du début des années 1960 – comme dans le
très beau
« Février,
printemps précoce » (《早春二月》)
de
Xie Tieli (谢铁骊),
sur un scénario adapté d’une nouvelle de
Rou Shi (柔石),
puis au début des années 1980. On pourrait ainsi
tracer des lignées cinématographiques sur plus de
quarante ans en fonction des scénarios et
scénaristes : ainsi,
« La
Véritable Histoire d’AQ » (《阿Q正传》),
en 1982, est dans la même lignée que « Corbeaux et
moineaux » (《乌鸦与麻雀》)
sorti en 1949, tous deux ayant un scénario du
dramaturge Chen Baichen (陈白尘).
A partir de la fin des années 1970, cependant, cette
tradition théâtrale et la qualité littéraire des
films a fait l’objet de vifs débats sur la
« théâtralité » (戏剧性)
des films, le premier article en date, et le plus
célèbre, sur le sujet étant celui du
|
critique de cinéma Bai Jingsheng publié en janvier
1979 dans la revue Film Art (《电影艺术》杂志),
appelant à « se débarrasser de la béquille du
théâtre » (voir Bibliographie) …
Bibliographie
Chinese Film Theory, a Guide to a New Era, ed by
George S. Semsel, Xia Hong and Hou Jianping, tr. Hou
Jianping, Li Xiaohong, Fang Yuan, Praeger, 1990, 222
p.
Part I: The Debate on the Theatricality of Film. […]
Part II. The Debate on the Literary Quality of Film…
Premier article: Throwing Away the Walking Stick of
Drama by Bai Jingsheng (Film Art, n°1, 1979), pp.
5-9.