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Le
cinéma chinois : repères historiques
par Brigitte
Duzan, 18 février 2012
De la
seconde période « des cents fleurs »
à la campagne
contre la pollution spirituelle : 1978-1983
Dans le livre de
Paul Clark intitulé « Chinese Cinema : culture and politics
since 1949 » (1), le chapitre consacré à la brève période de
la fin des années 1970 et du tout début des années 1980 est
intitulé « Beyond Yan’an », ce qui résume parfaitement en
deux mots l’enjeu de cette période cruciale tant pour la
nation entière que pour sa culture, et tout particulièrement
pour le cinéma. Il aurait juste pu y ajouter un point
d’interrogation.
En fait, la période
1978-1981 a été comparée à celle des Cent Fleurs de
1956/57 : elle en a les mêmes caractéristiques d’ouverture,
d’élan, de renouveau et d’espoir, mais dans un contexte qui
reste cependant marqué par l’incertitude et les annonces
contradictoires. Si l’ouverture est en fin de compte restée
limitée, elle fut toutefois décisive et ne fut pas coupée
net par la même répression que celle de 1957.
Le domaine
cinématographique reflète l’esprit d’ouverture de la
période ; les cinéastes reprennent,
par-dessus le fossé
de la Révolution culturelle, les avancées réalisées au début
des années 1960.
1. Les grands
moments et grandes tendances
La période
1978-1982 est marquée, dans le cinéma chinois comme dans les
autres secteurs socioculturels, par un changement profond
dans les mentalités, mais aussi dans les rapports de force
entre les acteurs en présence. 1983 est un coup d’arrêt
temporaire au mouvement de libéralisation dans le domaine
culturel.
Les grands
changements
Reconfiguration de
la relation triangulaire Parti/public/cinéastes
Cette
reconfiguration passe d’abord par une réduction de
la capacité d’intervention du Parti dans la société.
Le Parti est en effet en retrait à la fin des années
1970 ; il lui faut d’abord assurer la continuité de
sa légitimité, par une dénonciation des méfaits de
la Bande des Quatre. Les autorités culturelles sont
affectées par un questionnement sur la place
qu’elles doivent avoir vis-à-vis des artistes et du
public.
Si le Parti
est en repli, les cinéastes affichent au contraire
beaucoup plus de confiance ; ils sont à l’écoute
directe du public, avec lequel ils ont traversé une
même expérience traumatique. Ils sont conscients de
ses aspirations et de ses goûts, les partagent et
sont désireux d’y répondre, et ces goûts et
aspirations |
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Cinéma populaire, les
couvertures de l’année 1979 |
sont mieux connus
grâce aux enquêtes d’opinion et de popularité, celles de la
revue ‘Cinéma populaire’ (大众电影)
en particulier.
C’est un public qui
a lui aussi évolué, plus jeune, plus turbulent, et qui
trouve des échos à ses goûts et revendications auprès des
jeunes cinéastes frais émoulus dans les studios.
Cette évolution
sociopolitique rend possible une redéfinition des thèmes et
styles cinématographiques, dans un climat de plus grande
liberté artistique. Mais c’est grâce à l’appui de
personnalités revenues sur le devant de la scène après avoir
été particulièrement actives pendant la période d’ouverture
du début des années 1960 que ce renouveau peut avoir lieu
(2).
Changement
thématique et stylistique
1978-81 est pour le
cinéma chinois une période de révision fondamentale des
thèmes et styles, en parallèle avec une évolution similaire
en littérature. Ce n’est cependant pas vraiment une rupture
car elle reprend l’évolution amorcée en 1961-64, et était
annoncée et préfigurée par la légère ouverture opérée, déjà,
à la fin de la Révolution culturelle.
L’accent est mis
sur la peinture des sentiments humains, qui passe
autant par les joies et peines des amours juvéniles que par
les frustrations de l’âge mûr. Il est mis aussi sur les
joies et peines de la vie quotidienne ; les héros
font place à des êtres sensibles, de chair et de sang. Le
changement est très rapide.
Il reste une
controverse sur la place à accorder dans les nouvelles
œuvres à l’humanisme, qui a été décrié pendant toute
la période maoïste comme marque de sentimentalisme bourgeois
; le délit d’ « apologie de l’humanisme » est toujours
présent dans les critiques en 1981.
Les nouveaux films
sont cependant empreints d’une chaleur humaine que l’on
n’avait pas vue depuis longtemps, et le style évolue en
parallèle : la narration n’est plus aussi linéaire, on se
permet un certain esthétisme et même des fins tragiques.
Critique du système
Cette évolution
dans le domaine artistique est doublée d’une réflexion
critique sur le système de création et de production, celui
des studios d’Etat. Dans un contexte d’ouverture et de
libéralisation économique, les cinéastes demandent eux aussi
plus de liberté dans leurs choix et le processus de
création, revendication de liberté qui passe par plus
d’autonomie dans les modes de décision.
Limites de
l’ouverture
Comme dans le
passé, ces quelques années d’effervescence se terminent par
un brutal rappel à l’ordre dont les prémices se font sentir
dès 1982. Mais le mouvement n’est pas brisé, comme ce fut le
cas en 1957. Il s’agit plutôt d’une étape de consolidation,
qui se traduit par une reprise en main du Parti, ou du moins
de sa frange conservatrice, et par l’émergence d’un
équilibre plus stable, et plus équilibré peut-être, entre
les trois parties en présence - Parti, artistes et public.
Les grands moments
1978
- Novembre
:
début du
Printemps de Pékin.
- Décembre : 3ème séance plénière du 11ème Comité central
du Parti, vent d’ouverture et de libéralisation sur
le pays ; les décisions politiques annoncées
entraînent un dégel idéologique et stimulent la
création dans tous les domaines.
Décision
majeure de cette 3ème séance plénière :
l’abandon du slogan de lutte des classes
comme principe directeur de toute
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Affiche : accélérer la
réalisation des quatre modernisations |
action ; le but du
Parti est désormais « la construction de la modernisation
socialiste ». Lancement de la campagne des « Quatre
modernisations » (四个现代化).
- 5
décembre :
première affiche
du Mur de la démocratie à Xidan (西单民主墙) collée
par Wei Jinsheng (魏京生),
demandant plus de libertés individuelles,
affirmant
que la seule « modernisation » importante est la
liberté, et non l’amélioration des conditions de
vie.
- 16
décembre :
publication dans ‘Le quotidien du peuple’ d’une
liste de films autorisés à ressortir – confirmation
officielle de la détente dans les milieux du cinéma.
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Le mur de la
démocratie |
1979
- 21
janvier :
article,
publié dans ‘Le quotidien du peuple’, de Peng
Ning (彭宁)
et He Kongzhou (何孔周), deux jeunes réalisateurs du studio de Changchun, le second également
critique littéraire et cinématographique –
« Pourquoi le cinéma chinois n’arrive-t-il pas à
décoller ? --- Sur la démocratie dans le domaine
artistique et l’art cinématographique » (《电影为什么上不去?》—谈文艺民主与电影艺术).
Il révèle les aspirations des cinéastes à plus de
liberté. Le débat se poursuit sur la réforme
souhaitée du mode de fonctionnement des studios.
- Fin mars : arrestation de Wei Jinsheng, condamné en octobre à quinze ans
de prison pour avoir divulgué des secrets
militaires. L’ouverture a des limites.
-
Octobre/novembre : 4ème Congrès national
des écrivains et artistes
à Pékin. D’anciens responsables |
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Bai Hua |
culturels
écartés pendant la Révolution culturelle et
réintégrés
dans les sphères dirigeantes avec des postes de
responsabilité dans le domaine culturel se déclarent
en faveur d’une moindre interférence du Parti dans
la vie culturelle.
Discours
particulièrement remarqué en faveur de plus
d’ouverture de l’écrivain Bai Hua (白桦)
– écrivain de la vieille garde (né en 1930) qui
avait été condamné comme droitier en 1958. Deux
films adaptés de deux de ses œuvres vont déclencher
de vives polémiques, le premier dès l’année
suivante.
- 6
décembre : fin du « printemps » ; les leaders
sont arrêtés, le mur est nettoyé.
1980 |
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The Stars are Bright
Tonight, l’affiche |
- Début :
critique de
« The Stars are Bright Tonight »
(《今夜星光灿烂》),
réalisé au studio du 1er août par
Xie Tieli (谢铁骊)
sur un scénario de Bai Hua. Le film a pour toile de
fond la campagne décisive de Huaihai (淮海战役)
qui mit fin à la guerre civile en 1948-49,
mais accorde une place prépondérante aux sentiments
des personnages. Table ronde organisée par la revue
‘Cinéma populaire’ (大众电影) :
critiques contre la vieille tendance à jeter à tout
va les étiquettes « anti-Parti » et
« anti-socialiste » ; le film est déclaré « sain »
par les représentants du jeune public, et même par
ceux de la Ligue de la jeunesse communiste.
- 8 octobre : publication dans ‘Le quotidien du |
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The Stars are Bright
Tonight, deux des acteurs |
peuple’,
deux jours avant sa mort, du ‘testament artistique’ du grand acteur Zhao Dan (“赵丹遗言”),
dans lequel il dénonçait sévèrement le contrôle
rigide des secteurs littéraire et artistique par le
Parti, terminant par la question : « Cet article
aura-t-il un quelconque effet ? »
1981
-
Janvier : condamnation à mort de Jiang Qing et
Zhang Chunqiao. |
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Timbres commémoratifs
à la mémoire de Zhao Dan |
-
Véritable campagne contre « Bitter Love » (《苦恋》),
réalisé en 1980 au studio de Changchun par Peng Ning
(彭宁)
sur un scénario écrit avec Bai Hua, beaucoup plus
hardi que le précédent : situé pendant la Révolution
culturelle, il retrace l’histoire d’un artiste
revenu plein d’enthousiasme en Chine en 1950, mais
bientôt rejeté comme un paria aux marges de la
société, et réduit pendant la Révolution culturelle
à une existence misérable dans des zones
marécageuses où il meurt avant que ne lui parvienne
la nouvelle de l’arrestation de la Bande des Quatre.
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La controverse dans la
presse sur le film “Bitter Love” |
- Fin
avril, article publié dans ‘Le quotidien de
l’Armée de Libération » critiquant le scénario pour
son manque de discernement politique, en particulier
pour l’assimilation suggérée du culte de Mao à un
fétichisme juvénile, et le rattachant aux écrits du
Mur de la Démocratie. Sanctions
cependant
relativement légères :
le film est
interdit, Bai Hua interdit de voyage à l’étranger
mais non de publication, il conserve son salaire.
- Début
mai : déclaration du secrétaire général du
Comité central Hu Yaobang (胡耀邦)
lors d’un forum sur l’écriture de scénarios en
faveur de la défense d’œuvres comme « Bitter Love »,
mais sans porter le débat sur la place publique en
en remplissant les colonnes des journaux. |
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La seule affiche du
film “Bitter Love” |
-
Octobre : relance de la campagne contre le film,
par deux articles, l’un d’un critique
cinématographique conservateur bien connu, l’autre
de l’écrivain Liu Baiyu (刘白羽),
chef de la section culturelle du département
politique de l’Armée de Libération – la campagne est
clairement orchestrée par l’Armée, et orientée
contre le courant de libéralisation des trois années
précédentes, mais bénéficie de peu de soutien.
1982
- Le
cinéma chargé de promouvoir la moralité
socialiste, en particulier chez les jeunes.
-
Septembre : 12ème Congrès du Parti.
Accent mis sur la poursuite du développement
économique, mais tempéré par un appel à
construire une « civilisation spirituelle »
(精神文明建设)
pour préserver l’orientation idéologique socialiste
et la protéger de l’impact du « libéralisme
bourgeois ». |
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Liu Baiyu |
- Décembre :
adoption d’une nouvelle Constitution, accordant plus
de protection à la dignité de l’individu et aux droits
civiques, et prévoyant un meilleur système judiciaire.
Suivent de nouvelles demandes de libertés individuelles et
de réconciliation des idéaux humanistes et socialistes.
1983
-
Printemps : montée des critiques du système
politique.
- Juin :
discours de Zhao Ziyang (赵紫阳)
en ouverture du 6ème congrès national du
peuple, avertissant contre les tendances trop
libérales dans les milieux académiques et
artistiques, liant la croissance du taux de
criminalité à « l’apathie politique et idéologique »
et appelant à une campagne visant à frapper les
contre-révolutionnaires et supprimer les activités
criminelles.
Article du
‘Drapeau rouge’ fustigeant l’excès
« d’individualisme bourgeois » : « si l’on parle de
pitié et d’humanisme, ce sera une déchéance de notre
devoir envers la cause socialiste. »
-
Octobre : à la seconde séance plénière du
12ème Congrès, Deng Xiaoping identifie plusieurs
types d’individus |
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Zhao Ziyang |
et de tendances
intellectuelles menaçant les objectifs du Parti, et invite à
éliminer la « pollution spirituelle » (清除精神污染)
engendrée
par la libéralisation. Le cinéma, le théâtre et les arts de
la scène en général sont concernés au point n° 4.
- Décembre :
intervention de Deng Xiaoping pour arrêter la campagne.
Notes
(1) Chinese
Cinema : culture and politics since 1949, par Paul Clark,
Cambridge University Press, 1988.
(2) Comme le
montre, par exemple, le soutien décisif accordé en 1981
par Chen Huangmei
(陈荒煤),
Xia Yan (夏衍)
et Feng Mu (冯牧)
au film de
Huang Jianzhong (黄健中)
« Ruyi » (《如意》).
Mais la vieille garde conservatrice était toujours là.
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