« Li Wen at East Lake » : une belle fable socio-écolo de Li
Luo
par Brigitte Duzan, 25 février 2016
« Li Wen at East Lake » (《李文漫游东湖》)
est le quatrième film de
Li Luo (李珞),
sorti en 2015. Il reprend la forme docu-fiction de
son premier long métrage,
« River
and My Father » (《河流和我的父亲》),
pour dresser un tableau
assez atterrant de l’avenir promis au lac qui est
l’un des éléments fondamentaux du paysage et de
l’histoire de sa ville natale, Wuhan (武汉).
Le film commence comme un documentaire. Puis, au
bout d’une quarantaine minutes, il change
insensiblement pour devenir une fiction, tout en
continuant à collerà la réalité, une réalité,
cependant, aussi teintée de légende et de mémoire
qu’en était dépourvue la réalité documentaire
initiale. Ce sont donc tous les aspects du réel – y
compris le surréel – qui sont invoqués pour brosser
ce tableau emblématique d’une ville chinoise et de
la manière dont elle envisage et construit son
avenir.
Première partie documentaire :
Le lac de l’Est de Wuhan
Affiche reprenant la
dernière image du film
La première partie du film est donc un documentaire qui
évoque les menaces pesant sur le lac de l’Est à travers des
interviews de diverses personnes : riverains, pêcheurs ou
anciens pêcheurs, fonctionnaires de la ville, jeune
préoccupé par l’environnement… A travers les déclarations de
chacun se dessinent les contours d’une politique urbaine qui
donne la priorité au développement, et laisse les promoteurs
immobiliers agir sans frein.
Or, situé au sud du Yangtse, à l’est de Wuchang (武汉市武昌区东部),
le lac de l’Est de Wuhan est le plus grand lac en zone
urbaine de Chine. Ses eaux couvrent une superficie de de 33
km2, soit six fois celles du lac de l’Ouest de Hangzhou.
S’il est moins célèbre que celui-ci, car moins chargé
d’histoire littéraire et de légende, il n’en comporte pas
moins une dizaine de sites remarquables, dont Tingtao
(à l’écoute de la vague
听涛),
Moshan (le mont de la meule
磨山),
l’île de Luoyan (l’île de l’oie sauvage tombée
落雁)…
Le lac menacé par
l’emprise croissante
de la ville
Pourtant, le lac a fait l’objet de développements
industriels et de projets immobiliers qui se sont
multipliés depuis 2010 ; des zones résidentielles
ont été bâties dans les limites de la superficie où
il est théoriquement interdit de construire, en
collusion avec les autorités locales.
Le plus sidérant, dans ce qui ressort des
interviews, c’est que personne n’y trouve à redire,
au contraire, chacun semble y avoir trouvé son
propre avantage ; les pêcheurs en particulier en
sont fort satisfaits : ils ont échangé leurs
vieilles maisons contre des appartements neufs et
n’ont plus à aller travailler. Et le lac est devenu
le site d’un parc d’attraction extrêmement rentable
qui attire des foules de touristes, que le film
montre faisant la queue pour y entrer.
Mais le pire est encore à venir. Nombre des lacs
autour de Wuhan ont été comblés, et un projet actuel
est de combler le lac de l’Est pour y construire… le
second aéroport de la ville !
Le film montre une réunion de la municipalité consacrée à
l’étude du projet : on se rend compte que les quelques voix
s’élevant (timidement) pour défendre le lac dans une
perspective historique et culturelle n’ont que très peu de
chances d’être entendues. La parole revient en dernier lieu
au défenseur du projet, qui en souligne les avantages en
termes de profits pour la communauté et… d’image de la
ville !
Deuxième partie fiction :
Un avenir bâti sur les ruines du passé
La partie fiction du film est centrée sur le personnage de
Li Wen (李文),
professeur de peinture dans la vie courante, qui jouait déjà
dans le film précédent de Li Luo ; il forme donc comme un
lien avec le reste de la filmographie du réalisateur.
Cette nouvelle partie commence par un dialogue qui
semble tout aussi documentaire que la partie
précédente : une discussion sur la perception de
l’homosexualité et la crainte de la castration. Cela
semble, à première vue, totalement incongru dans le
contexte, mais apparaît a posteriori comme marquant
un décrochage dans le factuel, une faille dans le
quotidien appelant une analyse plus poussée de la
Un coin de nature
sauvage (encore) préservée
psychologie collective et des mentalités, au-delà de la
surface des choses.
Li Wen interprète ici un policier chargé d’enquêter sur un
fou colportant une histoire fantastique de dragon natif de
l’une des grottes autour du lac, qui serait sur le point de
surgir des eaux pour les protéger. Il s’agit d’appréhender
ce fou pour le mettre hors d’état de nuire alors que la
ville attend la visite de hauts dignitaires du Parti. Comme
si les légendes et les histoires fantastiques avaient de
quoi faire peur et inquiéter les responsables de la ville,
comme si le mythe pouvait être une menace pour le politique,
ou plutôt celui qui se mêle de vouloir le raconter.
Li Wen est professeur de peinture, et, à ses heures de
loisirs, se passionne pour l’archéologie, les poteries et
statuettes anciennes dont il fait collection, comme il fait
collection de photos de victimes de la Révolution
culturelle, qu’il passe de longues heures à contempler.
Li Wen en cours
d’enquête
Mais il est en fait gangrené par l’atmosphère
ambiante. Sa passion des antiquités n’est pas
motivée par l’amour de la culture locale, pourtant
très riche, mais par l’intérêt matériel : chaque
objet n’a en effet de valeur à ses yeux qu’en termes
de gain potentiel, les photos de la Révolution
culturelle aussi. Quand on le voit plongé dans
l’examen de sa collection, il n’y a pas en fait
réflexion sur la mémoire historique qu’elles
représentent, simplement supputation de leur valeur
marchande. La castration est ici mémorielle.
De manière semblable, Li Wen délaisse la peinture pour
dessiner des portraits-types de prévenus et peindre des
décors champêtres sur les murs du nouvel appartement d’un de
ses responsables. Et, quand l’un de ses élèves lui raconte
comment il a falsifié ses données personnelles et copié des
modèles sur internet pour rédiger son cv afin de demander à
devenir membre du Parti, voie royale pour accéder à des
postes importants, Li Wen n’a aucune réaction. La castration
se fait identitaire.
La peinture, par petites touches, de la déliquescence
générale est saisissante. On retrouve une autre face de la
mentalité hédoniste, à la limite du mercantile, des pêcheurs
de la première partie se réjouissant de ne plus avoir à
travailler grâce aux profits glanés en marge des projets
immobiliers où les gros bonnets se sont enrichis.
En même temps, il y a comme un regret, une nostalgie
de la nature en voie de disparition, dans ce
personnage de la vieille godilleuse avec ses propres
histoires de dragons, ou dans cette superbe vieille
maison délabrée dans la forêt, au bord du l’eau, qui
semble être la demeure d’esprits fantomatiques
peuplant encore les abords du lac condamné –
condamné par la pollution (dont il n’est pas
Li Wen devant sa
collection de photos de victimes de la Révolution
culturelle
question dans le film, comme si elle était trop
omniprésente, et trop connue, pour qu’il vaille la peine
d’en parler) si ce n’est par l’aéroport.
On en revient alors à la réflexion sur le lac : on a du mal
à imaginer, dans ces conditions, ce qui pourrait le sauver.
Certainement pas l’amour désintéressé de la nature ou du
passé. La Chine moderne se construit sur leurs ruines, et
celle de la culture ancestrale qui leur est liée.
Il y a pourtant dans le film cette image de Mao se baignant
dans ses eaux, accompagnée d’une petite histoire apocryphe,
qui a le charme des évangiles du même nom : elle rappelle
sans le dire que Mao avait une villa au bord du lac qu’il
aimait beaucoup …. Même ce passé-là se perd, et les photos
qui en restent n’ont plus valeur sentimentale, ou, si elles
en ont encore, c’est pour justifier le prix qu’on en
demande.