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« Caught By The Tides » de Jia Zhangke : des feux bien peu sauvages

Par Jean-Maurice Rocher, 6 décembre 2024

 

Si, comme en témoigne sa récente intervention chantée sur un podium du festival de Pingyao[1], Jia Zhangke (贾樟柯) fait preuve d'un optimisme à toute épreuve concernant l'état actuel du cinéma chinois, c'est probablement parce que lui-même s'est désormais plié à toutes les exigences (économiques et politiques) pour que ses films puissent être confortablement diffusés au plus grand nombre en Chine[2]. La scène de son long métrage précédent, « Ash is Purest White » (《灰烬是最洁白的》)[3], dans laquelle le comportement un peu trop revendicatif d'un vieil ouvrier déchu est expliqué sans gêne par un simple fait d'alcoolisme, apparaît comme l'un des symptômes artistiques précurseurs de ces concessions.

 

 

Jia Zhangke au festival de Cannes 2024

(photo XStream Pictures)

 

 

Comparer la trajectoire de Lou Ye (娄烨) à celle de Jia Zhangke - deux cinéastes de la même génération - se révèle instructif : là où le premier continue à faire du cinéma comme il l'entend, quitte éventuellement à ne pas être diffusé dans son propre pays - comme pour son dernier film, « An Unfinished Film » (《一部未完成的电影》)[4], qui traite aussi de la politique zéro-covid chinoise, mais sous un angle critique pour en faire apparaître l'autoritarisme brutal - le second grenouille dans l'étang des compromis, brade son cinéma qui y est du coup largement diffusé sur les écrans chinois et, avec costume, chaussures lustrées et lunettes noires[5], peut enjoindre au cinéma chinois d’« être heureux » et de « ne pas s'inquiéter ». Une telle leçon d' « énergie positive » apparaît tout de même légèrement hors-sol, y compris et prioritairement en ce qui concerne son dernier film :  « Caught By The Tides » (《风流一代》), sorti en France sous le titre « Les Feux sauvages »[6].

 

 

Caught by the Tides

 

 

Ce nouveau long-métrage est tout d'abord un film de montage qui rassemble des rushes de quelques-uns de ses précédents films, avant de se prolonger, les trente dernières minutes, vers des séquences tournées plus récemment et spécifiquement pour celui-ci. Le fil conducteur des deux parties est la relation entre le personnage récurrent de Qiao Qiao (巧巧) joué par Zhao Tao (赵涛) et l'amour de sa jeunesse qu'elle perd, recherche, puis retrouve des années plus tard. À partir de ce résumé sommaire apparaissent les trois problèmes principaux du film : 1/ l'aspect « recyclage de fonds de tiroirs » de la première partie, 2/ l'aspect publicitaire de la seconde partie, et 3/ le rôle de Zhao Tao au milieu de tout cela.

 

1/ Les premières quatre-vingt minutes, constituées d'une simple succession de rushes, sont interminables, et pénibles à suivre. Si, bien entendu, elles ne donnent aucunes nouvelles artistiques du cinéaste Jia Zhangke aujourd'hui, elles ne disent rien de plus, non plus, de la Chine des époques filmées que ce qui figurait déjà dans les films dont sont issus les rushes et que chacun peut aller voir avec plaisir (connu ou inconnu). Creuses, elles ne scénarisent rien d'autre, en fin de compte, qu'un personnage interprété par Zhao Tao, tantôt enjoué, tantôt mièvre, qui se contente de traverser des décors documentaires successifs. Quelques séquences dans lesquelles la toute jeune actrice est un peu trop complaisamment filmée en petite tenue et que Jia Zhangke avait visiblement eu le bon goût de couper de ses anciens films, refont ici surface de façon assez gênante, mais nous y reviendrons dans le point problématique 3/...

 

 

Un rush de Still Life dans Caught by the Tides

 

 

2/ La dernière partie du film offre, en revanche, un état des lieux de la pratique cinématographique actuelle de Jia Zhangke. Le constat est cruel : fond comme forme s'allient dans la pire des esthétiques publicitaires (où est-ce du « réalisme socialiste aux caractéristiques chinoises » ?). Certes, le cinéaste met en avant la Chine à l'heure de la politique zéro-covid, axée sur une modernisation fondée essentiellement sur un « scientisme » qui aseptise la société et tend à en faire disparaître l'humain. À la poussière tourbillonnante des images d'archives et le montage brouillon de la première partie s'oppose l'hygiénisme excessif des images proprettes de la seconde. Mais de ce choc toc ne restent que des visions unidimensionnelles de la Chine[7] ayant pour finalité de soutenir, en fonction de l'humeur de chacun, soit un discours réactionnaire (« C'était mieux avant ! »), soit un progressisme propagandiste béat (« Quelle évolution exceptionnelle en seulement deux décennies ! »).

 

 

Les gentils petits robots de la modernité chinoise

 

 

Finalement, plus encore que dans le passage pas totalement gratuit où nous entendons un message informatif proclamant l'échec des USA dans la lutte contre l’épidémie de covid-19, la compromission de Jia Zhangke réside dans le caractère absolument indiscernable des deux points de vue qui viennent d'être signalés, la construction chronologique du film – et la misère du montage - encourageant à bas bruit les deux régimes aussi grossiers de comparaison entre passé et présent, et rien de plus.

 

3/ C'est peu dire que le personnage fantomatique joué par Zhao Tao n'aide pas beaucoup à se positionner dans ce voyage à travers les deux dernières décennies de la Chine contemporaine. Muet comme une carpe, il encaisse tout dans un uniforme silence tour à tour enjoué ou buté (au début), mélancolique (au milieu), puis bienveillant (à la fin). L'actrice est également de plus en plus habillée à l'écran au fur et à mesure qu'elle prend de l'âge (du crop top moulant, à la chemisette à manches courtes dans la première partie, jusqu'à la polaire avec anorak dans la seconde), ce qui n'apparaît pas comme un choix très audacieux de la part du réalisateur qui la filme. De façon quelque peu lâche, Jia Zhangke fait en définitive incarner à son personnage féminin bâillonné sa propre couardise consensuelle qui lui permettra de continuer encore longtemps à parader en nouveau « parrain » parvenu du cinéma chinois contemporain plutôt qu'à faire lui-même œuvre créative originale.

 

Bande annonce du festival de Cannes https://www.youtube.com/watch?v=BSY-JgIj8as


 


 


[2] « Caught By The Tides » (《风流一代》) est sorti en salles en Chine le 22 novembre 2024.

[3] Sorti sous ce titre au festival de Cannes en mai 2018, mais sur les écrans français, ensuite, sous le titre « Les Éternels ».

[4] Là aussi sorti en France, le 23 octobre 2024, sous un titre totalement différent : « Chroniques chinoises ».
On notera également chez Lou Ye l’idée similaire de réemploi de rushes antérieurs, mais utilisés de manière créative.

[5] Lors d’un entretien avec Esther Zuckerman (pour Vanity Fair), Jia Zhangke a déclaré en plaisantant que, quand on lui demande ce qu’il considère comme le changement majeur intervenu dans les six dernières années, pour lui, c’est qu’il a commencé à porter des lunettes noires partout où il va. Pour expliquer, plaisanterie à part, qu’il s’est abîmé les yeux… en montant « Caught in the Tides »…

[6] Il était évidemment nécessaire non de traduire le titre chinois, qui signifie « Une génération romantique », mais d’en trouver un autre.  Le titre français vient du début du film qui commence avec un morceau de punk rock chinois de Brain Failure (脑浊乐队) intitulé « Feux sauvages » (野火) dont les paroles sont écrites sur un carton : "not even a wildfire can burn all the weeds, they'll grow back in the spring breezes" (même un feu sauvage ne peut brûler toutes les mauvaises herbes [en chinois « herbes sauvages »], elles repoussent aux premiers souffles du printemps).  Cette ouverture accompagne le geste de Jia Zhangke d'exhumer ses chutes archivées pour en faire quelque chose de nouveau. Le problème c'est qu'il redonne vie à ses herbes anciennes avec un arrosoir de jardinier plutôt qu'en les laissant pousser avec la pluie de printemps dans la suite du film, elles repoussent donc effectivement mais bien sagement dans leur pot plutôt que de façon sauvage sur un mode punk fantasmé...

[7] Notamment, dans la dernière partie, sans la distance de la caméra et la préoccupation pour les marges qui faisaient la valeur de tout un pan de la filmographie du réalisateur.

 

 

     

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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