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« Caught By The
Tides » de Jia Zhangke : des feux bien peu sauvages
Par
Jean-Maurice Rocher, 6 décembre 2024
Si,
comme en témoigne sa récente intervention chantée sur un
podium du
festival de Pingyao,
Jia Zhangke (贾樟柯)
fait preuve d'un optimisme à toute épreuve concernant l'état
actuel du cinéma chinois, c'est probablement parce que
lui-même s'est désormais plié à toutes les exigences
(économiques et politiques) pour que ses films puissent être
confortablement diffusés au plus grand nombre en Chine.
La scène de son long métrage précédent,
« Ash is Purest
White » (《灰烬是最洁白的》),
dans laquelle le comportement un peu trop revendicatif d'un
vieil ouvrier déchu est expliqué sans gêne par un simple
fait d'alcoolisme, apparaît comme l'un des symptômes
artistiques précurseurs de ces concessions.
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Jia
Zhangke au festival de Cannes 2024
(photo XStream Pictures) |
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Comparer la trajectoire de
Lou Ye (娄烨)
à celle de Jia Zhangke - deux cinéastes de la même
génération - se révèle instructif : là où le premier
continue à faire du cinéma comme il l'entend, quitte
éventuellement à ne pas être diffusé dans son propre pays -
comme pour son dernier film, « An
Unfinished Film » (《一部未完成的电影》),
qui traite aussi de la politique zéro-covid chinoise, mais
sous un angle critique pour en faire apparaître
l'autoritarisme brutal - le second grenouille dans l'étang
des compromis, brade son cinéma qui y est du coup largement
diffusé sur les écrans chinois et, avec costume, chaussures
lustrées et lunettes noires,
peut enjoindre au cinéma chinois d’« être heureux » et de
« ne pas s'inquiéter ».
Une telle leçon
d' « énergie positive » apparaît tout de même légèrement
hors-sol, y compris et prioritairement en ce qui concerne
son dernier film : « Caught By The Tides » (《风流一代》),
sorti en France sous le titre « Les Feux sauvages ».
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Caught by the Tides |
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Ce
nouveau long-métrage est tout d'abord un film de montage qui
rassemble des rushes de quelques-uns de ses précédents
films, avant de se prolonger, les trente dernières minutes,
vers des séquences tournées plus récemment et spécifiquement
pour celui-ci. Le fil conducteur des deux parties est la
relation entre le personnage récurrent de Qiao Qiao (巧巧)
joué par Zhao Tao (赵涛)
et l'amour de sa jeunesse qu'elle perd, recherche, puis
retrouve des années plus tard. À partir de ce résumé
sommaire apparaissent les trois problèmes principaux du
film : 1/ l'aspect « recyclage de fonds de tiroirs » de la
première partie, 2/ l'aspect publicitaire de la seconde
partie, et 3/ le rôle de Zhao Tao au milieu de tout cela.
1/ Les
premières quatre-vingt minutes, constituées d'une simple
succession de rushes, sont interminables, et pénibles à
suivre. Si, bien entendu, elles ne donnent aucunes nouvelles
artistiques du cinéaste Jia Zhangke aujourd'hui, elles ne
disent rien de plus, non plus, de la Chine des époques
filmées que ce qui figurait déjà dans les films dont sont
issus les rushes et que chacun peut aller voir avec plaisir
(connu ou inconnu). Creuses, elles ne scénarisent rien
d'autre, en fin de compte, qu'un personnage interprété par
Zhao Tao, tantôt enjoué, tantôt mièvre, qui se contente de
traverser des décors documentaires successifs. Quelques
séquences dans lesquelles la toute jeune actrice est un peu
trop complaisamment filmée en petite tenue et que Jia
Zhangke avait visiblement eu le bon goût de couper de ses
anciens films, refont ici surface de façon assez gênante,
mais nous y reviendrons dans le point problématique 3/...
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Un
rush de Still Life dans Caught by the Tides |
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2/ La
dernière partie du film offre, en revanche, un état des
lieux de la pratique cinématographique actuelle de Jia
Zhangke. Le constat est cruel : fond comme forme s'allient
dans la pire des esthétiques publicitaires (où est-ce du
« réalisme socialiste aux caractéristiques chinoises » ?).
Certes, le cinéaste met en avant la Chine à l'heure de la
politique zéro-covid, axée sur une modernisation fondée
essentiellement sur un « scientisme » qui aseptise la
société et tend à en faire disparaître l'humain. À la
poussière tourbillonnante des images d'archives et le
montage brouillon de la première partie s'oppose
l'hygiénisme excessif des images proprettes de la seconde.
Mais de ce choc toc ne restent que des visions
unidimensionnelles de la Chine
ayant pour finalité de soutenir, en fonction de l'humeur de
chacun, soit un discours réactionnaire (« C'était mieux
avant ! »), soit un progressisme propagandiste béat
(« Quelle évolution exceptionnelle en seulement deux
décennies ! »).
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Les
gentils petits robots de la modernité chinoise |
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Finalement, plus encore que dans le passage pas totalement
gratuit où nous entendons un message informatif proclamant
l'échec des USA dans la lutte contre l’épidémie de covid-19,
la compromission de Jia Zhangke réside dans le caractère
absolument indiscernable des deux points de vue qui viennent
d'être signalés, la construction chronologique du film – et
la misère du montage - encourageant à bas bruit les deux
régimes aussi grossiers de comparaison entre passé et
présent, et rien de plus.
3/
C'est peu dire que le personnage fantomatique joué par Zhao
Tao n'aide pas beaucoup à se positionner dans ce voyage à
travers les deux dernières décennies de la Chine
contemporaine. Muet comme une carpe, il encaisse tout dans
un uniforme silence tour à tour enjoué ou buté (au début),
mélancolique (au milieu), puis bienveillant (à la fin).
L'actrice est également de plus en plus habillée à l'écran
au fur et à mesure qu'elle prend de l'âge (du crop top
moulant, à la chemisette à manches courtes dans la première
partie, jusqu'à la polaire avec anorak dans la seconde), ce
qui n'apparaît pas comme un choix très audacieux de la part
du réalisateur qui la filme. De façon quelque peu lâche, Jia
Zhangke fait en définitive incarner à son personnage féminin
bâillonné sa propre couardise consensuelle qui lui permettra
de continuer encore longtemps à parader en nouveau
« parrain » parvenu du cinéma chinois contemporain plutôt
qu'à faire lui-même œuvre créative originale.
Bande annonce du festival de
Cannes
https://www.youtube.com/watch?v=BSY-JgIj8as
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