« Blue Island » de Chan Tze Woon: hommage à l’esprit de résistance de Hong Kong
par
Brigitte Duzan, 3 décembre 2023
Dans
la filmographie du documentariste hongkongais Chan
Tze Woon (陈梓桓),
« Blue Island »
(《忧郁之岛》)
vient à la suite du film « Yellowing » (《乱世备忘》)
tourné caméra au poing dans les rues de Hong Kong lors des
manifestations de 2014.
Blue Island
« Blue
Island » est un autre témoignage engagé, sur les
manifestations massives de 2019 et 2020
qui ont occupé les rues pour tenter d’empêcher le vote d’un
projet d’amendement de la loi d’extradition en vigueur dans
« l’île ». Mais Chan Tze Woon a conçu ce film de manière
originale, en rattachant ces manifestations aux mouvements
similaires de lutte qui ont secoué Hong Kong depuis une
cinquantaine d’années, en soulignant ainsi l’esprit de
liberté d’une population attachée à la défense de ses
droits.
Les manifestations de 2019-2020
Des
manifestations massives
Les
manifestations sont déclenchées par l’introduction en
février 2019 d’un amendement à la loi d’extradition en
vigueur car il mettait en danger l’indépendance du système
juridique de Hong Kong, garanti par Pékin lors de la
rétrocession en 1997,
et menaçait la sécurité personnelle des habitants aussi bien
que des étrangers de passage. Le ressentiment contre le
gouvernement chinois et la méfiance envers ses méthodes
répressives s’est accru dans les années 2010 après l’échec
relatif des manifestations de 2014, l’affaire des
« libraires disparus » en 2016, la destitution la même année
par Pékin de six députés d’opposition qui venaient de prêter
serment et l’emprisonnement de plusieurs militants
prodémocratie en 2017.
Affiche pour le
festival de Paris 2023
Les
empiètements progressifs du régime de Pékin sur les libertés
locales, dans le domaine de la langue et de la culture en
particulier, n’ont fait qu’exacerber une crise identitaire
latente, surtout chez les jeunes touchés en outre par la
précarité croissante des conditions de vie et de travail.
Les manifestations de 2014 ont contribué à créer une
nouvelle génération d’activistes nourrie des leçons du
passé.
La
cheffe de l’exécutif Carrie Lam ne cédant pas, les
manifestations se poursuivent alors même que se répand
l’épidémie de covid-19. Début octobre 2019, Carrie Lam
décrète l’interdiction du port du masque lors des
manifestations, mais fin octobre, l’interdiction est
déclarée anticonstitutionnelle par la Haute Cour de Hong
Kong. Le mouvement se poursuit, avec un durcissement des
violences, en particulier sur les campus universitaires. Le
24 novembre ont lieu des élections locales qui se terminent
par une large victoire des pro-démocrates, après quoi les
manifestants réitèrent leurs revendications, dont
l’instauration du suffrage universel. Carrie Lam refuse
toujours toute concession et les médias chinois mettent en
question la légitimité du scrutin, pour cause de manœuvres
d’intimidation. Les manifestations reprennent.
Affiche pour la sortie
du film au Japon
C’est
finalement la pandémie de covid-19 qui a permis,
indirectement, au gouvernement chinois de reprendre la
situation en main, de manière radicale.
La
loi sur la Sécurité nationale
Le 30
juin 2020, après un processus d’examen accéléré, le Comité
permanent de l’Assemblée nationale populaire chinoise adopte
la Loi sur la Sécurité nationale (国安法)
– littéralement « Loi de la République populaire de Chine
sur la sauvegarde de la sécurité nationale dans la région
administrative de Hong Kong » (中华人民共和国香港特别行政区维护国家安全法).
Cette loi est promulguée par le Comité permanent de l’ANP au
lieu du Conseil législatif de Hong Kong qui aurait dû le
faire selon les termes de la Loi fondamentale de Hong Kong.
L’adoption de la loi montre la volonté de Pékin de mettre
fin au statut privilégié dont bénéficiait Hong Kong selon
les termes de la Rétrocession, et à la liberté, même
relative, dont jouissaient ainsi les Hongkongais. Une
manifestation est organisée le 1er juillet, jour
d’entrée en vigueur de la loi : 300 manifestants sont
arrêtés. Les arrestations se poursuivent par la suite, tout
rassemblement pouvant être considéré comme mettant en danger
la sécurité nationale, y compris les manifestations
pacifiques sur les campus universitaires.
Blue Island : plus qu’un documentaire
Chan
Tze Woon a construit son film autour de trois personnages
emblématiques des luttes du passé contre un pouvoir
hégémonique menaçant les libertés – le Parti communiste
chinois aussi bien que le pouvoir colonial britannique - et
il a mêlé leur histoire en flash-back aux images des
manifestations dans les rues de Hong Kong en 2019-2020. Mais
il a en outre recréé leur histoire en faisant interpréter
ces trois personnages par des chefs de file du mouvement de
2019-2020. Il a ainsi réussi à montrer la volonté déterminée
de la population hongkongaise, et en première ligne des
jeunes, de préserver l’esprit et les traditions libertaires
qui constituent l’un des fondements de leur identité.
Les
trois personnages
Ils
sont représentatifs de trois époques et trois expériences
différentes.
- Le
premier du trio de personnages – représentatif de
l’expérience de migration - est Chan Hak-chi (陈克治),
un Chinois du continent qui, en 1973, pour échapper aux
violences de la Révolution culturelle, s’est enfui de
Shenzhen à Hong Kong à la nage avec celle qui est ensuite
devenue son épouse. Il avait 74 ans lors du tournage du
film.
- Le
deuxième est Kenneth Lam (林耀强)
qui était étudiant à Hong Kong lors des événements de la
place Tian’anmen en juin 1989. En tant que président de la
Fédération des étudiants de Hong Kong, non content de
soutenir les manifestants prodémocratie de Pékin avec les
étudiants hongkongais qui manifestaient leur solidarité par
des démonstrations, y compris des grèves de la faim, il est
allé à Pékin où il a été témoin de la répression.
Traumatisé, il a ensuite continué à manifester chaque année
lors des anniversaires des événements, jusqu’à ce que les
« rallyes du 4 juin » soient interdits dans le cadre de la
loi de sécurité nationale.
- Le
troisième est Raymond Young (杨宇杰)
qui, adolescent hongkongais avec un fort sentiment
patriotique chinois, a participé aux manifestations de 1967
contre le pouvoir britannique
[1],
a été arrêté et emprisonné. Il a fait la une du Ta Kung Pao
(《大公报》)
le 20 septembre 1967 ; l’article rapporte les slogans qu’il
a criés lors de son arrestation, puis ses déclarations en
faveur de Mao Zedong lors de son procès, affirmant qu’il
fallait « promouvoir les principes de résistance à la
violence ». Il a d’ailleurs été décoré d’une « étoile rouge
de combattant » pour son attitude au tribunal.
L’article du Ta Kung
Pao du 20 septembre 1967 rapportant
en termes
laudateurs l’activisme du jeune Raymond Young
C’est
le même Raymond Young, devenu riche homme d’affaires, que le
film montre ensuite participant aux manifestations de 2019
contre la loi d’extradition, inculpé comme agitateur et
emprisonné.
L’île comme un rêve
dans les nuages
Trois interprétations, trois moments
Le
scénario se divise ainsi en trois parties, les trois
personnages étant interprétés par des activistes des
manifestations de 2019-2020 et leur histoire reconstituée en
tentant de lier le présent au passé en mettant les
expériences en parallèle pour faire ressortir une continuité
historique. Cette construction sophistiquée a été inspirée à
Chan Tze Woon, selon ses propres dires, par les films du
réalisateur britannique Peter Watkins, et surtout celui de
2009, « Public Enemies »,
dans lequel des acteurs interprètent des policiers, mais qui
comporte des interviews de vrais hommes politiques.
1.
Migration (流徙).
Chan
Hak-chi et son épouse sont interprétés par les jeunes
protestataires Sham Kwan-yin (岑军谚)
et Tin Siu-ying (田小凝).
Le passé est évoqué en flashback dans une scène reconstituée
d’une session d’éducation rurale dans la Chine de 1973
glorifiant le grand leader Mao Zedong. La séquence est
interrompue par l’apparition dans la foule des manifestants
de 2019 du vrai Chan Hak-chi qui, avec sa femme, dialogue
ensuite avec les deux étudiants dans un restaurant, sur la
question de l’immigration. La séquence comporte également un
hommage à ceux qui sont morts en tentant de traverser à la
nage pendant la Révolution culturelle, disparus auxquels est
dédié un mémorial érigé en 2016. Hong Kong est ainsi
présentée comme un refuge.
2.Trauma
(创伤).
Kenneth Lam, qui était en 1989 président de la Fédération
des étudiants de Hong Kong, est interprété par Keith Fong
Chung-yin (方仲贤),
leader étudiant et président de l’Union des étudiants de
Hong Kong qui a été arrêté et emprisonné lors du mouvement
contre la loi d’extradition.
Une
reconstruction des événements de 1989 est habilement
présentée en contrepoint d’images de Kenneth Lam participant
à une veille en mémoire de Tian’anmen, comme il y en a eu
tous les ans à Hong Kong jusqu’à ce que ce soit interdit
sous prétexte de risques épidémiques, puis carrément en
conséquence de la loi de sécurité nationale. Le réalisateur
apparaît pour demander à son interprète de se projeter dans
l’expérience de Lam en 1989.
Le
fondu-enchaîné des expériences de l’un et de l’autre vient
en support de la thèse principale du film visant à définir
une personnalité hongkongaise en termes d’identité
citoyenne, en constante évolution depuis la cession du
territoire à la Grande Bretagne en 1842, mais toujours
centrée sur la défense des libertés individuelles,
politiques et économiques. Ce qui est justement en cause
aujourd’hui.
3.
Décolonisation (解殖).
Le
jeune Kelvin Tam Kwan-long (譚鈞朗)
qui interprète Raymond Yeung est lui-même né après la
Rétrocession ; bien qu’ayant été à l’école l’objet d’une
éducation lui inculquant l’amour de la patrie (chinoise), il
se proclame hongkongais. Il a été arrêté lors des
manifestations du 1er octobre 2019.
L’idée
d’introduire les émeutes de 1967 comme toile de fond des
manifestations de 2019 n’était pas mauvaise, mais finit par
être difficile à soutenir vu les différences de contexte
politique et de nature des mouvements, les émeutes de 1967
étant un épisode violent de nature terroriste, avec une
série d’attaques à la bombe visant à subvertir le
gouvernement de l’île ; les manifestations de 2009 étaient
au contraire une tentative pacifique de préserver les
libertés garanties par la Loi fondamentale dans un esprit
démocratique.
La
scène la plus frappante du film est la confrontation en
prison entre les deux hommes, le jeune et son aîné. Yeung
dit au jeune activiste que « le temps va lentement éroder
ses idéaux » car Hong Kong n’a jamais été capable de
contrôler son destin. Ces paroles brutales sont cruciales
dans le film car elles apportent un contrepoint d’une
amertume réaliste évitant un optimisme infondé sur l’avenir
de Hong Kong au vu de la politique chinoise qui a sonné le
glas du principe « un pays, deux systèmes ».
Vers
la fin du film, alors que reconstitutions et discussions
entre générations arrivent à leur terme, Chan Tze Woon fait
défiler à l’écran les visages de Hongkongais de toutes
origines et tous statuts sociaux qui étaient alors en
attente d’être jugés pour « tentative de subversion du
pouvoir de l’État ». Les portraits rappellent que la Loi de
sécurité nationale a changé la donne et que la liberté
d’expression, même relative, dont il a encore joui quand il
a préparé son film est déjà de l’histoire ancienne.
Plus
glaçant encore est le sentiment croissant d’inquiétude et
même de peur directement perceptible au générique final qui
doit détenir un nombre record de membres de l’équipe du film
– interprètes et techniciens - dont les noms ne sont pas
indiqués
[2].
Le
film a été primé au festival Hot Docs 2022 de Toronto (Best
International Feature Documentary Award ) et a été
sélectionné, entre autres, pour la cérémonie de clôture de
la 2e édition du Festival du film hongkongais de
Paris en octobre 2023.