« Chung Kuo-Cina » d’Antionioni : réaction des autorités
chinoises… et de Barthes
par Brigitte
Duzan, 6 avril 2009, révisé 30 avril 2013
C’est
en 1972, en pleine Révolution culturelle, que
Michelangelo Antonioni fut autorisé à venir tourner
un documentaire sur la « Nouvelle Chine », dans le
contexte de légère ouverture accompagnant la visite
du président Nixon. Il tourna pendant huit semaines,
à Pékin, Nankin, Shanghai, Suzhou, et dans le Hunan.
Réaction offusquée en Chine
Le
documentaire fut diffusé sur la RAI en janvier 1973.
Lorsque les autorités chinoises (et en particulier
l’épouse de Mao) en prirent connaissance, elles s’en
déclarèrent offensées et, au début de 1974,
déclenchèrent une campagne contre le réalisateur
italien, le traitant de « bouffon anti-chinois » et
de complice du révisionnisme soviétique.
Il
s’agissait en réalité d’un véritable différend
culturel : les codes cinématographiques utilisés par
Antonioni étaient tout simplement aux antipodes de
ceux de l’iconographie chinoise,
l’affiche italienne
et de ceux du
cinéma en particulier. Les Chinois reprochèrent à Antonioni
de rechercher des murs en ruines ou des journaux muraux
abandonnés depuis longtemps, de ne prêter aucune attention
aux tracteurs flambant neufs dans les champs, de concentrer
au contraire son objectif sur un âne tirant un rouleau de
pierre, et de filmer les gens dans des attitudes indignes,
allant aux toilettes par exemple, ou des enfants sortant en
désordre de l’école.
De la même
manière, on lui reprocha de filmer les touristes se faisant
photographier sur la place Tian’anmen en les filmant de
près, en accentuant les défauts d’un visage, les plis d’un
pantalon, des regards éblouis par le soleil, ce qui
ridiculisait le sentiment profond de tous ces gens
accomplissant une sorte de pèlerinage et voulant en
conserver une image pieuse. Autant de procédés jugés
méprisables et d’intentions qualifiées de « venimeuses ».
Antonioni
resta longtemps honni en Chine et sa mésaventure se
répercuta sur Joris Ivens qui était en train de terminer
« Comment Yukong déplace les montagnes ». Les autorités
chinoises attendaient de lui qu’il dénonce son collègue,
mais il n’en fit rien. Cela n’arrangea pas ses rapports avec
les autorités de censure.
Un
documentaire qui montre sans vouloir démontrer
Antonioni sur le
tournage
Le
film est une œuvre unique de trois heures et demie,
en trois parties : la première, située à Pékin et
autour, montre quelques vieux quartiers de la
capitale, une usine de coton et un hôpital où une
césarienne est réalisée en utilisant seulement
l’acupuncture pour l’anesthésie ; la deuxième partie
filme la ville de Suzhou, le vieux canal, et une
ferme collective dans le Henan ; la dernière partie
montre le port et les quartiers industriels de
Shanghai, et se termine par un spectacle
d’acrobates.
Ce
film est un documentaire remarquable par son
principe de base : filmer pour montrer et non pour
démontrer. Du coup, il échappe aux critiques qui ont
accusé Antonioni de naïveté pour n’avoir filmé
que ce qu’on
avait bien voulu lui montrer. S’il est une chose que le film
montre remarquablement bien, c’est justement la finesse de
perception du réalisateur, et la profondeur de l’attention
portée aux détails. On peut en donner trois exemples :
1. La séquence
tournée sur la place Tian’anmen, au début de la
première partie, comporte une introduction musicale qui est,
à elle seule, représentative de l’atmosphère dans lequel
baigne la Chine du film.
Les paroles sont
très simples : c’est un quatrain qui se répète ad libitum.
Elles ont été écrites, en 1970, par un jeune garçon de douze
ans, Jin Guolin (金果临),
et la musique fut composée par une jeune Shanghaïenne de
dix-neuf ans, Jin Yueling (金月苓).
Celle-ci entra d’ailleurs au Conservatoire central de
musique en 1977 et fit une brillante carrière, mais, en
1970, elle n’avait pour seule formation musicale que ce
qu’elle avait appris dans une chorale d’enfants.
Le chant fut
publié en septembre 1970 dans un journal qui s’appelait « Le
chant des gardes rouges » (《红小兵歌曲》)
et devint populaire après avoir été diffusé à la radio.
Pendant la Révolution culturelle, il faisait partie du
programme quotidien des écoles ; il y était chanté après
l’Internationale et l’Orient est rouge.
Il a été depuis
lors arrangé avec toutes sortes d’accompagnements et pour
toutes sortes d’occasions.
我爱北京天安门, J’aime la place
Tian’anmen à Pékin,
天安门上太阳升, Sur Tian’an men se
lève le soleil,
伟大领袖毛主席, Notre grand leader
le président Mao,
指引我们向前进。 Qui nous guide
dans notre marche en avant.
La chanson au
générique du film
Chanté et dansé
par les enfants des écoles
2. La
séquence du taijiquansur la
place a quelque chose de fantastique et d’onirique :
C’est une
image de la Chine d’alors, pourrait-on dire : des
rues poussiéreuses, peuplées d’ombres frappées d’un
étrange mutisme, qui semblent avoir été hypnotisées,
et dont on se demande quand elles vont bien pouvoir
se réveiller de ce songe halluciné …
3. Les
séquences filmées à la campagne, dans le
Henan, relèvent d’une autre sorte
Un vieil homme
pratiquant le qigong dans la rue
d’hallucination.
On est presque gêné de suivre la caméra dans ces villages où
les gens sont visiblement apeurés ou mal à l’aise à la vue
des étrangers, restant comme pétrifiés dans des encoignures
de portes
quand ils
ne se faufilent pas à l’intérieur. On est surtout
sidéré de constater de visu ce que l’on sait par les
statistiques : l’incroyable boom démographique de
ces années-là.
Etonnamment, une vidéo amateur de la même année 1972
que son auteur a intitulée « Une mémoire visuelle de
la Chine populaire en 1972 », dont la deuxième
partie est filmée d’un train partant de Pékin vers
le sud, offre une image totalement différente : un
paysage de champs et de villages quasiment déserts… comme si
l’approche du train avait brusquement fait fuir tout le
monde.
Finalement on ne
sait trop où est la réalité, ou s’il en existe une. Chacun
semble avoir la sienne.
Un commentaire de
Roland Barthes
Dans le chapitre
« Le bruissement de la langue » de son ouvrage éponyme (1),
Roland Barthes fait un commentaire intéressant sur une
séquence du film.
Les enfants lisant
contre le mur
Il y définit le
« bruissement » comme étant le signe perceptible du bon
fonctionnement d’une machine, le bruissement de la langue
s’opposant ainsi au bredouillement, qui est en fait une
peur, la peur du dysfonctionnement. Le bruissement est donc
le bruit de ce qui marche bien, il dénote « un bruit
limite », qui tendrait vers le silence en s’approchant de la
perfection.
Roland Barthes
termine son chapitre par une de ces « aventures de la vie »
qui
nous sont apportées de manière impromptue, en
l’occurrence par la vision du film d’Antonioni :
« L’autre soir, en
voyant le film d’Antonioni sur la Chine, j’ai éprouvé tout
d’un coup, au détour d’une séquence, le bruissement de la
langue : dans une rue de village, des enfants, adossés à un
mur, lisent à haute voix, chacun pour lui, tous ensemble, un
livre différent ; cela bruissait de la bonne façon, comme
une machine qui marche bien ; le sens m’était doublement
impénétrable, par inconnaissance du chinois et par
brouillage de ces lectures simultanées ; mais j’entendais,
dans une sorte de perception hallucinée tant elle recevait
intensément toute la subtilité de la scène, j’entendais la
musique, le souffle, la tension, l’application, bref quelque
chose comme un
but. Quoi ! Suffit-il de parler ensemble pour faire
bruire la langue, de la manière rare, empreinte de
jouissance qu’on vient de dire ? Nullement bien sûr ; il
faut à la scène sonore une érotique (au sens le plus large
du terme), l’élan ou la découverte, ou le simple
accompagnement d’un émoi : ce qu’apportait précisément le
visage des gosses chinois. »
Le film intégralen VO
(1) Le bruissement
de la langue, essais critiques IV, éditions du Seuil, 1984,
pp. 93-96