Militante des droits de l’homme, et des droits de la femme
en Chine, essayiste et documentariste indépendante, Zeng
Jiyan est aujourd’hui « substitute lecturer » au Centre
d'études de l'Asie de l'Est et du Sud-Est à l'université de
Lund, en Suède, après une thèse à Hong Kong et un post-doc à
Haifa, en Israël.
Une vie sous surveillance
Elle
est née début octobre 1983 à Longyan (龙岩)
dans la province méridionale du Fujian, dans une famille
hakka : « Hakka, c’est-à-dire invité, hôte accueilli là.
Nous étions considérés à l’origine comme des étrangers dans
la ville, et c’est une métaphore de ma vie – j’ai toujours
été étrangère, marginale dans la société et en retrait par
rapport au pouvoir. J’ai vécu sous surveillance 24 heures
sur 24, en résidence surveillée à plusieurs reprises, et
j’ai dû « disparaître » de 2004 à 2012, tout cela en raison
de mon activisme personnel mais aussi de mon mariage avec un
militant politique notoire. Ma fille est née alors que
j’étais en résidence surveillée. »
[1]
C’est
effectivement l’histoire de sa vie, dans un contexte où la
plupart des gens autour d’elle ont fini par avoir peur de
prendre le risque de travailler avec elle ou de se voir
associés à elle d’une manière ou une autre, selon un
mécanisme de répression typique d’un régime autoritaire,
mais aggravé par le fait que de nombreux intellectuels
n’adhèrent pas à ses positions féministes. Ses films
documentaires et ses publications reflètent sa volonté de
trouver une certaine visibilité, en tentant de vivre avec
les traumas subis.
Comme
elle l’explique au début du documentaire « Prisoners in
Freedom City » (《自由城的囚徒》),
elle a rencontré Hu Jia (胡佳)
à l’automne 2001, alors qu’ils faisaient du volontariat pour
le sida. Hu Jia est l’un des militants chinois très actifs
en matière d’écologie et de lutte contre le sida. Ils se
sont mariés le 2 janvier 2006 et, une semaine après leur
mariage, Hu Jia a été placé en résidence surveillée. Un mois
plus tard, il a disparu, et ce pendant 41 jours. Il est
réapparu dans un état d’extrême maigreur, et a dû être
hospitalisé pour un début de cirrhose. Zeng Jinyan l’a alors
aidé dans ses diverses activités. À partir du 17 juillet
2006, il a été placé en résidence surveillée chez elle,
elle-même étant constamment surveillée dans ses déplacements
par deux voitures de police.
Zeng Jinyuan et Hu Jia
en résidence surveillée (photo Time)
En
2007, elle a été parmi les quatre demi-finalistes du prix
Sakharov décerné par le Parlement européen et a figuré dans
la sélection 2007 des « 100 Pioneers & Heroes » de Time
Magazine , comme « one of the hundred men and women
whose power, talent or moral example is transforming the
world ». En même temps, son passeport lui a été confisqué de
manière à ce qu’elle ne puisse sortir de Chine et la
surveillance policière n’a jamais cessé, tournant au
harassement de sa famille entière pour la faire plier.
Zeng Jinyan et son
bébé (photo der Spiegel)
Ainsi,
en janvier 2012, alors qu’elle devait voyager pour un
projet, elle a laissé sa fille de quatre ans avec son mari
pour quelques jours. Huit policiers sont entrés dans
l’appartement, ont confisqué les ordinateurs et enfermé la
petite fille dans une chambre pendant une heure, tandis
qu’il interrogeaient son père. À la suite de cet incident,
elle a annoncé qu’elle se séparait de lui. Peu de temps plus
tard, elle a obtenu la permission de partir à Hong Kong avec
sa fille pour y poursuivre ses études
[2].
Après
avoir obtenu en 2017 un doctorat de l’université de Hong
Kong, elle est partie en 2020 en post-doc à l’université de
Haifa en Israël, puis à Lund en Suède. En dépit de tout,
elle n’a cessé de publier et de réaliser des films.
Filmographie
1. En
2007, elle a coréalisé avec Hu Jia et produit le
documentaire « Prisoners in Freedom City » (《自由城的囚徒》).
Le film a été tourné pendant qu’ils étaient en résidence
surveillée, selon les perspectives très limitées du
prisonnier filmant ce qu’il voit dans la rue, tandis que sa
surveillance lui est rappelée concrètement à chaque instant
par la présence physique des hommes postés à sa porte. C’est
un isolement éprouvant auquel il s’agit de résister, et ce
documentaire métaphorique, inspiré par « En attendant
Godot », est une première étape dans la résistance.
Ironiquement, le titre du film reprend le nom du quartier
résidentiel où se trouvait l’appartement, dans le district
de Tongzhou (通州区),
au sud-est de Pékin : BOBO ziyou cheng xiaoqu (自由城小区).
En même temps, Zeng Jinyan a tenu un blog, comme une sorte
de journal intime à la manière de
Fang Fang
écrivant pendant son confinement à Wuhan au moment de
l’épidémie de covid, et avec autant de succès.
L’entrée du quartier
résidentiel BoBo à Pékin
Prisoners in Freedom City (extrait)
2. En
2012, elle est l’une des trois protagonistes du documentaire
de Barbara Miller « Forbidden Voices » qui dépeint la
censure dont sont victimes trois femmes, en Chine, en Iran
et à Cuba, dans leur lutte contre la répression politique.
Forbidden Voices
Forbidden Voices, trailer
2. En 2015, Zeng Jinyan écrit et filme le court métrage
d’animation réalisé par la cinéaste irlandaise Trish McAdam
« Poème pour Liu Xia » (《致刘霞》),
Liu Xia qui était en résidence surveillée depuis 2010 pour
être l’épouse du Nobel de la paix Liu Xiaobo (刘晓波).
Le
film pose implicitement la question : comment peut-on
réussir à se retrouver, à retrouver son identité propre
quand on a vécu des années dans l’ombre d’un partenaire dont
le nom finit par dominer dans un contexte social et
médiatique où l’existence de la femme est oblitérée. Toutes
les photographies du film sont de Liu Xia elle-même, ce qui
est une manière de lui donner la parole.
Poème
pour Liu Xia
3.
Zeng Jinyan a ensuite produit le documentaire « We, the
Workers » (《凶年之畔》)
de
Huang Wenhai (黄文海),
ou plutôt Wen Hai (文海),
le nom dont il a signé ses films à partir de 2010. Le film
est sorti en première mondiale en janvier 2017 au festival
de Rotterdam et a été en compétition au festival Cinéma du
réel à Paris fin mars.
We The Workers
Le
film s’attache à montrer le coût du miracle économique en
termes humains, et la résistance des travailleurs :
manifestations, pétitions, grèves, procès. Résistance qui
entraîne parfois la perte de leur travail pour les ouvriers
et des bastonnades pour les activistes.
We the Workers, trailer
4. En 2017, Zeng Jinyan collabore avec
Ai Xiaoming (艾晓明)
pour la production et la distribution de son documentaire
sur le camp de Jiabiangou, «Jiabiangou
Elegy » (《夹边沟祭事》).
Elle partage avec Ai Xiaoming la recherche d’une approche,
d’un langage qui aillent au-delà du discours globalisant, en
provoquant la réflexion et la réaction du public. Sa thèse
de doctorat, soutenue en 2017 à l’université de Hong Kong,
porte sur l’œuvre d’Ai Xiaoming
[3]
et elle a depuis lors écrit une série d’articles sur son
aînée et mentor
[4].
5. En
2020, Zeng Jinyan coréalise « Outcry and Whisper » (《呼喊与耳语》)
avec Trish McAdam et Wen Hai. Le documentaire a été projeté
en première mondiale en avril au festival Visions du Réel de
Nyon, en Suisse
[5].
C’est un film très personnel où elle cherche à montrer
comment les forces à la fois politiques, économiques et
sociales se conjuguent pour oblitérer les femmes, les
forçant à agir en dissidence pour regagner une autonomie
personnelle autant que collective dans un contexte
idéologique qui contribue à les nier, comme d’autres
minorités. Zeng Jinyan montre des femmes en position de
faiblesse, comme elles le sont dans n’importe quelle
société, démocratique ou autoritaire, car, n’ayant pas de
pouvoir, elles sont vulnérables. Même quand les
intellectuels chinois ont discouru et œuvré en faveur de la
« libération » des femmes (comme au début du 20e
siècle), cela a toujours été dans un but de défense de la
nation.
Outcry and Whisper
Le
film est en fait un dialogue avec « We, the Workers ». Les
deux films captent la réalité des actions collectives des
travailleurs dans la Chine actuelle, ce qu’on appelle
« mouvements sociaux ». Or, si la plupart des organisateurs
sont des hommes, c’est grâce aux femmes que les grèves et
manifestations réussissent. Mais, quand Zeng Jinyan a
cherché des rushes montrant des femmes y participant, elle
n’en a pratiquement pas trouvé. Ce sont les images
d’animation de Trish McAdam qui se substituent à la réalité
offusquée en mettant en image la parole des femmes
recueillie sur le terrain. En même temps, le film a suscité
de longs débats entre cinéastes et sponsors, dont le montage
a gardé des traces.
Outcry and Whisper, trailer
Le
problème, maintenant, tient au manque de visibilité de ces
films, privés de diffusion en Chine, y compris à Hong Kong
depuis l’imposition de la Loi de sécurité nationale. Mais le
problème tient aussi à la dispersion des cinéastes, auteurs
et activistes, qui, comme Zeng Jinyan elle-même, se
retrouvent isolés dans leurs exils respectifs.
Publications
- Feminism and the Genesis of the Citizen Intelligentsia in
China, City University of Hong Kong Press, 2016.
- The Slanting Shaft of Light: Poems of 20 years
《光的斜井》,
House of Pele Press, 2023.
The Slanting Shaft of Light
Traduction
《在人民之間》Linking
Publishing
聯經,
2021 : Traduction en chinois, en collaboration avec Xu Xibai
(doctorant à l’université d’Oxford), du livre de Sebastian
Veg Minjian: The Rise of China’s Grassroots Intellectuals,
Columbia University Press, 2019.
-
Chinese Feminism Under (Self-)Censorship: Practice and
Knowledge Production [recueil de six essais issus d’un
séminaire en ligne de juillet 2021] :
https://madeinchinajournal.com/2021/12/01/
[2]
D’après “Leftover Women” de Leta Hong
Fincher, Zed Books, 2014, pp. 170-174.
[3]
“The Genesis of Citizen
Intelligentsia in Digital China: Ai Xiaoming’s
Practices of Identity and Activism.” University of
Hong Kong PhD Thesis (2017).
[4]
“Visualizing Truth-Telling in Ai
Xiaoming’s Documentary Activism.” Studies in
Documentary Film 11.3 (November 2017), 184–99.
“Documentary Film, Gender and
Activism in China: A Conversation with Ai Xiaoming”
(tr.
Chris Berry). Film Quarterly, 74(1)
(2020), 45-50.
[5]
À la suite de la projection du film à
Nyon, Gina Marchetti a interviewé Zeng Jinyan et
Trish McAdam et a publié le texte de leurs échanges
sur le site dgenerate films :