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« Asura » : la
revanche des chiffres… et du cinéma ?
par Brigitte Duzan, 21 juillet 2018
Branle-bas de combat dans « l’industrie du
cinéma » chinoise et gros titres dans la presse ces
derniers jours, jusqu’en France : « Asura, le film
le plus cher du cinéma chinois est un flop » (Le
Figaro du 18 juillet, repris en chœur par le reste
des quotidiens) – comme dans la presse anglo-saxonne
: « China’s most expensive movie Asura is an epic
flop », avec la variante « China’s First $100
million pulled from cinemas after disastrous opening
weekend ».
Que s’est-il passé ?
C’est très simple, apparemment.
Le 13 juillet 2018 est sorti sur les écrans chinois
le film annoncé urbi et orbi comme étant le plus
cher du cinéma chinois, avec un budget de 113
millions de dollars. La promotion du film nous a
abreuvés de chiffres : il a nécessité |
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Asura, l’une des
affiches |
six ans de travail, mobilisé 1800 professionnels venus de 35
pays, ce qui était supposé lui apporter le meilleur du
savoir-faire international, au moins au niveau des effets
spéciaux, car le film y fait un recours massif. J’ajouterai
qu’il est en outre très long : 142’.
Trois jours plus tard, nouveau flot statistique : dans les
trois jours du weekend de sortie, « Asura » n’a réussi à
engranger que 48 millions de yuans, soit 7 millions de
dollars, sur quoi il a été décidé de le retirer des cinémas.
Dans ces conditions, toujours calculette en main, l’aventure
d’« Asura » pourrait donc se solder par une perte
phénoménale de 96 millions de dollars.
C’est beaucoup pour un film qui se voulait être le premier
volet d’une trilogie qui resterait dans les annales du
cinéma comme le « Lord of the Rings » chinois. Et qui est
produit par un trio de gros producteurs : Alibaba Pictures,
Zhenjian Film Studio et Ningxia Film Group. Ils ont tout de
suite annoncé qu’ils comptaient apporter des modifications
au film afin de le ressortir et lui donner un second
souffle.
Si un film est si mauvais, pourtant, ce ne sont pas quelques
modifications qui vont changer grand-chose à un tel fiasco.
Mais, derrière ce barrage de chiffres, on peine à savoir ce
qu’est vraiment le film.
Le film derrière les chiffres

L’équipe du film avec
Tony Leung au centre, entouré
de Leo Wu et Carina
Lau, avec, derrière eux,
les trois personnages
principaux qu’ils incarnent |
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La promotion d’« Asura » a été basée essentiellement
sur l’investissement colossal qu’il représente,
outre les traditionnelles présentations à la presse
et avant-premières mettant en avant les trois
principaux acteurs : Wu Lei, dit Leo Wu (吴磊)
,
et les deux vétérans venus du cinéma de Hong Kong :
Carina Lau (刘嘉玲)
and Tony Leung Ka-fai (梁家辉).
Rien, là, qui
puisse vraiment faire courir les foules dans les
salles obscures chinoises aujourd’hui.
Maintenant, quelle est l’histoire ? Car, enfin, un
film est d’abord un scénario. Celui |
d’« Asura » est basé sur le concept bouddhiste d’Asura, mais
revu à la sauce Alibaba, ou plutôt Zhengjian, car c’est le
producteur Yang Zhenjian (杨真鉴)
qui est le principal scénariste – bien que, sur baidu, seul
apparaisse maintenant le coscénariste Adam Chanzit, dont le
moins qu’on puisse dire est qu’il est assez obscur.
Pour en revenir à Asura, dans la mythologie bouddhiste,
c’est l’un des domaines du désir, qui est souffrance, le
désir ayant six domaines également connus comme les six
voies de la souffrance. Asura est le second de ces domaines,
après celui des devas.
« Asura » (《阿修罗》),
le film, raconte l'histoire d'un berger (interprété par Leo
Wu / Wu Lei), né « dans un village pauvre mais où tout le
monde est joyeux », sic), qui se retrouve investi de la
mission de protéger le royaume mythique du désir menacé de
destruction par un royaume inférieur. Le royaume est en
effet gouverné par une royauté à triple tête (ah tiens… la
trinité…) : tête du désir (Tony Leung), tête de la ruse
(Carina Lau) et tête de la vision. Cette dernière tête avait
été perdue, il s’avère que c’est le petit berger. Pour
accomplir sa mission, il doit mourir, puis renaître. Mais
les forces du royaume inférieur qui attaque sont dirigées
par une blonde égérie – ce qui, bien sûr, déchaîne aussi les
forces du désir….
L’histoire est quelque peu tarabiscotée, mais pas beaucoup
plus que le scénario moyen des films de ce genre, y compris
ceux de Tsui Hark et des grands réalisateurs chinois qui s’y
sont frottés récemment. Comme dans ce genre de films, tout
dans « Asura », en fait, est basé sur les effets spéciaux,
avec armada de monstres et créatures volantes et cité
mythique aux lumières irréelles.
Trailer 1
https://www.youtube.com/watch?v=OzBhG0WkUrM
Trailer 2
https://movie.douban.com/trailer/233437/#content
Il est vrai que, dans ce genre de film de
« fantasy », la qualité scénaristique, voire la mise
en scène, n’est pas primordiale : elle est
compensée, auprès du grand public, par l’attrait non
tellement des effets spéciaux mais des scènes de
combat et des têtes d’affiche : il faut bien dire
qu’elles manquent ici.
On peine même à trouver le nom du réalisateur, très
peu mentionné – dans le générique il arrive juste
en-dessous du producteur Yang Zhenjian (杨真鉴),
comme s’il s’agissait d’une coréalisation : c’est
Zhang Peng (张鹏).
Or, il est connu (à Hollywood) surtout comme…
cascadeur ; c’est lui qui a été, par exemple,
coordinateur des cascades sur « Antman ». Comme
réalisateur, on ne connaît jusqu’ici qu’un film de
lui, un thriller coréalisé avec Bob Brown et produit
par China Film : « Urban Games » (《城市游戏》),
sorti en 2014. Pas de quoi asseoir une réputation. |
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Le réalisateur Zhang
Peng |
Pourtant, on peine à comprendre le pourquoi d’un tel
« flop », et de sa médiatisation, et de la décision si
rapide de retirer le film des écrans.
Lynchage médiatique ?
Les producteurs se
plaignent en fait d’avoir été victimes d’un véritable
lynchage sur certaines plateformes de notation de films en
ligne. Zhengjian Film Studio a déclaré que la décision de
retirer le film était due à une « situation de marché biaisé
» (ou « unfair market environment »), mais n’avait rien à
voir avec la qualité du film, et encore moins avec le désir
de le soustraire à la forte concurrence dans les cinémas le
weekend de sa sortie.
Le producteur a étalement dénié vouloir faire des
changements avant de le ressortir.
Dès le lendemain de la sortie du film, et donc deux jours
avant son retrait, un article publié sur la page Asura
de Sina weibo faisait état d’attaques et critiques
« vicieuses » de l’« armée de l’eau » mobilisée contre le
film. L’armée de l’eau (shuijun
水军)
désigne un groupe d’internautes payés (souvent par le
gouvernement) pour saturer le web d’informations et
critiques négatives, sur un film en particulier. Or, il y a
plusieurs plateformes de vente de billets en ligne (90 % des
billets de cinéma, en Chine, étant vendus en ligne) ; les
deux principales sont Maoyan (猫眼票房),
possédée par Enlight Media et objet d’une fusion avec son
rival Weiying en septembre 2017, et sa rivale
Tao Piaopiao (淘票票),
possédée par Alibaba. Sur Maoyan, le film était noté 4.9 sur
10, sur Tao Piaopiao… 8.5.
Pendant ce temps, à la fin du weekend, sur douban (un
équivalent d’imdb) il était noté 3.1. Les spectateurs se
plaignaient de la qualité du film, de ses combats en
particulier, les jugeant chaotiques, et regrettant le manque
d’intérêt de l’ensemble.
Le film a donc bien un problème d’image et de réception,
mais on voit bien en même temps que les enjeux sont
ailleurs : dans l’immense remue-ménage autour des « agences
de notation » qui sont en même temps les vendeurs de
billets, et qui cherchent à s’assurer la domination sur un
marché juteux, dont les recettes sont effectivement
croissantes. Mais le cinéma n’a plus grand-chose à voir
là-dedans, le public n’étant plus qu’un outil et un
consommateur. On est plus au niveau de la vente de voitures
ou de sacs à main (de luxe), C’est pourquoi Alibaba s’est
lancé dans le secteur. Et en paye aujourd’hui sévèrement les
frais.
Il reste à savoir quelle sera la suite de ce qui semble plus
un scandale médiatique qu’un flop cinématographique.
Et pendant ce temps
Mais ce même weekend du 13 juillet a vu deux films se
tailler un succès retentissant sur les écrans chinois.

Hidden Man |
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L’un est inattendu, et plutôt du genre phénomène de
société : la comédie
« Dying
to Survive » (《我不是药神》)
de Wen Muye (文牧野),
dont c’était en fait la seconde semaine
d’exploitation, et dont le succès a été nourri par
le bouche-à- oreille. Le film – sur la lutte de
malades pour obtenir des médicaments anti-cancéreux
pas trop chers - a engrangé 68 millions de dollars
dans sa seconde semaine en salles, soit un total de
350 millions de dollars pour un budget de 15
millions.
L’autre film, second du week-end en termes de
recettes (46 millions de dollars), était, lui,
attendu : c’est le nouveau film de
Jiang Wen (姜文),
« Hidden
Man » (《邪不压正》),
adapté d’un roman de Zhang Beihai (张北海).
C’est le troisième volet de la trilogie commencée
avec « Let
the Bullet Fly » (《让子弹飞》)
en 2010 et « Gone
with the Bullets » (《一步之遥》)
en 2014. |
Enfin du cinéma !
Ancien terme pour désigner la marine. Aujourd’hui on
dit haijun
海军.
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