Essayiste, actrice, scénariste et réalisatrice, féministe
avant l’heure, Chen Bo’er a été la première grande
réalisatrice de la Chine nouvelle, après une carrière
d’actrice en vue dans les années 1930. Sa mort prématurée,
d’une insuffisance cardiaque à l’âge de 44 ans, en 1951, a
brisé sa carrière dans l’œuf. Mais elle lui a aussi évité
les inévitables persécutions qu’elle aurait eu à subir, ne
serait-ce que pour son féminisme militant. Elle avait
disparu de l’histoire du cinéma chinois et n’a commencé à
être remise à l’honneur que très récemment, surtout depuis
le chapitre que lui a consacré Wang Zheng dans son ouvrage
« Finding Women in the State: A Socialist Feminist
Revolution in the People's Republic of China, 1949-1964 »paru en 2017
[1].
Chen Bo’er
Débuts au théâtre
Chen
Bo'er est née en 1907 à Anbu, un district de Chaozhou dans
le Guangdong (广东潮州市潮安)
[2]. Son
père était un riche marchand de fruits secs. Elle s’appelait
Chen Shunhua (陈舜华),
Elle
était en fait née d’une concubine de son père, et pour cela
était détestée par sa grand-mère et la première épouse de
son père. C’est l’une des premières sources de son esprit
rebelle, l’autre venant des histoires que racontait son
frère aîné pour pousser ses sœurs à se révolter contre
l’ordre établi, en particulier en coupant leurs nattes. Mais
son père l’envoie étudier à Nankin et à Shanghai, où elle a
apprend l’anglais en plus de son cantonais natal et du
mandarin appris au collège. Bonne élève, particulièrement
douée dans les disciplines artistiques et littéraires, elle
est cependant expulsée de l’école pour avoir protesté contre
le massacre des communistes par les troupes nationalistes à
Shanghai le 12 avril 1927
[3].
Elle
rencontre alors un leader paysan d’Anbu qui l’encourage à
repartir poursuivre ses études. Elle s’enfuit donc de chez
elle pour revenir à Shanghai où elle entre en 1928 à
l’Université des arts (上海艺术大学).
En 1929, elle participe à une manifestation organisée, entre
autres, par Lu Xun et entre dans la Troupe d’art de Shanghai
(上海艺术剧社)
sous obédience communiste. Elle participe dès lors au
mouvement du théâtre de gauche et joue dans des pièces
engagées en prenant pour nom de scène « Chen Bo’er »,
emprunté à une ancienne translittération en chinois de
« Bolchevik ».
En
1931, elle figure dans la liste noire du Guomingdang et doit
quitter Shanghai pour Hong Kong. Elle retrouve là un ancien
camarade de l’Université des arts de Shanghai, Ren Bosheng (任泊生),
qui partage les mêmes idéaux révolutionnaires. Ils se
marient le 18 avril 1931. Elle a deux fils, en 1933 et 1934,
mais le premier meurt à l’âge de deux ans. Elle rentre à
Shanghai et prend une nourrice pour s’occuper du deuxième,
Ren Ke (任克).
Les deux
enfants
À
Shanghai, elle entre à
la Lianhua
et tourne aux côtés du grand acteur Zhao Dan (赵丹)
dans le film « Youth Line » (Qingchun xian
青春线)
réalisé par Yao Sufeng (姚苏凤)
en 1934. L’histoire de trois amis d’enfance aux destins
contrariés.
Qingchun xian
Actrice de cinéma et militante
Cette
même année 1934, Chen Bo’er entre au studio Diantong (ou
Denton) (电通影片公司)
créé l’année précédente. Elle y rencontre
Yuan Muzhi (袁牧之)
qui venait lui-même d’y entrer et elle tourne avec lui dans
le film réalisé par Ying Yunwei (应云卫),
« Les malheurs de la jeunesse» (Taoli jie《桃李劫》).
Le studio avait été fondé par quatre ingénieurs du son
formés aux Etats-Unis et rentrés en Chine pour y développer
le matériel nécessaire au cinéma parlant qui y était encore
balbutiant : Taoli jie est le premier film parlant
sonorisé par un procédé entièrement chinois. Yuan Muzhi y
interprète le rôle d’un jeune homme que son honnêteté
inflexible pousse à démissionner ; quand son épouse,
interprétée par Chen Bo’er, est victime d’un accident, il
vole à l’usine les salaires qui lui sont dus, mais sa femme
meurt, et il est condamné à mort.
Les
malheurs de la jeunesse
Chen
Bo’er, star du cinéma des années trente
Sorti
en décembre 1934, le film rencontre un succès immédiat, en
particulier auprès des jeunes. Il comportait un thème
musical – la « chanson de la remise des diplômes » (《毕业歌》)
- qui fut bientôt sur toutes les lèvres. Chen Bo’er devient
instantanément célèbre, elle est la star de la Diantong.
Mais le succès attire l’attention du Guomingdang : la
Diantong fut obligée de fermer ses portes pendant l’hiver
suivant, en 1935.
En
1936, Chen Bo’er participe avec Yuan Muzhi et d’autres
anciens de la Diantong à la fondation du Studio n°2 de la
Mingxing, ou Star Pictures (明星影片公司).
Ils jouent alors dans un autre film de Ying Yunwei : « A la
vie à la mort » (《生死同心》),
sur un scénario de
Yang Hansheng (阳翰笙)..
Yuan Muzhi interprète le double rôle principal : celui d’un
jeune révolutionnaire, Li Tao (李涛),
qui réussit à s’évader dans l’incendie de la prison des
seigneurs de la guerre où il était enfermé, et un jeune
Chinois d’outre-mer, Liu Yuanjie (柳元杰),
qui lui ressemble à s’y méprendre et qui est arrêté à sa
place. Sa fiancée Zhao Yuhua (赵玉华)
tente en vain de le délivrer. Li Tao mène alors un
soulèvement contre les seigneurs de guerre et réussit à
sauver Yuanjie, mais il meurt au combat.
Chen Bo’er
et Yuan Muzhi dans « A la vie à la mort »
Cependant, parallèlement à ces films, Chen Bo’er écrit et se
fait un nom d’écrivaine, mais elle participe aussi à des
activités sociales et militantes. Ainsi en novembre 1936,
peu avant la sortie du film « A la vie à la mort », elle
organise une « Troupe de réconfort des femmes et des
enfants » et part jouer avec elle sur le front des
opérations anti-japonaises. Elle revient trois mois plus
tard à Shanghai.
Le 7
juillet 1937 éclate « l’Incident du pont Marco-Polo » (Lugou
qiao shibian
卢沟桥事变)
qui marque le début officiel de la guerre. Le 13 août, elle
met en scène la pièce « La défense du pont Marco Polo » (《保卫卢沟桥》)
et joue avec une pléiade de stars en appelant à l’unité pour
la défense de la patrie. À l’automne, avec Yuan Muzhi, elle
forme la « troupe de théâtre de salut national de Shanghai »
(“上海救亡演剧队”)
et, après la chute de Shanghai, ils quittent la ville pour
suivre l’armée. C’est dans le bureau de la 8ème
Armée de route à Nankin qu’elle entre au Parti communiste.
En
1938, ils jouent tous les deux dans le film anti-japonais
« 800 héros » (《八百壮士》)
tourné à Wuhan. Adapté d’une pièce de théâtre par Ying
Yunwei, le film dépeint la défense de l’entrepôt de Sihang (四行仓库),
fin octobre 1937, dans les derniers moments de la résistance
de Shanghai contre l’attaque japonaise[4].
Chen Bo’er y interprète le rôle de l’héroïne Yang Huimin (杨惠敏)
qui traverse la rivière à la nage afin d’apporter un
drapeau, offert par le propriétaire d’un grand casino, pour
le hisser sur le toit de l’entrepôt.
Chen Bo’er
dans le rôle de Yang Huimin
Mais
c’est le dernier film dans lequel joue Chen Bo’er. Elle part
ensuite à Yan’an avec Yuan Muzhi, et son fils, tandis que
son mari Ren Bosheng part rejoindre la Nouvelle 4ème
Armée.
À Yan’an
Yuan Muzhi
est en effet appelé à Yan ‘an par Zhou Enlai pour y fonder
une équipe de cinéma. Celle-ci - l’« équipe
cinématographique de Yan’an » (“延安电影团”)
- voit le jour en août 1938, avec du matériel en partie
acheté à Hong Kong, en partie rapporté des studios défunts
de Shanghai, plus une caméra offerte par Joris Ivens.
À
Yan’an, Chen Bo’er joue dans la « Trilogie de Yan’an » (《延安三部曲》),
pièce écrite par Yuan Muzhi pour dépeindre la vie dans les
bases révolutionnaires. Après cette représentation, elle
prend la tête du « groupe d’enquête sur les femmes et les
enfants du nord de la Chine » (率战地妇女儿童考察团)
et se déplace par monts et par vaux, traversant deux fois le
fleuve Jaune en passant derrière les lignes ennemies pour
aider les associations de secours mutuel mises en place dans
les régions rurales reculées, allant jusqu’à apprendre au
paysannes à lire et à chanter. Elle écrit des rapports sur
son travail.
Chen Bo’er
(à g.) en mission d’enquête sur les femmes et les enfants en
mai 1939
A
Chongqing, cependant, elle attire l’attention du
Guomingdang. Le 7 juillet 1940, elle est arrêtée, mais elle
parvient à s’échapper. A la fin de 1940, mission accomplie,
elle revient à Yan’an. En mai 1942, elle assiste au Forum de
Yan’an sur la littérature et les arts (延安文艺座谈会),
et entend le fameux discours de Mao.
Le Forum
de Yan’an, Chen Bo’er au premier rang (au milieu, avec la
veste noire)
Après
sa publication en 1943, le discours suscite une réflexion
intense et entraîne l’écriture de divers programmes
artistiques. Dans ce contexte, début 1944, Yao Zhongming (姚仲明)
qui était alors le directeur du département n° 4 de l’École
du Parti à Yan’an une pièce de théâtre en quatre actes
intitulée « Camarade, tu as pris la mauvaise voie » (《同志,你走錯了路!
》)
qu’il donne à Chen Bo’er pour la réviser et elle en écrit la
version définitive. Tous deux sont récompensés pour cette
pièce du titre de « Travailleur modèle ». Ils sont ensuite
invités à écrire un article pour le Quotidien de la
libération (Jiefang ribao《解放日报》).
Chen Bo’er écrit « Expérience de mise en scène collective »
(《集体导演的经验》)
et Yao Zhongming une introduction au travail sur la pièce.
Leurs articles sont publiés en décembre 1944. Zhou Enlai
lui-même écrit pour les féliciter et exprimer son
approbation.
Chen
Bo’er écrit et met en scène plusieurs autres pièces. Elle
réalise en outre un documentaire historique : « La défense
de Yan’an ». En 1945, il est décidé d’établir le Studio
cinématographique de Yan’an. Chen Bo’er part en mission à
Chongqing pour acheter du matériel. Elle se renseigne alors
pour savoir ce qu’est devenu Ren Bosheng, et à sa grande
surprise apprend qu’il s’est remarié.
À Changchun
Après
la fin de la guerre, le Parti reprend le Studio japonais du
Manchukuo et établit le Studio du nord-est (东北电影制片厂)
fondé le 1er octobre 1946 à Changchun . Chen
Bo’er y arrive en août et Yuan Muzhi l’y rejoint. Il avait
reçu une lettre d’un ami lui annonçant la mort de Ren
Bosheng (information qui s’avèrera fausse par la suite). Ils
se marient à Harbin en 1947.
Yuan
Muzhi est nommé directeur du Studio du Nord-est, Chen Bo’er
secrétaire de la branche du Parti et directrice du
département artistique. C’est un moment clé du renouveau du
cinéma chinois. Chen Bo’er participe au développement du
cinéma d’animation en reprenant les techniques de poupées
animées qui étaient l’une des spécificités du studio du
Manchukuo dont les cinéastes japonais restèrent en Chine
jusqu’en 1953. Elle réalise le premier film chinois de
poupées animées : « Le rêve de l’empereur » (《皇帝梦》),
qui dénonce, en quatre parties, la corruption du Guomingdang
à la solde de l’impérialisme américain. Au générique se lit
le nom de « Fang Ming » (“方明”),
nom chinois que Chen Bo’er avait donné à Jijin Mochinaga, le
spécialiste japonais de l’animation de poupées qui assura la
direction artistique du film[5].
D’août
1948 à juin 1949, l’équipe du Studio tourne six films de
fiction dont « Le pont » (《桥》),
réalisé par Wang Bin (王滨),
premier film de fiction de la Chine nouvelle.
Le 1er
octobre 1949, Chen Bo’er est à la tribune de la place
Tian’anmen pour voir se lever le drapeau rouge sur la place.
À Pékin
En
mars 1949, dans ce qui était encore Beiping, Yuan Muzhi
fonde le Bureau central de contrôle du cinéma (中央电影事业管理局) et
en devient directeur, poste qu’il conserve après la
fondation de la République, quand le Bureau est rattaché au
ministère de la Culture et devient le Bureau du cinéma. Chen
Bo’er devient en même temps directrice de la Division des
arts.
En
1950, elle conduit un programme planifié de réalisation de
26 films. En juillet, le Bureau du cinéma fonde une école de
cinéma qui est en fait l’ébauche de l’Institut du cinéma de
Pékin et dont la section artistique est confiée à Chen
Bo’er. La cérémonie d’inauguration a lieu en septembre.
Cependant, elle avait une maladie de cœur qui avait été
diagnostiquée dès 1943. En 1950, le rythme de travail
l’avait épuisée, sa santé se détériorait de jour en jour, il
lui arrivait de s’ évanouir lors de répétitions. Cependant
elle n’avait pas revu sa mère depuis des années. En 1951,
elle alla à Canton pour superviser la construction du studio
de la Rivière des perles. Elle alla ensuite chercher sa mère
qu’elle ramena à Shanghai.
Mais
elle est victime d’un arrêt cardiaque alors qu’elle était en
discussions au studio de Shanghai. Elle est décédée à
l’hôpital Tongji le 9 novembre 1951, à l’âge de 44 ans. Elle
est enterrée au cimetière de Babaoshan, le cimetière des
héros révolutionnaires (八宝山殡仪馆).
À sa
mort, Deng Yingchao (邓颖超),
l’épouse de Zhou Enlai, a écrit une lettre émouvante pour
lui rendre hommage : « En hommage à la mémoire de la
camarade Chen Bo’er » (《悼念陈波儿同志》).
Ils l’avaient toujours soutenue. Après sa mort, tous deux se
sont occupés de sa mère en lui cachant d’abord la mort de sa
fille et en veillant à ce qu’elle ne manque de rien. La
vieille dame est morte en 1967.
Chen
Bo'er, pourtant, a disparu pendant longtemps de l’histoire
du cinéma chinois. Il faudra attendre 2011 pour qu’une
cérémonie soit organisée à sa mémoire à Babaoshan, pour le
60e anniversaire de sa mort. Elle a été effacée
de « L’histoire du développement du cinéma chinois » (《中国电影发展史》)
éditée sous la direction de Cheng Jihua (程季华),
publiée en 1963 puis rééditée au début des années 1980[6],
qui reste encore aujourd’hui la référence de base en la
matière[7].
Il faudra attendre 2017 et l’ouvrage de Wang Zheng « Finding
Women in the State » (voir n. 1) pour que l’on trouve un
chapitre qui lui soit consacré.
[1]Wang
Zheng, "Chen
Bo'er and the Feminist Paradigm of Socialist Film"
in Finding Women in the State: A Socialist
Feminist Revolution in the People's Republic of
China, 1949-1964, Berkeley: University of
California Press, pp. 143–169.
Considérable travail de recherche, en particulier
sur Chen Bo’er.
[2]
1907 et non 1910 comme on le trouve
parfois (y compris sur baidu).
[3]
Massacre du 12 avril (四·一二慘案)
qui marque la fin du premier Front uni entre les
Communistes et le Guomingdang, alliés jusque-là
contre les seigneurs de la guerre. Le Guomingdang
entendait « purger le parti » pour éviter une prise
du pouvoir par les Communistes.
[4]Le même
épisode a donné lieu à une nouvelle adaptation au
cinéma parGuan
Hu (管虎) :
« Les
800 » (《八佰》),
sorti après le confinement pour cause de covid en
juillet 2020.
[7]Sans doute
en raison de l’image qu’ont contribué à donner
d’elle les revues de mode de l’époque, comme The
Young Companion (Liangyou
huabao《良友画报》).
Chen Bo’er figure
en 1930 en couverture du n° 51
: portrait en jeune femme séduisante
à la mode, contraire à l’esprit même de l’actrice,
et encore plus de la cinéaste militante pendant la
guerre.
Voir à cet égard, par exemple, l’article publié sur
le site 360doc.com :