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« Epouses et concubines » : de Su Tong à Zhang Yimou, changement de perspective

par Brigitte Duzan, 24 janvier 2014

 

« Epouses et concubines » (《大红灯笼高高挂》) marque l’un des sommets de la filmographie de Zhang Yimou (张艺谋). Il est sorti en première mondiale en septembre 1991 au festival de Venise, où il a obtenu le Lion d'argent.

 

Quatrième film du réalisateur, il est généralement considéré comme le dernier volet d’une trilogie commencée avec « Le sorgho rouge » en 1987 et poursuivie avec « Judou » (《菊豆》) en 1990 – trilogie dont le thème principal est le sort de la femme dans la société patriarcale chinoise.

 

Comme les autres films de la trilogie, « Epouses et concubines »  est l’adaptation d’une œuvre littéraire, en l’occurrence une nouvelle de Su Tong (苏童), que Zhang Yimou s’est brillamment appropriée en gardant l’essentiel de la trame narrative, mais en lui faisant subir des mutations qui en changent le sens ultime et l’atmosphère générale. L’analyse

 

Epouses et concubines, affiche américaine

comparée des deux œuvres permet de mesurer l’ampleur et la portée de ces changements, et de mieux apprécier la signification du film, et sa place dans l’époque.

 

1. La nouvelle de Su Tong

 

La nouvelle de Su Tong (1) dont le film est adapté, initialement publiée en juin 1989 dans le magazine littéraire Harvest (ou Shouhuo《收获》), a en chinois un titre qui correspond au titre français choisi pour le film : « Epouses et concubines » (《妻妾成群》) (2).  

 

Trame narrative

 

L’histoire se déroule – sur huit chapitres et quatre saisons – pendant les années 1920, dans une Chine chaotique livrée aux luttes intestines entre seigneurs de guerre.

 

Cadre et personnages

 

Songlian (颂莲), 19 ans, est étudiante quand son père, qui a un commerce de thé, fait faillite et se suicide. Elle n’a guère d’autre choix que de devenir la quatrième épouse d’un riche propriétaire local du nom de Chen Zuoquian (陈佐千).

 

La nouvelle de Su Tong

 

Son arrivée dans la grande demeure perturbe le fragile équilibre de la maisonnée, toujours remis en question par les rivalités entre les diverses épouses. Plus âgée, d’une bonne famille, la première épouse – Yuru (毓如) -  l’ignore ; la seconde épouse, Zhuoyun (卓云), se montre très amicale, tandis que la troisième, Meishan (梅珊), une ancienne actrice d’opéra, lui est ouvertement hostile, et va jusqu’à tenter d’interrompre la « nuit de noce » de Songlian en se faisant passer pour malade.

 

Le statut de chacune dépend en effet des faveurs du maître qui en choisit une chaque soir selon un rituel bien établi : les lanternes rouges sont allumées devant l’appartement de l’heureuse élue (d’où le titre du film : pendez haut les lanternes rouges) qui est gratifiée d’un massage des pieds pour la préparer. Le jour suivant, c’est elle qui commandera la maisonnée, et choisira en particulier le menu des repas. Surtout, chaque nuit passée avec le maître lui donne une

chance supplémentaire de lui donner un fils et donc de prendre définitivement le pas sur les autres. Ainsi constamment exacerbées, les rivalités passent par toutes les traîtrises possibles 

 

Peu après son arrivée, Songlian fait la connaissance du fils aîné de Chen Zuoquian, Chen Feipu (陈飞浦), qui apprécie la compagnie de la nouvelle venue et la charme par ses dons de flûtiste. Dans cette atmosphère confinée, le principal divertissement est le jeu de mahjong, et, un soir, autour de la table, Songlian remarque que Meishan flirte avec le médecin de la famille….

 

Quant à la servante de Songlian, Yan'er (雁儿), elle déteste sa maîtresse au point que Songlian l’accuse d’avoir volé sa flûte, tout ce qui lui reste de son père. En la cherchant dans ses affaires, Songlian trouve une poupée percée d’épingles sur laquelle est inscrit son nom ; comme Yan'er est illettrée, Songlian la presse de lui révéler qui l’a écrit : c’est Zhuoyun. Ce même soir, Chen Zuoqian reconnaît que c’est lui qui a pris la flûte et l’a détruite car il pensait qu’elle était le souvenir d’un ami étudiant. Songlian, désespérée, fond en larmes.

 

Le matin suivant, Meishan se confie à Songlian, lui révélant que Zhuoyun a tenté de l’empoisonner alors qu’elle était enceinte. Elle a pourtant réussi à donner naissance à un garçon, Feilan (飞澜), alors que Zhuoyun a eu une petite fille, Yirong (忆容).

 

Ayant ainsi posé ses personnages et le cadre de son récit, Su Tong amorce la description des événements qui vont en amener la conclusion dramatique.

 

Evénements dramatiques et conclusion

 

Lors de la fête organisée pour célébrer le cinquantième anniversaire de Chen Zuoqian, les deux enfants cassent un vase, ce qui entraîne une dispute interminable entre les femmes. Recherchant le calme, Songlian sort et va se promener jusqu’à un vieux puits abandonné où on lui a raconté que trois anciennes concubines ont été jetées pour les punir de leur infidélité. Au bord du puits, elle est prise d’une hallucination, en croyant voir des mains se tendre vers elle et des voix l’appeler…

 

Elle revient tremblante à la fête, pour se faire rabrouer par Chen Zuoqian. Peu après, Feipu arrive avec un ami, et lui offre une flûte pour remplacer celle que son père a détruite. La pensée de Feipu finit par obséder Songlian, et l’empêche de céder aux instances de son père dont elle perd peu à peu les faveurs.

 

Quelques jours plus tard, Songlian trouve un bout de papier hygiénique sale sur lequel est inscrit son nom. Soupçonnant à nouveau Yan’er, elle la force à l’avaler. Yan’er attrape la typhoïde et doit être hospitalisée. Pour ses 20 ans, Songlian organise une fête, mais apprend alors que Yan’er est décédée. Songlian, légèrement ivre, déclare à Feipu qu’elle l’aime mais celui-ci lui avoue alors qu’il a peur des femmes et préfère la compagnie des hommes. Sur quoi Songlian s’enivre à mort.

 

Le lendemain matin, quand elle se réveille, elle voit Meishan partir en ville. Et la voit revenir peu de temps plus tard, sous escorte : Zhuoyun l’a surprise au lit avec le docteur. Cette nuit-là, éveillée, Songlian assiste, de loin, au cortège des domestiques qui emmènent Meishan et la jettent dans le puits. Songlian en perd la raison.

 

La nouvelle se termine sur l’arrivée d’une cinquième épouse :

 

第二年春天,陈佐千又娶了第五位太太文竹。文竹初进陈府,经常看见一个女人在紫藤架下枯坐,有时候绕着废井一圈一圈地转,对着井中说话。文竹看她长得清秀脱俗,干干净净,不太像疯子,问边上的人说,她是谁?人家就告诉她,那是原先的四太太,脑子有毛病了。文竹说,她好奇怪,她跟井说什么话?人家就复述颂莲的话说,我不跳,我不跳,她说她不跳井。
  颂莲说她不跳井。

L’année suivante, Chen Zuoqian prit une cinquième épouse, Wenzhu. Lors de ses premiers temps dans la maisonnée, celle-ci vit souvent une femme assise sous une charmille de wisteria, les yeux perdus dans le vague ; par moments, elle allait jusqu’à un puits abandonné, et tournait tout autour en prononçant des paroles dirigées vers le fond. Elle semblait à Wenzhu délicate et raffinée, impeccable, pas du genre à être folle. Alors Wenzhu demanda qui elle était. On lui répondit que c’était la quatrième épouse du maître, et qu’elle n’était pas bien dans sa tête. Elle est bizarre, dit Wenzhu, qu’est-ce qu’elle dit au puits ? On lui rapporta les paroles de Songlian : je ne sauterai pas, je ne sauterai pas, elle disait qu’elle ne sauterait pas dans le puits.

Songlian disait qu’elle ne se jetterait pas dans le puits.

 

Narration critique

 

Su Tong a été un maître de la « fiction expérimentale » qui s’est développée au milieu des années 1980 en rupture avec les conventions narratives du réalisme socialiste. Il s’est attaché à exprimer les frustrations de l’individu, dans un esthétique moderniste et une approche critique de la représentation de l’histoire.

 

Sa nouvelle « Epouses et concubine » s’inscrit parfaitement dans ce contexte littéraire. C’est une réinvention fictionnelle de l’histoire, celle de la vie des femmes dans la société patriarcale du début du vingtième siècle, qui la fait apparaître sous un jour bien plus réel que ne l’aurait fait un réalisme formel. Su Tong dénonce le sort des femmes réduites à un statut d’objet dans la famille chinoise traditionnelle, et fait de la famille Chen une métaphore de la Chine ancienne, oppressive et fermée.

 

Avec ce portrait en demi-teinte d’une société à bout de souffle, il a apporté à Zhang Yimou une base narrative dont le réalisateur s’est emparé, mais en opérant une subtile subversion des codes de l’écrivain, si bien que le film a sens bien différent.

 

2. Le film de Zhang Yimou

 

Le scénario – signé du critique Ni Zhen (倪震) - reprend le même fil narratif et les mêmes personnages, dont il conserve jusqu’aux noms.

 

Gong Li 巩俐 : Songlian 颂莲, la quatrième épouse 四姨太

He Caifei 何赛飞 : Meishan 梅珊, la troisième épouse 三姨太

Cao Quifen 曹翠芬 : Zhuoyun 卓云, la deuxième épouse 二姨太

Jin Shuyuan 金淑媛 : Yuru 毓如 , la première épouse 大太太

Ma Jingwu 马精武 : Maître Chen Zuoquian 陈佐千

Kong Lin 孔琳 : la servante Yan’er  燕儿  dans le film (hirondelle)/ 雁儿 dans la nouvelle (oie sauvage)

Cui Zhigang 崔志刚 : docteur Gao 高医生

 

Dans un cas comme dans l’autre, Songlian, jeune femme instruite, musicienne, introduit illico un élément rebelle au sein de cette famille où les conflits sont latents : elle renvoie le palanquin et arrive à pied, sa valise à la main. Signe des temps, de ces turbulentes années postérieures au 4 mai où il est question de libération des femmes… 

 

Cependant, plusieurs points essentiels de la narration ont été modifiés.

 

Les changements apportés à la nouvelle

 

Ces changements portent essentiellement d’une part sur les personnages masculins et leurs caractères, d’autre part sur deux éléments clés de la narration : la dénonciation de Meishan et le puits.

 

Changement révélateur de titre

 

On peut remarquer préalablement que le titre du film est différent. Celui de la nouvelle – une expression consacrée - fait référence au phénomène de cohésion communautaire des différentes épouses, solidaires face au maître de maison bien que rivales :  妻妾成群 qiqie chengqun  épouses et concubines forment un groupe, un bloc – même si c’est un bloc fragmenté d’individualités en lutte pour les faveurs du maître et la suprématie sur les autres.

 

Le mur-écran avec ses inscriptions anciennes

 

Su Tong pose donc dès l’abord les quatre femmes de sa nouvelle comme sujet narratif commun, et sujet subversif ; l’optique est féminine. Le fait qu’il s’agisse d’une expression consacrée ajoute un caractère emblématique à son récit.

 

En revanche, Zhang Yimou a mis l’accent sur la cérémonie des lanternes qui accompagne le choix par le maître de sa compagne pour la nuit : l’optique est masculine, et représentative de l’oppression que dénonce la nouvelle, et dont les lanternes sont la forme symbolique. Cette première divergence est révélatrice du changement d’optique opéré par Zhang Yimou : il supprime l’idée de menace latente pour l’ordre familial – et donc social - constituée par la « foule » formée par (chengqun) les femmes et opte pour une image évoquant la virilité qui, associée à la couleur rouge, est érigée en leitmotiv du film.

 

Le personnage de Chen Zuoqian 

 

Dans la nouvelle, Chen Zuoqian est présenté comme un homme dont la puissance virile est menacée par la vitalité de ses épouses. Il le dit lui-même : elles m’ont épuisé. S’il est nettement au centre du récit, c’est sous le regard de Songlian, et ce regard le met à jour comme un pantin à bout de forces : impuissant, et dès lors promis à une dissolution des derniers vestiges de son autorité.

 

Quant à son fils, Feipu, effrayé par le danger que représentent à ses yeux les femmes, il préfère les éviter en se réfugiant dans une relation homosexuelle. Il est l’étape logique suivante dans le processus de déclin de l’autorité patriarcale, battue en brèche par l’émancipation annoncée des femmes (dans le contexte de l’après 4 mai).

 

Dans le film, au contraire, Chen Zuoqian est omniprésent, et ce d’autant plus que la caméra évite de le présenter de manière frontale. Son personnage à l’écran apparaît toujours voilé, derrière les rideaux du lit, ou imprécis, dans des clairs-obscurs ou dans le lointain. C’est le cas en particulier quand il entre dans la chambre de Songlian pour leur première nuit : il apparaît comme une ombre dans l’obscurité de l’ouverture de la porte, Songlian étant, elle, vivement éclairée, au fond de la pièce, présentée en offrande et objet du désir. La mise en scène est celle d’une cérémonie mystique, portant Chen Zuoqian au rang d’autorité suprême.

 

Le personnage de Songlian

 

Gong Li dans le rôle de Songlian

 

Face à ce personnage, ce maître dont dépend désormais son existence, Songlian est réduite dans le film à une figure passive et vulnérable, une victime désignée à laquelle il est demandé « d’élever la lanterne » pour que le maître puisse mieux la jauger, ce qu’elle fait en évitant le regard qui la scrute. Dans la nouvelle, au contraire, c’est Chen Zuoqian qui est soumis à son regard critique.

 

Dans la nouvelle, par ailleurs, si elle est responsable de la mort de sa servante, et

en garde un sentiment de culpabilité, elle n’est que témoin de la mort de Meishan, dont est responsable Zhuoyun : c’est un règlement de compte entre rivales. C’est l’horreur de cette mort, ajoutée aux hallucinations dont Songlian a été l’objet devant le puits, qui lui fait perdre la raison. Hantée par les spectres des femmes disparues qui semblent vouloir l’attirer avec elles, sa folie peut être vue comme un réflexe de survie, soulignée par ses paroles réitérées devant le puits : je ne sauterai pas  - affirmation de son droit à l’existence.

 

Dans le film, en revanche, elle est l’agent de la mort de Meishan, ce qui change les raisons de sa folie. C’est en effet après s’être enivrée lors de son anniversaire que, sous le coup de l’ivresse, elle révèle les liens de Meishan avec le docteur. Elle ajoute ainsi à son sentiment de culpabilité envers Yan’er un autre sentiment de culpabilité, envers Meishan. Si elle perd la raison devant l’horreur de la mise à mort dont elle est témoin, c’est aussi parce qu’elle est fragilisée par les tourments de sa conscience.

 

L'arrivée de Songlian

 

Sa folie, dans le film, apparaît plus comme une mise à l’écart du reste de la famille, dont elle partage les lourds secrets. C’est une manière de rétablir l’ordre, par sanction des déviances. Pour les femmes, dans la société chinoise traditionnelle qui est le cadre de la narration, il n’y a d’échappatoire à l’enfermement que dans la folie.

 

Du puits à la chambre sur les toits

 

Le puits est, dans la nouvelle, l’un des pivots majeur de la narration, et il y a une signification ambivalente. C’est d’abord le lieu et le mode de punition des femmes fautives de relations contraires aux règles de la maison, une sorte d’institution disciplinaire à la Foucauld dont le rôle est de maintenir l’ordre patriarcal. C’est également le symbole représentatif de la « foule » des épouses et concubines, celles qui y ont été noyées, et toutes les autres ; comme l’explique Meishan à Songlian qui lui demande qui sont celles qui y ont été jetées : « l’une d’elles était toi, une autre était moi… »

 

Meishan

 

Il y a là une solidarité communautaire implicite, au-delà de la mort. Le puits dégage une force mystérieuse qui agit par une sorte d’envoûtement. Il traduit et représente la force de l’énergie féminine, du yin dans ses rapports avec la vie et les puissances occultes de la mort. Il est à la fois instrument d’oppression et, à travers le collectif des femmes qu’il représente et la prise de conscience qu’il suscite, instrument de révolte, voire de vengeance.

 

 

C’est là que le film a totalement modifié l’esprit de la nouvelle. Zhang Yimou a en effet remplacé le puits par une sorte de chambre expiatoire située sur les toits de la demeure, juste sous le ciel, symbole du yang et de la puissance masculine, point culminant d’où s’exerce le pouvoir de vie et de mort du maître de maison. C’est le lieu privilégié où Meishan va chanter, celui fatidique où elle sera exécutée.

 

Zhang Yimou complémente ainsi le changement réalisé sur le personnage de Chen Zuoqian, dans une logique qui remplace le regard féminin de la nouvelle par une optique résolument masculine et renverse ainsi le sens de l’œuvre initiale : le film souligne de façon dramatique l’enfermement des femmes, dans une société dominée par la puissance patriarcale ; il s’éloigne en cela de la subtilité de la nouvelle de Su Tong pour reprendre les récits traditionnels de la « question féminine » de l’après 4 mai, qui

 

Le massage des pieds

sont, pour l’essentiel, des narrations faites par des hommes (3).

 

Mais Zhang Yimou a des critères qui ne sont pas prioritairement narratifs : il opère selon une logique toute autre que celle de Su Tong : une logique fondée sur le visuel ; la narration doit donc offrir avant tout au visuel les images qui lui sont nécessaires pour donner au film tout son impact.

 

Un film fondé sur l’image et la couleur

 

« Epouses et concubines » est à replacer dans le cadre des recherches sur l’image et la couleur que Zhang Yimou a menées dès ses débuts, d’abord comme photographe et chef opérateur, puis comme réalisateur dès « Le sorgho rouge » (《红高粱》).

 

Tout le film est fondé sur la symbolique des images, qui se substitue à celle du texte littéraire, symbolique elle-même fondée sur la composition et le cadrage, et sur le jeu des couleurs. Il faut souligner ici l’apport déterminant du directeur de la photo, Zhao Fei (赵非).

 

Symbolique de l’image

 

Les lanternes

 

La symbolique de l’image est construite d’abord à partir de l’architecture de la maison, superbe demeure ancienne sur plus de huit mille mètres carrés, devenue l’un des sites les plus touristiques du Shanxi, à deux pas de Pingyao (平遥) : la demeure de la famille Qiao (乔家大院). L’arrivée de Songlian sur les lieux dégage tout de suite l’impression d’enfermement qui est l’atmosphère générale du film : sa frêle silhouette de lycéenne se détache sur fond de mur-écran couvert d’inscriptions anciennes symbolisant dès l’entrée l’ordre

de rigueur dans cette enceinte gouvernée par des règles et des rites hérités de temps immémoriaux.

 

La cour où Songlian pénètre ensuite renforce le sentiment d’enfermement : le monde extérieur semble à jamais banni, et le monde intérieur apparaît comme un système de cours successives, strictement rectangulaires, clos derrière de hauts murs d’enceinte. Une série de vues aériennes en précise le dessin. On ressent une claustrophobie instinctive devant ces espaces de cellules closes où le luxe n’est que le signe d’un pouvoir patriarcal étouffant.

 

Le survol des toits, et l’approche de la chambre fatidique, aux confins du dédale qu’ils dessinent, agit par ailleurs comme un symbole du destin sans appel auquel est promis toute rebelle contrevenant aux règles établies. L’architecture même est érigée en symbole. Zhao Fei rappelle là qu’il avait un père architecte…

 

Ce cadre ainsi posé, la double symbolique de la puissance masculine et de l’oppression des femmes est renforcée par un réseau d’images dont la première est

 

Le jeu de mahjong

celle des lanternes, dont le motif n’est pas développé dans la nouvelle – elles n’apparaissent que dans la description initiale de la maison, où Zhang Yimou en a trouvé l’idée - mais qui deviennent un motif récurrent tout au cours du film, déployées comme des bannières par une armée.

 

Zhang Yimou et Zhao Fei posent ainsi une série de clefs visuelles qui établissent un lien émotionnel entre l’agencement des lieux et des objets et les sentiments des femmes, au premier rang desquelles Songlian. Mais ces clefs visuelles sont doublées d’un jeu sur les couleurs qui, renforcé par la musique de Zhao Jiping (赵季平), leur donne toute leur force.

 

Symbolique des couleurs

 

La chambre de Yan'er : rouge nuptial

 

Le film semble nimbé d’une couleur rouge dominante qui rappelle celle du « Sorgho rouge » : c’est le rouge nuptial. Mais, s’il était triomphant dans le premier film, symbole annonciateur d’amours telluriques, il devient ici quasiment morbide, symbole détourné d’amours imposées et réglementées.

 

A la moindre incartade et déplaisir du maître, ce rouge est offusqué, faisant place au noir de la mise à l’écart disciplinaire qui est comme un avant-goût

de mort – quand la lanterne est éteinte et couverte d’un tissu noir.

 

Mais l’impression générale est celle d’un rouge omniprésent qui tourne au jaune orangé, parfois, dans les intérieurs en particulier ; les extérieurs, en revanche, sont plutôt dominés par le bleu et le blanc : bleu froid de la nuit sur les toits, teinté de gris au petit matin ; blanc sépulcral de la neige à la fin du film, sous un ciel implacablement bas et dans une brume glaciale, symbole de la mort annoncée.  

 

Finalement, si Su Tong définissait les conditions d’une possible émancipation

 

Bleu nocturne

féminine, Zhang Yimou en souligne au contraire les obstacles, obstacles d’autant plus tangibles qu’ils sont énoncés en images très fortes, ne laissant guère de place à l’ambiguïté.

 

Message politique ?

 

Bien que Zhang Yimou s’en soit toujours défendu, on ne peut s’empêcher de voir dans ce film de 1991 un reflet de la situation de la Chine au lendemain des événements de la place Tian’anmen survenus deux ans auparavant. L’atmosphère d’enfermement et d’oppression correspond à celle qui régnait en Chine à l’époque.

 

Composition architecturale

 

Le personnage de Chen Zuoqian pourrait représenter l’autocrate type faisant régner un ordre implacable sur son territoire. On a fait remarquer que sa méthode pour traiter la folie obsessionnelle de Songlian à la fin du film, en lui répétant : tu n’as rien vu, tu n’as rien vu, est le mode d’action habituel en régime autoritaire pour faire taire les témoins gênants.

 

Enfin, l’accusation de Songlian – « Assassins ! « Assassins ! » - prend une connotation bien spécifique dans le

contexte de l’après-Tian’anmen. Ce serait la raison pour laquelle le film a été interdit pendant plusieurs années.

 

Au-delà de cette question qui reste ouverte, « Epouses et concubines » reste aujourd’hui l’un des meilleurs films des débuts de Zhang Yimou, injustement accusé, à l’époque de sa sortie, d’excès d’esthétisme. Ses films récents devraient être appréciés à l’aune de ce qui reste l’un des sommets de son œuvre.

 

Notes

(1) Sur Su Tong, voir http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_SuTong.htm

(2) Voir le texte chinois : Texte chinois http://www.xiexingcun.com/baihuajiang/mydoc030.htm

(3) Il s’éloigne aussi de la vérité historique : les concubines fautives étaient effectivement jetées dans des puits ; on en a maints exemples en littérature et au cinéma. Des critiques chinois ont dénoncé cet aspect du film : jamais, selon eux, on n’aurait exécuté une concubine de la sorte.

 


 

A lire en complément

 

Le chapitre 2 de l’ouvrage de Hsiu-Chuang Deppman (en particulier pour l’analyse de la symbolique du puits) :

Adapted for the Screen, The Cultural Politics of Modern Chinese Fiction and Film, University of Hawai’i Press,  2010, pp. 34-60.

 


 

 

 Le film

 


 

Analyse réalisée pour la présentation du film à l’Institut Confucius de l’université Paris Diderot, le 23 janvier 2014, dans le cadre du cycle Littérature et Cinéma.

 

 

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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