« Rain Clouds over Wushan » de Zhang Ming : un film
précurseur
par Brigitte Duzan, 31 mai 2017
Affiche originale
Premier film de
Zhang Ming (章明),
produit par le studio de Pékin, « Rain Clouds over Wushan »
(《
巫山云雨》)
a été l’un des premiers longs métrages chinois à prendre
pour cadre un village des bords du Yangtsé pendant la
construction du barrage des Trois Gorges
[1].
Ce simple fait confère au film une atmosphère délétère, un
sentiment d’incertitude devant un avenir imprévisible, de
fragilité dans un monde en plein changement, ce qui renforce
le thème principal du film : la solitude.
Le film a été la
révélation du premier festival de Busan, en 1996, où il a
été projeté en clôture (sous le titre « In Expectation ») et
a été couronné du prix ‘nouveaux courants’.
« Rain Clouds over
Wushan » a ensuite été remarqué dans nombre de festivals
internationaux. Il a été projeté dans le cadre du ‘Forum des
nouveaux films’ au festival de Berlin, en 1996. Puis il a
obtenu le prix “Dragons and Tigers” (ex-aequo) du quinzième
festival de Vancouver, en 1997, ainsi que le prix des
critiques FIPRESCI et le prix du meilleur film au
quatorzième festival de Turin, pour ne citer que ceux-ci.
Attente et solitude
Scénario
Le film dépeint en
effet la solitude de deux personnages, et leurs efforts pour
en sortir. Le premier est Mai Qiang (麦强),
une trentaine d’années, qui vit à Wushan, sur les bords du
fleuve ; son travail consiste à gérer les signaux qui
indiquent aux bateaux quel chenal ils doivent prendre, et
dans quel sens ; à ses heures de loisir, il dessine, et se
sert ensuite de ses dessins comme papier hygiénique. Pour
sortir de sa solitude, il se laisse entraîner par un ami
dans de fugaces aventures féminines.
Le vieux village
menacé d’être inondé
Un soir,
ivre, il rencontre une jeune veuve, Chen Qing
(陈青),
qui travaille à la réception d’un hôtel qui va
disparaître sous les eaux du barrage. Rêvant d’une
autre existence, elle est décidée à rompre sa
liaison avec le propriétaire de l’hôtel, Lao Mo (老莫),
pour se marier. En la voyant, Mai Qiang pense
qu’elle est la femme qui lui apparaît en rêve
quasiment toutes les nuits, et, poussé par l’ivresse
et le désir, la
force à faire
l’amour avec lui. Lao Mo étant allé dénoncer Mai Qiang en
l’accusant de viol, celui-ci est arrêté. Chen Qing se résout
alors, pour le blanchir, à prétendre avoir été consentante.
Reconnaissant, Mai Qiang décide de lui proposer de
l’épouser…
Le scénario est
signé Zhu
Wen (朱文),
écrivain et scénariste renommé qui a lui-même réalisé un
premier film, « Seafood » (《海鲜》),
en 2001, où l’on trouve nombre d’analogies avec « Rain
Clouds over Wushan ».
Les sujets
abordés sont évidemment des sujets délicats en
Chine, posant des problèmes multiples qui se posent
à une société encore moulée dans la morale
confucéenne : le problème du veuvage, d’une femme
seule élevant son enfant, comme c’est le cas de Chen
Qing, le problème de la sexualité et du désir ; mais
le film traite surtout d’un sujet récurrent
aujourd’hui dans nombre d’œuvres tant littéraires
que cinématographiques : le problème de la solitude
de l’individu dans une société d’où la notion de
collectif a
Les bateaux sur le
Yangtsé
disparu - ce
collectif lui-même n’étant qu’une façon de prendre en charge
l’individu, et lui faire oublier une solitude qui a toujours
existé, renforcée par les codes de conduite sociale et
familiale, qui excluent ipso facto tout discours sur la
sexualité.
Structure
Zhang Xianmin dans le
rôle de Mai Qiang
Le film est
construit autour de deux thèmes principaux : thème
de la solitude, doublé de celui de l’attente,
attente d’un avenir meilleur et de la fin de la
solitude. Cette construction est magistralement
rendue par l’image et l’organisation de l’espace.
L’histoire se développe, en fait, autour de trois
personnages, les deux principaux plus le policier
qui fait office de deus ex machina précipitant la
solution finale, l’histoire étant abordée
successivement du point de vue de chacun d’eux.
Le film est donc
construit selon un schéma ternaire illustré visuellement par
trois séquences récurrentes porteuses du thème de
l’attente : un poisson dans une bassine qui attend d’être
tué. Car tous les personnages sont en attente de quelque
chose qui vienne rompre la tristesse de leur existence, et
leur solitude, y compris le jeune policier qui va se marier.
C’était d’ailleurs le premier titre anglais du film : « In
expectation ».
Le thème de la
solitude lui-même est illustré par l’utilisation spécifique
de l’espace. Les deux principaux personnages n’apparaissent
pas simultanément à l’écran pendant une bonne partie du
film, et, lorsqu’ils sont filmés côte à côte dans une même
scène, la séquence suggère évidemment leur (possible)
rapprochement affectif.
Note sur le
titre
Le titre du film
évoque, comme souvent, toute une histoire.
Wūshān yúnyǔ
《
巫山云雨》,
qui signifie effectivement “nuages de pluie sur
Wushan”, renvoie à un poème célèbre de Song Yu (宋玉),
poète de la cour de Chu (楚国)
au troisième siècle avant Jésus-Christ, pendant la
période des Royaumes combattants, poète considéré
comme le successeur de Qu Yuan (屈原)
dont il partage la notoriété.
Wūshān
yúnyǔ
"
巫山云雨"
est devenu
une expression, forgée à partir d’un de ses plus
célèbres poèmes : Gāotáng fù
《高唐赋》,
Seul dans son
sémaphore
ou ‘rhapsodie de
Gaotang’ (le
fù
étant un poème en prose rimée). Il
conte l’histoire d’un roi de Chu parti en voyage à Gaotang ;
épuisé, il s’endort en plein jour, et une belle jeune femme
lui apparaît alors en songe, lui disant être la déesse de
Wushan, et lui proposant de partager sa couche.
Sur le point de
partir, elle explique au roi subjugué qu’elle est l’ombre
qui plane sur la montagne de Wushan, apportant nuages le
matin et pluie le soir. Depuis lors, l’union des deux,
nuages et pluie (云雨),
symbolise communémenten
Chine l’union amoureuse.
Outre le symbole,
le film reprend l’histoire du rêve, Mai Qiang faisant
régulièrement un songe du même genre, et croyant reconnaître
dans la jeune veuve la femme de son rêve.
Expression de la
distance de la pensée à la parole…
Calligraphie
On reste
frappé par la pure beauté plastique de ce premier
film, en particulier le travail sur les visages, et
par son caractère novateur : c’était un véritable
ovni dans le paysage du cinéma chinois de la fin des
années 1990.
Plus que
l’attente, le sujet du film est la solitude,
solitude d’êtres qui ne savent ni ne peuvent
s’exprimer, de par leur caractère tout autant que
par les contraintes sociales qui s’exercent sur eux,
et le style même adopté par le cinéaste est lié à ce
thème : la caméra se fait allusive ; il est question
de viol, mais il n’est que suggéré, on se
demande un temps
s’il a vraiment eu lieu, si ce n’est pas simplement une
dénonciation vengeresse, jusqu’à ce que la séquence finale
lève le doute, mais dans un mutisme total : dans une
explosion brutale de sentiments jusque là refoulés.
L’expression ne passe pas par la parole, mais par le geste.
C’est un autre
geste qui permet un minimum d’expression au personnage
principal, ce Mai Qiang (麦强)
dont
on ne sait trop s’il est devenu mutique à force de vivre
seul et isolé, ou s’il vit ainsi parce qu’il est mutique :
c’est le geste du peintre, ou plutôt du calligraphe, car ce
qu’il dessine du bout de son pinceau à longueur de journée,
en regardant les bateaux passer du haut de son sémaphore, ce
sont des traits, ces traits qui, assemblés, pourraient
former des caractères, mais sont ici réduits à des
esquisses, sans atteindre jamais un sens concret, lisible ;
ils restent de l’ordre de l’ineffable, et leur valeur
expressive est dégradée et niée par l’utilisation comme
essuie-tout du papier sur lequel ces signes sont couchés.
Il y a là une métaphore
transparente de ce que Jacques Lacan a défini comme
une distance de la pensée à la parole, favorisée par
la distance même entre la langue et son écrit. En
mai 2010, au département de psychanalyse de Paris 8,
était soutenue, sous la direction de Gérard Wajcman,
une thèse intitulée « Une autre voie pour les
Chinois ou : comment la psychanalyse pourrait-elle
s’écrire dans le monde chinois ? »[2].
L’auteur, Lu Ya-Chuan, s’y interrogeait sur la
possibilité de transposer la
Les soirées de Wushan
psychanalyse dans le monde chinois,
thème qui agite le monde lacanien depuis longtemps. Le fait
que Freud et surtout Lacan invoquent l’écriture chinoise
pour la rapprocher de l’écriture de l’inconscient est
l’élément principal de sa démonstration.
Or, la partie de la
thèse concernant le langage vient éclairer directement le
film de Zhang Ming. Elle part d’une citation tirée d’une
communication faite par Lacan lors d’un voyage au Japon en
janvier 1972, et reprise dans ses « Autres écrits » :
« Tout le monde n’a
pas eu le bonheur de parler chinois dans sa langue, pour
qu’elle en soit un dialecte, ni surtout, - point plus fort
-, d’en avoir pris une écriture à sa langue si étrangère
que ça y rende tangible à chaque instant la distance de la
pensée, soit l’inconscient, à la parole »
(les
italiques sont de moi)
Cette distance
traduit un rapport singulier à la parole dont a bénéficié la
poésie, comme l’a souligné François Cheng dans
l’introduction de son ouvrage « L’écriture poétique
chinoise » :
« …dès l’origine,
[il s’agit] d’une écriture qui se refuse à être un simple
support de la langue parlée… Dès l’origine se révèle ce
rapport contradictoire, dialectique, entre les sons
représentés et la présence physique tendue vers le mouvement
gestuel, entre l’exigence de la linéarité et le désir de
l’évasion spatiale… »
Mai Qiang est tout
entier dans cette description, et le film peut ainsi être lu
comme une application cinématographique de l’écriture
poétique, le titre apparaissant alors comme un exergue
doublement significatif en renvoyant à un poème célèbre de
l’antiquité chinoise.
Le film
(sous-titres chinois et anglais)
[1]
Wushan se situe sur la rive nord du Yangtsé, à
l’entrée de l’une des trois gorges auxquelles le
fameux barrage doit son nom. Le district est
aujourd’hui une subdivision de la municipalité de
Chongqing.
[2]
Selon une communication personnelle de la
psychanalyste Nathalie Charraud.