Frustrations et
désirs réprimés, la société chinoise comme espace du silence
par Brigitte Duzan, 4 janvier 2020
« A Dog Barking
at the Moon » (《再见南屏晚钟》)
est certes le premier long métrage de la jeune
réalisatrice
Xiang Zi (相梓),
mais ce n’est pas son coup d’essai derrière la
caméra ; elle avait déjà réalisé plus d’une
demi-douzaine de courts métrages auparavant. C’est
un film qui, tant du point de vue du scénario que de
la réalisation et du montage, affiche déjà une
grande maturité.
Il fallait du cran pour vouloir traiter dans un film
chinois aujourd’hui une histoire de tensons
familiales liées la découverte de l’homosexualité du
père, exacerbées par les frustrations de son épouse
cherchant à les oublier dans l’adhésion à une
secte : autant de sujets plus ou moins tabous, dont
chacun suffirait à condamner une œuvre au pilori.
Xiang Zi s’en tire avec les honneurs : en février,
son film a obtenu à la 69ème Berlinale (section
Panorama) le prix du jury des Teddy Awards pour les
films LGBT.
Une saga familiale inédite, et éprouvante
A Dog Barking at the
Moon
Une histoire contée en flashbacks
Le film progresse dans une tension constante : la jeune
Huang Xiaoyu (黄筱萸)
revient des Etats-Unis avec son mari rendre visite à ses
parents, alors qu’elle est enceinte. Les retrouvailles n’ont
rien de la joyeuse réunion familiale de la tradition
chinoise (quanjia tuanyuan
全家团圆) :
le père rentre d’une balade avec son chien et se réfugie
dans sa chambre, la mère se plaint qu’il la délaisse pour le
chien, tout en demandant à sa fille de traduire pour
« l’étranger » qu’a épousé sa fille, qui ne comprend pas le
chinois. Le ton est donné : dialogue de sourd.
Retour à la maison :
le présent
Le film se déroule ensuite au gré d’une série de
séquences qui mêlent présent et passé, et même
diverses périodes du passé, en flashbacks. Xiang Zi
dévoile ainsi peu à peu les raisons des tensions
familiales qui ont rendu la vie impossible à Xiaoyu
quand elle était enfant. Sa mère, en fait, est
rongée par le regret d’avoir dû avorter (pour ne pas
contrevenir à la loi de l’enfant unique,
comprend-on) car l’enfant aurait été un garçon. Du
coup, elle considère sa fille comme un châtiment
céleste, et le lui répète sans cesse.
Ses frustrations de mère sont démultipliées par ses
frustrations d’épouse. Soupçonnant son mari d’infidélité
conjugale, elle le trouve en fait en plein délit d’adultère,
mais avec un jeune homme. Cependant, malgré l’homosexualité
de son mari, et l’insistance de sa fille, elle refuse de
divorcer et va chercher consolation dans une secte
bouddhiste, finissant par se laisser totalement endoctriner
et manœuvrer. Le refuge dans une pseudo-religion est une
échappatoire trompeuse. Mais une réconciliation est
impossible, réconciliation avec l’autre et avec soi qui
serait réconciliation avec la vie même, le terme en soi perd
toute signification. Seule l’évasion dans un monde illusoire
permet de survivre.
L’image d’une société figée dans ses frustrations
L’image
que nous donne Xiang Zi de la société chinoise est
celle d’individus plus corsetés que jamais dans un
réseau de désirs insatisfaits et de non-dits. Le
thème de l’homosexualité, traité sous divers angles,
est emblématique, révélant la persistance des
préjugés et l’impossibilité d’assumer ouvertement
des liaisons réprimées par la morale publique,
amenant à des mariages de convenance. Xiang Zi dit
elle-même que c’est une situation rétrograde par
rapport au passé, et effectivement, l’homosexualité
Réminiscence du passé
masculine était
une composante de la culture lettrée, au même titre que
l’opéra, l’homosexualité féminine étant plus difficile à
apprécier, comme tout ce qui se passait dans le monde clos
des « chambres des femmes »
[1].
Les dernières
séquences révélant à mots couverts, dans un ultime dialogue
entre mère et fille, les raisons les plus secrètes des
frustrations de la mère viennent parachever ce tableau
éprouvant. Le film s’éclaire alors un instant dans un
formidable numéro musical faisant surgir du passé un moment
où tout aurait pu encore promettre le bonheur, mais c’est
juste le temps d’un pas de deux, le temps d’une valse[2],
le temps d’un rêve, on retrouve vite l’obscurité et le
silence, les lumières une fois éteintes…
Un film étonnant
« A Dog Barking at the Moon » est aussi étonnant dans sa
conception que dans sa réalisation.
Conception et réalisation
Le choix du mariage
inéluctable
(caractères rouges du double bonheur et rideaux
roses)
Xiang Zi l’a conçu après une expérience ratée
d’assistance à la réalisation d’un film internet.
Elle a alors décidé décrire son propre scénario.
C’est une histoire à laquelle elle pensait depuis
2016, et elle a écrit un premier jet en deux
semaines. C’est une histoire en partie
autobiographique, dont l’écriture l’a quelque peu
affectée. Elle a alors laissé son mari s’occuper de
leur petite fille, et elle est partie seule, au
Xinjiang. Quand elle est revenue, elle s’est mise à
la réécriture du scénario, qu’elle a révisé plus de
vingt fois, prévoyant dès cette
étape la construction très précise en flashbacks, de sorte
que le montage s’en est trouvé allégé.
Personne ne voulant financer le film, elle l’a financé avec
ses économies, ses amis et ses proches. Toute l’équipe était
constituée d’amis, anciens camarades d’université. Ils n’ont
pas demandé à être beaucoup payés, de même que les actrices,
qui se sont engagées parce qu’elles aimaient le scénario.
Son mari, José Val Bal, a participé à la production, avec le
studio espagnol Acorn, et il a aussi été le chef opérateur.
Tout ayant été soigneusement préparé et pensé à l’avance, le
tournage a été bouclé en 18 jours, mais sans imposer de
cadences infernales à l’équipe. Xiang Zi a eu quelques
problèmes d’enregistrement du son, avec une scène d’école
enregistrée à Barcelone parce qu’elle allait accoucher de sa
deuxième fille et ne pouvait pas retourner en Chine ; or les
enfants avaient l’accent du sud, et non du nord comme dans
le reste du film… Un détail infime, mais qui donne la
mesure des multiples problèmes rencontrés, le plus
difficile, peut-être, ayant été la postproduction, après la
naissance du bébé.
Entre autobiographie et critique sociale
Le film est construit sur plusieurs thèmes qui se
recoupent, en soulignant les blocages et les
non-dits d’une société axée sur « l’harmonie » en
écrasant toute velléité de divergence des
sacro-saintes normes.
L’un des
thèmes principaux est l’emprise sur les esprits
exercée par les sectes. Xiang Zi a traduit là sa
propre expérience d’enfant soumise à
l’endoctrinement de la secte Falungong parce que sa
mère en faisait partie. On comprend que cela l’ait
Télescopage passé (à
gauche) / présent (à droite)
marquée et on sent
bien que c’est important pour elle, mais cela tient une
place énorme dans le film, qui semble légèrement
disproportionnée
[3].
Plus intéressante est son traitement des problèmes de
l’individu dans la société, et surtout de l’homosexualité.
Elle dit avoir conçu cette partie de son histoire en
regardant « Adieu ma Concubine », en croisant le film avec
l’amour de son père pour l’opéra de Pékin, et en développant
le thème autour de la question de la liberté pour chacun de
choisir sa vie, sans être contraint par des règles imposées.
C’est là que son film bouscule les clichés et dégage la plus
intense émotion. Il n’y a pas que les femmes, comme dans le
discours courant, à être victimes du poids des contraintes
sociales et des normes morales. Les hommes le sont tout
autant dès lors qu’ils veulent s’échapper, eux aussi, du
moule patriarcal. Chaque personnage est muré dans son
mutisme et sa douleur intime, comme des prisonniers de
cellules invisibles. Le silence pèse sur bien des scènes, la
parole est refoulée, difficile, et ne s’épanche parfois
qu’en invectives, par impossibilité d’exprimer autrement son
mal de vivre.
Tournage en 18 jours
Le film souffre de longueurs, de répétitions, d’un
certain manque de cohérence stylistique, on aurait
presque envie de s’impatienter, parfois… mais
soudain arrive la dernière scène, qui n’atteint
pleinement son effet que parce que le reste,
auparavant, était une douleur si pénible, si lourde,
si violemment rentrée, et que les mots pour la dire
restent sous-entendus.
Film imparfait, « A Dog Barking at the Moon » est aussi un
très beau film dont on reste longtemps comme envoûté,
peut-être parce que les thèmes qu’il touche ne sont pas
limités à la Chine, et que nous nous sentons tous concernés.
Il ne faudrait pas omettre de rendre hommage aux
interprètes, qui ont une part primordiale dans la réussite
finale, et en particulier :
Ming Xing
明星
Liu Yuanyuan
刘媛媛,
l’amie de jeunesse de Li Jiumei
Note complémentaire sur les titres
Le titre chinois
signifie « Au revoir, cloche du soir de Nanping » (《再见,南屏晚钟》).
Il évoque une chanson – « La cloche du soir de Nanping » (《南屏晚钟》)
- qui exprime une atmosphère de douce nostalgie romantique :
我匆匆地走入森林中
je suis vite vite allée dans la forêt
森林它一丛丛
mais elle était si dense
我找不到他的行踪
que je n’ai pas trouvé ses traces
只看到那树摇风
juste vu les arbres agités par le vent
我匆匆地走入森林中
je suis vite vite allée dans la forêt
森林它一丛丛
mais elle était si dense
我看不到他的行踪
que je n’ai pas trouvé ses traces
只听到那南屏钟
juste entendu là-bas la cloche de Nanping
La cloche du soir de Nanping, chanson interprétée par Tsui
Ping
崔萍,
chanteuse de mandopop célèbre dans les années 1950-1960,
dont c’est l’une des grandes interprétations
[5] -
c’est la chanson que l’on entend au début du film et qui en
est le thème :
Le titre anglais,
comme l’a expliqué Xiang Zi, est celui d’un tableau
de 1926 de Joan Miró, influencé par les surréalistes
et dadaïstes. Dans un paysage lunaire, un chien
surréaliste regarde un croissant de lune clownesque
au-dessus de sa tête ; sur sa gauche, une échelle ne
reposant sur rien s’élance vers le néant, ajoutant
une touche d’insolite. Dans le dessin initial, Miró
avait inscrit quelques mots : les paroles de la lune
disant au chien qu’elle se moquait éperdument de ses
aboiements. Mais par la suite il les a enlevés,
laissant à chacun le soin d’imaginer l’histoire.
Dog Barking at the
Moon, de Miró
Pour Xiang Zi, le tableau exprime l’incommunicabilité : le
chien aboie, la lune ne l’écoute pas, et même si le chien
arrivait à monter sur l’échelle pour tenter de se rapprocher
d’elle, ce serait peine perdue… C’est la situation des
personnages dans le film.
Trailer
A écouter en complément
Interview en marge de la Berlinale
[1]
La littérature classique offre
cependant maints témoignages, en poésie en
particulier. Mais il est vrai que l’on voit le sujet
rarement abordé ouvertement après 1949.
[3]
Cette dénonciation assez appuyée du
danger des sectes pour des personnes fragiles, y
compris les enfants, peut être lue comme le thème
principal du film, et c’est peut-être une raison
pour laquelle le film a obtenu le visa de censure.
La réalisatrice l’explique, elle, par le fait
qu’elle a évité de mentionner ouvertement le thème
de l’homosexualité dans le synopsis remis aux
autorités de censure pour obtenir leur visa.
[4]
Actrice de cinéma et télévision d’origine mongole,
née en 1962. L’un de ses premiers grands rôles au
cinéma a été, en 1986, celui de Xiaoxiao dans le
film de
Xie Fei (谢飞)
« La
Jeune fille Xiaoxiao » (《湘女萧萧》),
suivi en 1995 du rôle de Someyer dans un autre film
de Xie Fei, « A Mongolian Tale » (《黑骏马》).
[5]
On trouve la chanson dans un disque
EMI Pathé enregistré en 1993.