« Dragon
Beard Ditch »: un film rare de 1952, adapté d’une pièce de
Lao She
par Brigitte Duzan,
8 février 2021
« Dragon Beard
Ditch » (《龙须沟》)
– ou « Le fossé de la barbe du dragon » - est un film rare,
sorti en 1952, d’un réalisateur peu connu,
Xian Qun (冼群),
emporté par une maladie trois ans plus tard, à l’âge de
quarante ans. Adapté d’une pièce
de théâtre de Lao She (老舍)
qui eut un immense succès en 1951, c’est un film d’une
grande beauté qui fait d’autant plus regretter la
disparition précoce du réalisateur.
Pour bien le
comprendre, il faut partir de la pièce elle-même, et du
contexte historique dans lequel se situent ces deux œuvres.
Unepièce de Lao
She en trois actes
« Dragon
Beard Ditch » (《龙须沟》)
n’est pas la pièce la plus connue ni la plus jouée
de Lao She
[1].
C’est l’une des premières parmi les pièces qu’il a
écrites dans les années 1950. Elle a été éclipsée
par
« La maison de thé »
(《茶馆》),
écrite cinq ans plus tard, en 1956. Les deux pièces
sont souvent publiées ensemble, avec une
illustration de couverture représentant une scène de
« La maison de thé ».
Pourtant, c’est la pièce qui a
été choisie pour être mise en scène, dans une
nouvelle adaptation du Beijing People’s Art Theatre,
pour la commémoration du 110ème
anniversaire de la naissance de l’écrivain, en 2009
[2].
Il s’agit bien là d’un hommage à une œuvre qui a
marqué les premières années de la Chine nouvelle ;
empreinte de l’esprit de l’époque, elle va pourtant
bien au-delà du cliché de simple pièce de propagande
auquel on la trouve souvent reléguée.
La pièce, éditée avec
La maison de thé
Contexte historique
et place dans la dramaturgie de Lao She
Du théâtre de
guerre…
Lao She a commencé
à écrire pour le théâtre pendant la guerre de résistance
contre le Japon, après s’être installé à Chongqing, en 1938,
alors qu’il avait presque atteint la quarantaine,
s’impliquant alors dans le travail de propagande en soutien
à la résistance nationale jusqu'à la défaite du Japon en
1945.
Dans un article
intitulé « Les défis posés au théâtre par la guerre de
Résistance », paru en janvier 1940 dans le « supplément du
Nouvel An » du « Journal de l’offensive de ratissage » (《扫荡报》),
il a
décrit l’enthousiasme suscité par les représentations
théâtrales sur le front qu’il avait pu lui-même constater ;
il y exprime en même temps la signification profonde
qu’avait le théâtre dans le cadre de la guerre :
« Quand je suis
allé au nord du fleuve Bleu pour encourager les soldats,
j’ai partout eu l’occasion de voir jouer du théâtre. [...]
je n’ai pas la compétence pour juger si [les troupes] jouent
bien ou mal : j’ai seulement remarqué que partout étaient
montées des pièces offertes au public.
[…] j’ai
subrepticement compris que le théâtre pour la guerre de
résistance n’est déjà plus une marchandise disposée sur les
étagères des librairies, mais une chose vivante dans l’âme
des combattants. […] Les officiers semblent considérer que
posséder une troupe dans leur unité est un sujet de fierté,
un peu comme lorsqu’ils gagnent une bataille. Ils mesurent
là le prix du théâtre […] : [il] raffermit leur esprit de
résistance et concourt matériellement à la victoire. »
[3]
C’est dans cet
esprit qu’il a écrit ses premières pièces, mais lui-même
reconnaissait alors qu’il était novice en matière de
théâtre.
Après avoir
séjourné aux Etats-Unis de 1946 jusqu’à la fondation de la
République populaire, il est rentré en Chine en décembre
1949 et s’est remis à écrire pour le théâtre, au service du
pouvoir en place à Pékin. Dans la continuité des années 1930
et des années de guerre où il avait servi à mobiliser les
esprits dans la résistance contre le Japon, le théâtre était
alors le vecteur d’expression artistique privilégié par le
pouvoir, et les artistes eux-mêmes, pour susciter un élan
collectif dans la création du socialisme.
… au théâtre
pour promouvoir le nouveau régime
Dans les nouvelles
pièces qu’il écrit à partir de 1950, Lao She fait preuve de
plus de maturité que pendant les années de guerre. « Dragon
Beard Ditch » (《龙须沟》)
est la seconde pièce qu’il écrit alors, après « Fang
Zhenzhun » (《方珍珠》),
pièce adaptée du roman « The Drum Singer » écrit pendant son
séjour aux Etats-Unis. Vite éclipsée par « La maison de
thé », la pièce rencontra pourtant un grand succès
lorsqu’elle fut représentée pour la première fois, en
février 1951, au Beijing People’s Art Theatre (北京人民艺术剧院),
dans une mise en scène de Jiao Juyin (焦菊隐).
Elle fut acclamée
par des dizaines de milliers de Chinois enthousiastes, louée
par Zhou Enlai, et valut à Lao She le titre d’« artiste du
peuple » (“人民艺术家”)
qui lui fut décerné le 25 décembre 1951
[4].
Une pièce autour de
quatre personnages
Lao She
n’étant pas encore très sûr de lui dans le domaine
de l’écriture théâtrale, il voulut écrire une pièce
courte, avec peu de personnages, et une histoire
simple.
« Dragon
Beard Ditch »décrit
la misère et les vicissitudes subies, avant la
« Libération », par quatre membres de quatre
familles habitant dans la même cour, dans un
quartier insalubre au sud de Pékin : une zone que
des eaux de source mal canalisées transformaient en
bourbier nauséabond une bonne partie de l’année.
L’un des
personnages est une jeune fille, Er Chun (二春)
qui vit misérablement avec sa mère Wang Dama (王大妈) ; elles sont toutes deux soumises à des brimades perpétuelles et Er
Chun rêve de partir de cet endroit de cauchemar. Le
deuxième personnage est un maçon respecté de tous,
Zhao Laotou (赵老头), qui souffre de crises de malaria. Il y a l’inévitable tireur de
pousse, Ding Si (丁四),
Affiche de la pièce
dont la femme
complète les maigres revenus par de petits travaux de
couture ; ils ont un fils, et une petite fille de dix ans
qui meurt noyée dans un fossé du quartier.
Mais sur le
personnage principal que repose toute la force de la pièce.
C’est un artiste, chanteur et conteur, du nom de Cheng
Baoqing (程宝庆). Au début de la pièce, il se produit dans un salon de thé de la
capitale où il est très apprécié. Mais, pour avoir refusé de
se produire pour un mafieux local, il est tabassé par ses
hommes de main. Blessé, Cheng Baoqing s’enfuit et se réfugie
dans le quartier de Dragon Beard Ditch avec sa femme qui
subvient à leurs besoins en vendant des cigarettes, jusqu’à
ce que son étal soit détruit par les mêmes malfrats. Chen
Baoqing semble avoir perdu la raison, on l’appelle désormais
Cheng le fou (程疯子).
La folie affichée
du personnage, selon un procédé narratif courant, lui permet
d’exprimer des vérités dérangeantes ou faire preuve d’une
sagesse pénétrante. Lao She lui-même a dit qu’il l’a créé
pour donner voix à la misère et à la colère des autres.
Quant à son statut de chanteur, il permet évidemment
d’animer la pièce par des épisodes de chants d’opéras ou de
chants populaires.
Après la
« libération », les nouvelles autorités châtient le mafieux
et sa bande, et décident d’assainir le quartier. Cheng est
nommé à la tête du projet, tout le monde trouve du travail,
le quartier devient salubre. A la fin de la pièce, il est
même transformé en un jardin verdoyant.
Une ode au nouveau
régime
Il s’agit donc
d’une « ode à l’entreprise d’assainissement du nouveau
gouvernement » (对人民政府修沟的歌颂),
à ses actions en faveur du peuple, pour la réalisation d’une
société juste, où chacun trouve sa place. L’image centrale
de l’assainissement du quartier et des ses habitations
insalubres est évidemment le symbole du changement apporté
par le nouveau régime. Il s’agirait d’une référence, ou
d’une réponse, au deuxième recueil de poèmes de Wen Yiduo (闻一多)
intitulé « Eaux stagnantes » (《死水》),
publié en 1928 : le poème central décrit la réalité de la
société chinoise des années 1920 comme « un fossé d’eaux
stagnantes du désespoir » (这是一沟绝望的死水)
[5].
Six mois après les
premières représentations de la pièce, en juin 1951, Lao She
devint président de la fédération des gens de lettres de la
capitale. Il semble qu’il était sincère dans son adhésion au
socialisme. Il n’était pourtant toujours pas membre du
Parti : il a dit en riant qu’il était membre du « parti de
Goethe » (‘歌德派’).
Certains ne le lui ont de toute évidence pas pardonné, de
même qu’ils ne lui avaient pas pardonné son départ aux
Etats-Unis et son éloignement des combats pendant trois ans,
avant 1949.
La mort de Lao She
apparaît d’autant plus absurde lorsqu’on considère le succès
que remporta la pièce, mais surtout le fait qu’elle joua un
rôle important à l’époque en venant consolider les
fondements du nouveau régime, par son illustration de la
supériorité du système socialiste. Le « suicide » de
l’écrivain au début de la Révolution culturelle confère une
ironie amère aux paroles prophétiques de Cheng le fou dans
la pièce :
« Il viendra un jour où le fossé ne sera plus nauséabond, où l’eau
sera claire,
Alors notre pays
sera grand, le peuple heureux, et le monde en paix. »
Le film de
Xian Qun
C’est dans
l’atmosphère du succès remporté par la pièce au
théâtre que
Xian Qun (冼群)
l’a adaptée au cinéma. Le film est fidèle à la pièce
et à son esprit, on y sent toute l’admiration que
Xian Qun devait ressentir pour l’œuvre. Il en a
magnifié le message humain sans tomber dans
l’idéologie.
Il faut
tenir compte, ici aussi, du contexte historique pour
juger du film.
Le cinéma
comme arme de guerre en temps de paix
Dès la
première année du nouveau régime chinois,
l’orientation du cinéma est très nette. Elle est
résumée par Guo Moruo (郭沫若),
dans son allocution devant le Comité national de la
Conférence consultative du peuple chinois, le 17
juin 1950 : « La victoire idéologique est partie
intégrante de la victoire d’ensemble de la
révolution », le cinéma devant contribuer à cette
victoire en préparant les esprits aux
Affiche du film
réformes à venir
et en leur insufflant l’enthousiasme nécessaire.
Comme l’explique Régis Bergeron dans
son ouvrage « Le cinéma chinois »
[6] :
« Les films
rappelleront le passé et exalteront le long combat mené pour
sortir de la nuit, la révolution, la résistance contre
l’envahisseur, la lutte contre les traditions, mœurs et
coutumes obscurantistes, obstacles au progrès de l’homme et
de la société. »
C’est un cinéma qui
a pour mission et vocation de dépasser le milieu urbain pour
atteindre le vaste public des campagnes. Les paysans avaient
été le fer de lance de la révolution ; il fallait maintenant
élever leur niveau culturel, le cinéma aussi devait être
fait pour eux, et s’adapter : on prévoyait donc un
développement plus littéraire, un jeu plus marqué de la part
des acteurs et un montage moins rapide. C’est un cinéma qui
rompt avec le modèle soviétique pour revenir aux sources
nationales. Et les premières sources sont le théâtre, dont
il reprend en temps de paix l’action mobilisatrice déployée
en temps de guerre.
Avec « Dragon Beard
Ditch », cependant, on n’en est encore qu’aux prémices du
genre : le film, comme la pièce, est un sujet urbain,
touchant un public plutôt urbain, mais d’un langage capable
de toucher un vaste auditoire. C’est la profondeur du
caractère des personnages qui en fait toute la valeur,
contrairement à la schématisation qui va se produire
ensuite.
Une œuvre fidèle à
l’original, magnifiée par le jeu des acteurs
« Dragon Beard
Ditch »est
la seconde adaptation cinématographique d’une œuvre de Lao
She au début des années 1950, aussitôt après le film de
Shi Hui (石挥)« Ma
vie » (《我这一辈子》),
adapté de la nouvelle éponyme.
Le film de Xian Qun
est aussi en noir et blanc, et garde quelque chose de
l’atmosphère du film de Shi Hui. Mais Xian Qun s’est mis
beaucoup plus au service de la pièce ; il est de toute façon
plus direct d’adapter une œuvre théâtrale au cinéma qu’une
nouvelle ou un roman : le langage artistique est plus
proche. D’un autre côté, il est difficile de s’évader du
cadre de la scène.
Yu Shizhi dans « La
maison de thé »
Xian Qun ne
s’en évade pas vraiment, il en joue. Son film a par
moments le caractère d’un huis clos qui resserre
l’intensité dramatique des séquences avec Cheng le
fou. C’est d’ailleurs, comme dans la pièce, autour
de ce personnage qu’est construit le film, avec les
mêmes séquences musicales qui rompent la linéarité
du récit et de l’image.
Il est
interprété dans le film par le même acteur qui avait
contribué au succès de la pièce : Yu Shizhi (于是之)
qui faisait là magistralement ses débuts au cinéma.
C’est lui qui joue le rôle de Wang Lifa (王利发)
dans « La maison de thé ».
Mais il
faut souligner aussi la présence à ses côtés, dans
le rôle de son épouse, de l’actrice Yu Lan (于蓝),
décédée en 2020, à l’âge de 99 ans.
[2]
Il s’agissait en fait d’une adaptation de la pièce
tirant la pièce vers le mélo en ajoutant des
personnages supplémentaires et des intrigues
amoureuses de feuilleton télévisé aux antipodes de
l’esprit de l’œuvre initiale de Lao She. La mise en
scène elle-même introduisait des effets à grand
spectacle qui rompaient le caractère intimiste de la
pièce.
[3]
In : « Lao She, Théâtre pour la résistance, quatre
pièces 1939-1942 », traduction, introduction et
notes par Bernard Lelarge, éditions You Feng, 2005.
[4]
On omet souvent de dire que ce titre ne lui fut
cependant pas décerné par le gouvernement chinois,
comme le souhaitait Zhou Enlai, mais par le maire de
la capitale, Pen Zhen (彭真) :
les écrivains qui avaient combattu sur le front s’y
étaient opposés, arguant que Lao She était aux
Etats-Unis et n’avait pas participé aux combats
ayant mené à la ‘libération’.