« Seediq Bale » en compétition à Venise : une page méconnue
de l’histoire taiwanaise revisitée
par Brigitte Duzan,
1er septembre 2011/révisé 7 novembre 2011
« Seediq
Bale »
(《赛德克·巴莱》) est
le film du réalisateur taiwanais Wei Tesheng (魏德圣)
qui était projeté le 1er septembre en
première mondiale à la Biennale de Venise, avant
d’être projeté aussi au festival de Toronto la
semaine suivante. C’est certainement un film qui
fera date, car il traite d’un sujet peu connu
jusqu’ici : le sort réservé aux tribus aborigènes de
l’île par les Japonais d’abord, puis par les Chinois
du Guomingdang.
Le contexte
historique et social
Contexte
général
John Woo et Wei
Tesheng au festival de Venise,
lors de la soirée
d’ouverture, le 31 août 2011
On oublie souvent
que, avant l’arrivée des Chinois, Taiwan était peuplée
d’aborigènes, d’origine austronésienne. Ils furent utilisés
comme travailleurs forcés par les Chinois qui immigrèrent en
nombre croissant pour mettre en valeur les terres, à tel
point qu’ils se révoltèrent en 1732, révolte réprimée dans
le sang. Les survivants se retirèrent dans les régions
montagneuses du centre de l’île.
Bande annonce
« Seediq
Bale »
Quand, en 1895,
après la 1ère guerre sino-japonaise, l’empire des
Qing eut cédé l’île aux Japonais par le traité de
Shimonoseki, les aborigènes furent l’objet d’études et
enquêtes ethnologiques, mais, en même temps, les Japonais
tentèrent de les « civiliser », en lançant une vaste
campagne d’assimilation : ils furent astreints à se couper
les cheveux, et furent interdites les pratiques
traditionnelles telles que les tatouages ou l’extraction de
certaines dents. Ils furent traités dans l’ensemble en
citoyens de troisième classe et main-d’œuvre sous-payée,
créant des tensions latentes encore aggravées par la
désinvolture de bien des Japonais envers les femmes
aborigènes qu’ils avaient prises pour épouses.
En 1945, la défaite
japonaise eut pour conséquence leur départ de l’île. Quatre
ans plus tard, cependant, débarquaient les troupes du
Guomingdang, chassé du continent par l’arrivée des
communistes au pouvoir, qui imposa une dictature assortie de
la loi martiale. Et la politique d’assimilation reprit de
plus belle. Le mandarin fut promu langue nationale, à
l’exclusion des langues des minorités aborigènes ; avec
leurs langues, celles-ci virent peu à peu disparaître leur
culture, les jeunes sombrèrent dans l’alcool et la violence.
Une réaction n’a commencé à apparaître qu’il y a une petite
vingtaine d’années, à partir des années 1990.
Contexte du film
« Seediq Bale »
traite d’un épisode de la lutte des aborigènes taiwanais
pour la survie de leur culture, et, partant, leur propre
survie en tant que peuple. Il reflète la prise de conscience
actuelle du problème aborigène et l’intérêt nouveau, comme
partout, pour une culture minoritaire en voie de
disparition.
Le point de départ
du film est ce qu’on appelle
« les Evénements de Musha », ou
Wushe (雾社)en chinois,
intervenus pendant l’occupation japonaise, en 1930. On en a
fait une révolte
Photo du tournage
nationaliste contre
l’occupant, cela va bien au-delà.
Dans le climat de
tension qui régnait alors, tout est parti d’un incident
mineur : une bagarre lors d’un banquet de mariage. Tadao
Mona, un jeune aborigène d’une tribu sedeq (sous-groupe des
Atayal), offrit un verre d’alcool à un policier japonais qui
le refusa sous prétexte que l’autre n’avait pas les mains
propres, et, comme le jeune homme insistait, le frappa.
L’incident devint affront lorsque, le lendemain, Tadao Mona
tenta de lui exprimer ses regrets sans parvenir à se faire
écouter.
Photo du tournage
Or, Tadao Mona
était le fils du chef de la tribu sedeq de Mahepo, Mona
Rudao. Celui-ci réunit alors plusieurs tribus pour venger
l’affront envers son fils. Le 27 octobre 1930, profitant
d'une manifestation sportive sur le terrain de sport d'une
école à Musha, les Sedeq menés par Mona Rudao lancèrent une
attaque surprise contre les Japonais et les décimèrent en
utilisant une pratique traditionnelle, le « fauchage » de
têtes ; les jeunes partirent à l’assaut le visage tatoué
selon l’ancienne coutume sedeq qui signifiait leur passage à
l’âge
adulte et les
faisait accéder au rang de « vrai sedeq », « a man in
full », comme dit Tom Wolfe : « sediq bale » (赛德克.巴莱
saideke balai
en chinois). D’où le titre.
Ils laissèrent
quelque 130 victimes sur le terrain. Ce fut le premier
« incident de Musha »
(雾社事件).
Il fut en effet bientôt suivi de représailles sanglantes,
les Japonais utilisant pour ce faire tout un arsenal d’armes
modernes, dont raids aériens et gaz toxiques. Repliés à
Mahepo,
Mona Rudao et ses troupes
refusèrent de se rendre et préfèrent se suicider en masse.
Les quelques survivants sedeq furent regroupés par les
Japonais dans deux
centres où, le 25 avril 1931, à l'instigation des Japonais,
des aborigènes d'une tribu proche des Sedeq se livrèrent à
un massacre général, utilisant le même « fauchage de têtes »
pour décapiter une bonne centaine de leurs congénères.
Le 6 mai 1931, les
quelque trois cents rescapés furent déportés non loin de là,
au lieu dit l'Ile-entre-deux-eaux. Suicides et maladies
réduisirent les rangs à un peu plus de deux cents individus,
mais les descendants vivent toujours dans le village,
rebaptisé Qingliu (清流).
En 1953, le
gouvernement nationaliste taiwanais fit construire à Musha
une stèle commémorant la résistance des Aborigènes contre
les Japonais et, en 1997, une statue de Monao Rudao y fut
érigée, pour le soixante-septième anniversaire des
« Evénéments ». En 2005, enfin, un « Mémorial des
survivants » a été inauguré à Qingliu (1).
La signification
des « Evénéments » a ainsi été traduite en termes
nationalistes, et promue en résistance aborigène à
Photo du tournage
l’occupant
japonais. En réaction à cette simplification réductive, on a
tendance aujourd’hui à en faire un symbole de la réaction
d’un peuple à la disparition de sa culture. C’est un sujet
qui participe de la réflexion générale, dans le monde
d’aujourd’hui, sur la culture et l’identité d’un peuple.
C’est surtout un sujet de vive discussion à Taiwan.
Les « Evénements de
Musha » ont ainsi inspiré le film de Wei Tesheng, mais aussi
un roman remarquable dont la traduction en français vient
juste de sortir, comme par un fait exprès, et qui éclaire le
sujet sous un angle très personnel, en complétant le film :
« Les Survivants » (《余生》),
de Wuhe (舞鹤).
Le film « Sedeq
Bale »
Wei Tesheng (魏德圣)
a commencé à s’intéresser au sujet et conçu le projet d’en
faire un film il y a plus de douze ans : un premier script
a été écrit en 1997, révisé de nombreuses fois depuis lors.
Mais, si le projet a pu voir le jour, c’est grâce à
l’incroyable succès rencontré par son film précédent, qui a
permis de boucler le financement.
Genèse du film
La carrière de
Wei Tesheng
a pourtant débuté
Affiche en triptyque
tout doucement. Né en 1968 dans le district de Tainan, à
Taiwan, il a commencé par un petit boulot dans une maison de
production, devenant, en 1995, l’un des assistants d’Edward
Yang, puis son réalisateur adjoint, en 1996, pour le film
« Mahjong » (《麻将》).
De 1995 à 1997, il
a tourné des courts métrages, dont trois, « Face in the
Evening » (《夕颜》),
« Three Dialogues » (《对话三部》)
et « Before Dawn » (《黎明之前》)
ont gagné le Golden Harvest
Award for Film and Digital Video. En 1999, « About July » (《七月天》),
bien reçu par la critique à Taiwan, a obtenu une Mention
spéciale du Prix Alcan Dragons and Tigers for Young Cinema
au festival de Vancouver.
Affiches avec trois
des principaux personnages
(1ère photo : le
réalisateur et le producteur Jimmy Huang)
Puis brusquement,
en 2008, sort « Cape N° 7 » (《海角七号》),
qui, porté
par le bouche à oreille, bat tous les records de recettes
dans l’histoire du cinéma taiwanais, après « Titanic ». Le
film, une comédie romantique, a raflé prix sur prix
dans les festivals internationaux de cinéma asiatique.
C’est d’abord un
très beau scénario, basé sur une histoire vraie : une
histoire d’amour interrompue par la fin de la guerre, et
donc de l’occupation japonaise,
entre deux jeunes
d’origine japonaise dont l’un doit rentrer au Japon ; le
film suit le destin des lettres qu’il a écrites à son départ
et ne sont jamais parvenues à leur destinataire, à l’adresse
du titre, mais sont retrouvées soixante ans plus tard par un
jeune musicien engagé comme postier. Outre la mise en scène
et les acteurs, la musique aussi a beaucoup fait pour le
succès du film.
Alors qu’il se
battait depuis 2004 pour réunir le financement de son projet
sur les « Evénements de Musha », Wei Tesheng put alors
boucler son budget, 24,3 millions de dollars, et finir son
film.
Le film le plus
cher de l’histoire du cinéma taiwanais
Le tournage a
commencé en mars 2010 et a duré jusqu’en septembre, avec une
équipe de quatre cents personnes, dont des spécialistes de
Corée du Sud et du Japon pour donner aux scènes de combat un
aspect aussi réaliste que possible. Les premières images
montrent que le film est réussi de ce côté-là. Mais Wei
Tesheng s’est aussi entouré de conseillers, tels que Dakis Pawan (ou
Kuo Ming-cheng
郭明正),
un expert sedeq, historien et linguiste, spécialiste en
particulier des événements de Musha.
Affiche Cape n°7
Les personnages
principaux sont interprétés par des acteurs professionnels,
dont les actrices/chanteuses taiwanaises Vivian Hsu (徐若瑄),
Landy Wen (温岚)et
Lo Mei-ling (罗美玲),
le japonais Masanobu Andō (le
mauvais élève du « Kids Return » de Takeshi Kitano), et le Sedeq Umin
Boya (马志翔),
par ailleurs réalisateur d’un film télévisé qui a été primé
en 2008 (2). Les autres, en revanche, sont tous des acteurs
amateurs de tribus aborigènes, sedeq ou non, les non sedeq
ayant dû apprendre la langue. Un soin particulier
a été porté à la reconstitution des lieux, et en particulier
celui du massacre de Musha.
Les sept mois du
tournage ont été très durs, de longues scènes se passant en
montagne, dans des endroits dangereux, dans la boue et sous
la pluie, par des températures glaciales. L’équipe fut
soumise à des conditions éprouvantes, y compris les acteurs.
Wei Tesheng fut souvent pris de doutes, surtout sous la
pression d’amis qui lui conseillaient d’abandonner. Mais il
avait la conviction que c’était un film « qui devait être
fait ».
Le résultat est un
film-fleuve de quatre heures et demie, en deux parties, qui
a cependant été réduit à 150 minutes, sous l’égide de John
Woo, producteur exécutif du film. C’est cette version courte
qui sera projetée à la Biennale, puis à Toronto, celle aussi
qui sortira en salles à Taiwan, le 9 septembre (3).
Le livre de Wuhe
Si le film de Wei
Tesheng est démonstratif, recréant la
Mona Rudao
séquence
événementielle pour tenter d’expliquer le pourquoi et le
comment des événements, le roman de Wuhe (舞鹤)
sur le même sujet
est réflexif, offrant une longue
méditation en forme de monologue ininterrompusur ces événements. En ce
sens, il est un complément du film, sa prolongation en
quelque sorte, une manière d’en approfondir la matière.
Né en 1951 à
Tainan, Wuhe (舞鹤)
a consacré sa vie à l’écriture, commençant à publier en
1974. Il fit deux séjours à l’Ile-entre-deux-eaux, en 1997
et 1998, pendant lesquels il mena une enquête sur les
Evénements de Musha en vivant sur place et rencontrant les
derniers survivants. Il rend compte dans son livre de cette
expérience personnelle en entremêlant les rapports de ses
entretiens, ses réflexions sur ce qu’il advint à Musha et sa
vie au quotidien, avec les différents cafés de la journée,
les réveils au petit matin, dans l’air froid de la montagne,
les promenades et les rencontres au fil des jours…
L’école de Wushe après
l’incident
Le résultat est un roman étonnant, écrit « d’un seul
souffle », comme il l’a dit lui-même, au rythme même de la
pensée, ou plutôt des pensées qui s’enchaînent, comme dans
la vie, par l’effet des circonstances, pratiquement sans
hiatus, donc pratiquement sans ponctuation, quelques
virgules de ci de là, pour reprendre le souffle, justement,
et un rare point au milieu du discours, pour marquer une
rupture qui est, en général, plus dans le temps que dans
l’esprit.
Car si le film sera vraisemblablement une fête visuelle, le
roman est une fête de l’esprit, c’est une vision de
l’intérieur : les Evénements « vécus comme un rêve ». Wuhe
ne se contente pas d’expliquer l’histoire, il recrée les
événements de l’intérieur, nous fait peu à peu visualiser
concrètement le massacre et ses lendemains, ainsi que le
fameux rite du « fauchage », offrant une description d’un
lyrisme à la limite du fantastique des liens sensuels
développés entre le faucheur et le fauché réduit à un crâne
objet de dévotion ; surtout, il nous fait participer à un
questionnement en profondeur sur ce fameux rite qui est au
cœur même des événements, et sur la vision des événements
que peut avoir l’homme d’aujourd’hui – c’est là sans doute
le plus intéressant.
Les « Evénements de Musha » étaient devenus un mythe, il les
désacralise, en quelque sorte, en les ramenant au présent.
Pour ce faire, il s’intègre lui-même, en tant qu’observateur
et narrateur, dans la réalité qu’il observe, et dont il fait
partie en la vivant. Il désacralise aussi, nécessairement,
les fameux « survivants » qu’on avait enfermés dans un passé
muséifié, pour les faire resurgir au présent, eux aussi,
confrontés aux problèmes du monde d’aujourd’hui, porteurs de
mémoire, certes, mais vivants, donc ambivalents.
Il dit bien que l’histoire est quelque chose qui
« s’éprouve » : « ma réflexion porte sur le fait que les
« Evénements » se soient peu à peu pétrifiés, fossilisés, je
les brandis et les extrais des blessures de l’histoire puis
je les pose sur mon bureau devant la fenêtre afin de les
examiner minutieusement… » Il est parti de la nécessité du
« fauchage » comme nécessité historique, pour déboucher,
après sa réflexion, sur la réfutation de cette normalité
comme pulsion primitive, négation du libre-arbitre devenue
priorité de l’existence dans le monde moderne. L’histoire
doit constamment retrouver vie en s’inscrivant dans le
contemporain.
Il faut lire Wuhe pour pleinement apprécier ce que nous
montre Wei Tesheng.
Les Survivants, de Wuhe,
traduit du chinois (Taiwan) par Esther Lin-Rosolato et
Emmanuelle Péchenart,
Actes Sud, collection Lettres taiwanaises, juin 2011.
« Les Survivants »
Notes :
(1) Historique des
événements d’après la préface des éditeurs à la traduction
du roman « Les Survivants ».
(2) Le film raconte
l’aventure de deux enfants de communautés indigènes qui
partent à Taipei où est allé travailler leur père. Voir Umin
Boya lors de la remise de son prix (vidéo en anglais) :
(3) La
version longue de 247 minutes, en deux parties est sortie à
Taiwan début novembre 2011 ; d’après Derek Elley, elle est
bien meilleure, car comportant une peinture approfondie des
caractères des personnages qui manque dans la version
tronquée présentée au festival de Venise :
http://www.filmbiz.asia/reviews/warriors-of-the-rainbow