« L’orphelin d’Anyang » : la réalité brute, mais
transfigurée par Wang Chao
par Brigitte
Duzan, 26 décembre 2012
« Au départ », a raconté
Wang Chao (王超),
« l’idée m’est venue d'écrire l'histoire de
plusieurs personnages liés entre eux par le destin.
En 1999, je me suis rendu en voiture dans la
province du Sichuan et suis arrivé dans une petite
ville où ce que j'ai découvert et entendu m'a
profondément bouleversé. J'ai donc greffé cette
matière vivante sur mon idée originelle, et c'est
ainsi qu'est né le scénario de « L'orphelin
d'Anyang ». »
Le scénario est adapté d’une nouvelle qui décrit,
dans un style direct et sans fioriture, une réalité
assez sordide en en faisant ressortir le côté
humain, mais sans émotion superflue (1). Dans le
film,
Wang Chaoa repris le
réalisme de la narration en créant un style qui
innove dans la captation du réel à l’écran, tout en
ménageant en filigrane un contenu symbolique qui
transcende ce réel.
Un
récit original
L’affiche du festival
de Cannes
« L'orphelin
d'Anyang » (《安阳婴儿》)
est une sorte de conte moderne construit autour deux
personnages principaux, couple inattendu constitué d’un
chômeur et d’une prostituée. Le bébé est à la fois le lien
entre les personnages et la clef de voûte de l’histoire. Il
n’existait pas dans l’idée originale mais s’est imposé à
l’esprit du réalisateur comme figure emblématique de la
nation chinoise, symbole d’espoir.
Un chômeur,
une prostituée et un bébé
Un chômeur, une
prostituée et un bébé
Les
premières séquences nous montrent un homme d’une
quarantaine d’années errant au milieu d’une usine
déserte qui rappelle celles d’ « A
l’ouest des rails ».
Alors qu’il vient de se faire licencier, et qu’il se
retrouve sans un sou après avoir utilisé tout
l’argent de ses indemnités de licenciement à
rembourser ses dettes, il fait du porte à porte pour
tenter de vendre les tickets restaurant qui lui
restent pour se faire un peu d’argent.
Il
s’appelle Yu Dagang (肖大刚).
On le retrouve quelques temps plus tard en train de
manger
des nouilles
dans un petit estaminet où il trouve un bébé que sa mère
vient d’abandonner là et qui va assurer ses fins de mois :
un petite note épinglée sur ses vêtements promet 200 yuans
par mois à qui voudra bien s’en occuper.
Yu
Dagang saute sur l’occasion et téléphone au numéro
indiqué. La mère du bébé, Feng Yanli (冯艳丽),
est en fait une jeune prostituée échouée là de son
Dongbei natal. Le marché conclu autour de deux bols
de nouilles, Yu rentre chez lui avec le bébé. Peu à
peu, cependant, les deux marginaux se rapprochent
autour du marmot, et finissent par former une sorte
de couple informel, Yanli continuant ses activités
dans la chambre de Dagang pendant que celui-ci
attend dehors avec le bébé, mais de moins en moins
patiemment.
Première rencontre
Une conclusion
ouverte
Ils sont
cependant bientôt rattrapés par les antécédents de Feng
Yanli : un gangster atteint de leucémie, père du bébé, qui
veut récupérer celui-ci pour en faire son héritier. Dans une
scène inattendue, Yu Dagang le tue, presque par hasard… Il
est condamné, Feng Yanli se trouve prise dans une rafle de
police : le film se termine sur une coda inattendue et
ambiguë.
Un style
original
Si l’histoire
est originale, avec ce trio familial totalement atypique, le
style l’est bien plus.
La vie captée
sur le vif
Photo de famille
La
caméra filme des instants de vie, des fragments
d’existence qui semblent pris sur le vif, et
traduits en plans séquences fixes, souvent très
longs, donnant l’impression d’un temps presque figé,
chaque seconde semblable à la précédente,
indéfiniment. La caméra est plongée dans la réalité
qu’elle filme comme dans la clandestinité, souvent
de l’autre côté de la rue, avec le flot de voitures
entre elle et les personnages, et dans la cacophonie
urbaine habituelle en Chine comme bruit de fond. Les
prises de son réel contribuent à l’impression de
réalité brute.
Les conditions
mêmes du tournage ont influé sur ce style : le film a été
tourné sans autorisation préalable, non qu’elle ait été
refusée, mais parce que Wang Chao n’en a pas demandé, pour
se préserver une totale liberté de manœuvre, et la totalité
du tournage a été achevée en l’espace de vingt-huit jours.
Les couleurs,
légèrement ternes, autant que le son, sont marqués par ces
conditions de tournage, mais le style très novateur résulte
en fait d’une volonté déterminée du réalisateur, qu’il
explique en particulier dans l’interview donnée en
complément du film, dans le coffret DVD du film. Il a tout
fait pour qu’on ait l’impression de vies captées à leur
insu, dans le brouhaha qui est celui de toute ville
chinoise, avec une foule d’événements hors champ, comme dans
la vie courante. Certaines scènes ont même été improvisées.
Des acteurs
non professionnels
Cette
impression de réalisme très travaillé, où chaque
plan a sa structure propre, est renforcée par le
choix des acteurs, non professionnels et
sélectionnés sur place, à Anyang. Wang Chao y est
allé quatre fois pour préparer le film, dont trois
pour choisir les interprètes.
Sun Guilin
(孙桂林)
a décroché le rôle de Yu Dagang parce qu’il en avait
le caractère calme et pondéré. On le retrouvera dans
le film suivant de
Wang Chao,
« Jour et nuit » (《日日夜夜》).
Sun Guilin
Zhu Jie
(祝捷),
qui joue le rôle du gangster leucémique (黑帮老大),
mais aussi tout le gang autour de lui, sont de vrais
mafieux locaux ; Wang a dit qu’il n’aurait jamais pu
trouver des acteurs capables de se déplacer en
bandes comme de vrais criminels. Sauf peut-être chez
Johnnie To.
Seule
Yue Senyi (岳森谊),
la jeune prostituée, a été recrutée à Pékin. Et
encore, c’était une actrice inconnue, parfaitement
anonyme. Elle n’a tourné que ce film.
Yue Senyi
Mais une forte
charge symbolique
Le gang de mafieux
Malgré
tout, le film est très construit, en longues
séquences qui semblent parfois devenir éternités.
C’est un trait assez constant dans les films chinois
de cette époque, mais il a chez Wang Chao un
caractère naturel, presque documentaire. Mais c’est
un naturel finalement trompeur, qui regorge de
symboles plus ou moins apparents.
Le
bébé est le plus évident : il est comme l’emblème
d’un futur incertain, celui des personnages comme
celui de
la Chine
elle-même. Mais chaque séquence a le sien. Il y a, par
exemple, ces espaces vides de la séquence d’ouverture, comme
un monde désert où Dagang dessine une ellipse hésitante,
entrant et sortant du cadre à dessein. Il y a aussi ces deux
bols de nouilles inégaux, ce gangster atteint d’un mal
irrémédiable, et ce filament à peine incandescent de
l’ampoule au plafond que les deux personnages contemplent
longuement à deux reprises, allongés dans leur lit, symbole
ténu d’un lointain espoir qui palpite encore mais menace de
s’éteindre d’un moment à l’autre.
Et
quand Feng Yanli est emmenée dans le fourgon de
police, à la fin, elle est éblouie par un rayon de
soleil qui est comme un ersatz de ce filament
lumineux, et semble y voir un Yu Dagang transfiguré
en sauveur immanent. Mais le sauveur est en prison,
sous le coup d’une possible condamnation à mort…
Le
style est ultra réaliste, mais le symbolisme typique
du cinéma chinois n’a pas disparu, il a simplement
été adapté.
Wang Chao sur le
tournage
« L'orphelin
d'Anyang » est un film d’une richesse inépuisable, un
véritable ovni cinématographique qui mérite de ne pas être
oublié dans les cendres du temps.
Notes
(1) La nouvelle a
été publiée début 2001 dans la collection « Le monde de la
nouvelle » des éditions Lettres et arts de Shanghai (上海文艺出版社的《小说界》).
On peut se faire
une idée du style en lisant le début du récit, dans la
traduction parue chez Bleu de Chine :