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Le Serpent blanc, femme moderne :

de la légende au livret de Tian Han, et de l’opéra au cinéma

par Brigitte Duzan, 3 novembre 2021

 

Le grand dramaturge Tian Han (田汉) s’est intéressé très tôt à la légende du Serpent blanc et a écrit un livret d’opéra qui en est adapté, mis en scène en 1952 et publié en 1955. L’opéra a été représenté jusqu’au début des années 1960, puis adapté au cinéma : le film a été réalisé au studio de Shanghai en 1980.

 

Tian Han fait du Serpent blanc une « femme moderne » à l’image de la moga en vogue au Japon quand il y débarque en 1917 pour y poursuivre ses études et qu’il retrouve en Chine, ensuite, sous les traits des « modern girls » (modeng xiaojie 摩登小姐). Mais, sous sa plume, le personnage de la légende évolue aussi sous l’influence des actrices qui interprètent le rôle et en sont elles-mêmes des incarnations vivantes, sans parler de la « Salomé » d’Oscar Wilde que Tian Han traduit en 1921 et met en scène en 1929.

 

La légende du Serpent blanc a une longue histoire et le

 

La Légende du Serpent blanc,

livret de Tian Han

personnage a beaucoup évolué depuis ses origines, empreintes de la terreur que suscitaient les serpents dans l’inconscient collectif et la tradition populaire. À la fin du 19e siècle, son image avait beaucoup changé....   

 

·         Le Serpent blanc, de la fin des Qing à la Nouvelle Culture

 

Le Serpent blanc à la fin des Qing

 

La légende du Serpent blanc, la rencontre de Xu Xuan,

grande galerie du Palais d’été (颐和园的长廊画)

 

Au 17e siècle, dans son conte « La Dame blanche ensevelie à tout jamais sous la pagode du Pic du Tonnerre » ou pagode Leifeng (《白娘子永鎮雷峰塔》), Feng Menglong (冯夢龙) a infléchi la nature du Serpent blanc de la légende en soulignant la nature transgressive de cette femme-serpent, aussi redoutable dans sa sexualité conquérante que dans son pouvoir destructeur, et ce contrairement au

modèle initial où c’est le jeune garçon qui poursuit la femme-serpent de ses avances ; face à la dangereuse séduction de cette femme, le moine Fa Hai est érigé en défenseur des normes morales et sociales.  

 

Reprise un siècle plus tard par Ueda Akinari dans son Ugetsu-monogatari sous le titre révélateur « L’impure passion d’un serpent », cette version de la légende fait du Serpent blanc un personnage fondamentalement scandaleux qui se laisse aller à la vanité de sa passion amoureuse, passion qui paraît d’autant plus vaine que l’objet du désir est un être pitoyable, faible et immature.

 

Les versions ultérieures de l’histoire font du Serpent blanc un personnage bien plus humain dont la passion pour un jeune homme qui brille surtout par sa couardise perd progressivement son caractère transgressif : elle devient une femme qui aime son mari et se bat pour ne pas le perdre, rejoignant en ce sens la cohorte des femmes luttant contre les mariages imposés selon la tradition. En même temps, encore importants dans les « Contes merveilleux du lac de

 

Le Serpent vert attaquant Xu Xuan, protégé par le Serpent blanc

(grande galerie du Palais d’été)

l’Ouest » (《西湖佳話古今遺跡》) de Mo Langzi (墨浪子), à la fin du 17e siècle [1], les éléments magiques sont peu à peu gommés. 

 

La légende évolue avec la société et les idées, mais sans exclure pour autant les contextes spécifiques de création et de représentation. Ainsi, l’adaptation par Fang Chengpei (方成培), en 1771, de « La légende de la Pagode Leifeng » (《雷峰塔传奇》) de Huang Tubi (黄图珌) a été conditionnée par la commande qui a motivé la pièce : commande des marchands de sel de la Huai pour l’anniversaire de l’impératrice douairière cette année-là.   

 

Fang Chengpei a atténué les traits de la femme dominatrice et dangereuse du récit de Feng Menglong qui menaçait de mettre la ville à feu et à sang si Xu Xuan ne lui obéissait pas. Il en fait une femme amoureuse comme dans les histoires d’amour classiques entre jeunes lettrés et nobles beautés, mais en donnant à la femme le rôle dominant, comme dans « L’Histoire du pavillon de l’Ouest » (Xixiangji西廂记,) [2]. Dans la pièce de Fang Chengpei, Bai Niangzi (la Dame blanche) est pitoyable quand, rejetée par Xu Xuan, elle lui dit en pleurant : « Je ne t’ai jamais fait de mal, alors pourquoi

 

L’histoire de la Pagode Leifeng

(édition complète du Centre national

des arts traditionnels de Taiwan)

écoutes-tu toujours ceux qui médisent de moi ? Je suis ton épouse et dois donc te suivre, où pourrais-je aller d’autre ? »  

 

Cependant, cela reste un amour monstrueux, contraire à toutes les normes, bouddhistes autant que confucéennes, où prime la loi du cœur, et même bien plus celle du désir. La tragédie de cette femme est celle des rebelles contre l’ordre établi, surtout lorsque ce sont des femmes. Et face à elle se dresse le représentant de cet ordre, moral et religieux, contre lequel elle s’élève : le moine Fa Hai. Mais chez Fang Chengpei, le moine devient un élément diabolique qui tente de subjuguer Xu Xuan ; celui-ci refuse cependant de lui obéir et prend le parti de sa femme quand il s’aperçoit que le moine l’a trompé et, déguisé en colporteur, lui a vendu un diadème qui est en fait un instrument pour subjuguer le serpent.

 

Fang Chengpei a en outre donné une conclusion heureuse à sa pièce devenue bien plus romanesque : Bai Niangzi a donné naissance à un fils et celui-ci, par sa piété filiale, émeut le Bouddha grâce auquel, finalement, sa mère et sa compagne seront libérées.

 

Cette version « humanisée » de la légende a été complétée l’année suivante, en 1772, d’une pièce dans le genre tanci (弹词) [3] intitulée « Histoire d’une séductrice vertueuse » (Yiyao zhuan义妖), préfacée par Wang Yongzhang (汪永章) et rééditée en 1809 avec une nouvelle préface.

 

Au 19e siècle, le Serpent blanc avait ainsi perdu son aspect effrayant de monstre dangereux pour devenir une femme sensible, éperdue d’amour et luttant contre le pouvoir destructeur d’un moine perfide et menteur aussi bien que contre les préjugés et injustices envers les femmes de la société traditionnelle confucéenne [4].

 

Le Serpent blanc, femme moderne

 

Au début du 20e siècle, cette image de la femme-serpent luttant pour sa liberté de femme dans une société qui l’opprime vient rejoindre les revendications des femmes dans le contexte des débuts de la République (après 1911) et surtout, après 1919, dans le cadre du mouvement du 4 mai et de la Nouvelle Culture. 

 

Le Yiyao zhuan

 

Au Japon, les années 1920 sont l’ère des moga (modern girls ou modan gāru モダンガール), variantes japonaises de la garçonne. Un peu plus tard, en Chine, sur le même modèle, les  « modern girls » (modeng xiaojie 摩登小姐) veulent briser le carcan de l’image sclérosée de la femme traditionnelle par des attitudes et des tenues provocatrices. Le Serpent blanc se coule dans ce moule. Parti étudier au Japon en 1917, Tian Han en rapporte cette image quand il rentre en Chine en 1922.

 

En 1920, Tanizaki Jun’ichirō avait écrit un scénario adapté de la légende du Serpent blanc selon la version de Ueda Akinari, « L’impure passion d’un serpent » ; le film – « The Lust of a Serpent » (Jasei no in  蛇性の婬) - a été réalisé par Kurihara Kisaburō au studio Taishō Katsuei où le jeune réalisateur est entré à sa fondation en 1920. Il était un ami de Tian Han, comme Tanizaki. Le film était influencé par le « Cabinet du docteur Caligari » de Robert Wiener, sorti au Japon en mai 1921, que Tian Han vit en juin avec son ami Guo Moruo (郭沫若) dans un nouveau cinéma, le Shinseikan, à Kanda [5]. L’atmosphère de rêve, ou plutôt de cauchemar éveillé de « Caligari » a influencé Tanizaki dans son adaptation du Serpent blanc.

 

Matsui Sumako

 

En même temps, Tian Han traduisait « Salomé », la tragédie d’Oscar Wilde (écrite à Paris) dont sa traduction en chinois fut publiée en 1921. Il vit le rôle interprété à Tokyo par la légendaire actrice Matsui Sumako [6]. Elle allait devenir l’image même de la moga avec ses interprétations de Carmen et de Salomé qui allaient à l’encontre de la tradition d’interprétation des rôles féminins par des acteurs hommes.

  

Tanizaki devait donner une image emblématique de la moga quand, après le tremblement de terre du 1er septembre 1923 qui ravagea la région de Tokyo et dont il réchappa de justesse, il publia à partir de 1924 un roman qui inaugurait la série de ses romans ultérieurs : « L’amour d’un idiot » (Chijin no Ai 痴人の愛) [7]. Tanizaki y relate la vie conjugale, dans le Japon des années 1920, d’un jeune ingénieur « sérieux » et d’une serveuse de quinze ans qui rêve de devenir

« terriblement moderne », une moga en puissance dont Tanizaki fait un « monstre » fascinant, véritable « démon incarné » où l’on peut trouver des traces du Serpent blanc.

 

Le rêve au bord du lac

 

C’est dans ce contexte, et alors qu’il est revenu au Japon pour une brève visite en 1926, que Tian Han conçoit une pièce où l’on retrouve l’influence du film de Kurihara Kisaburō adapté d’un scénario de Tanizaki : « Rêve de printemps au bord du lac » (Hubian chunmeng 湖边春梦), rêve de printemps qui est comme une hallucination d’un jeune narrateur épris d’une femme fatale.

 

Un jeune dramaturge se retire dans un hôtel au bord du lac de l’Ouest pour tenter d’oublier une histoire d’amour qui a mal tourné. Il rencontre là une jeune femme seule qui rechercher sa compagnie. Mais la relation prend un tour sadomasochiste quand elle lui demande de la fouetter pour exciter son désir et stimuler sa jouissance. Ils continuent ainsi jusqu’à ce que le narrateur soit un jour attaqué par des voleurs et gravement

 

Rêve de printemps au bord du lac

blessé. Il se réveille à l’hôpital, et l’aventure reste dans son souvenir comme un « rêve de printemps » halluciné. 

 

Yang Naimei

 

Le thème du rêve rappelle la construction narrative et l’atmosphère fantastique du « Cabinet du docteur Caligari » dont on ne sait trop jusqu’à la fin si le narrateur est sain d’esprit ou non ; mais c’était aussi une manière de réinventer le thème de l’amour fatal propre à la légende du Serpent blanc en le replaçant dans le motif du rêve qui est un motif récurrent de la littérature chinoise classique, en particulier dans les célèbres « Quatre Rêves de Linchuan » (临川四梦) de Tang Xianzu (汤显祖).

 

Le film a été réalisé en 1927 par Bu Wancang (卜万苍) et produit par la Mingxing (明星影片公司), alors principal studio de Shanghai. Le rôle principal était interprété par l’actrice Yang Naimei (杨耐梅), l’une des grandes stars du cinéma muet chinois, qui était aussi un exemple-type de « modern girl », admiratrice de Marlene Dietrich et des vamps hollywoodiennes de l’époque. Mais elle a aussi été la première femme à créer

sa propre compagnie cinématographique avec laquelle elle produisit en 1928 un film autobiographique intitulé « Wonderwoman » (Qi nüzi 奇女子) ! 

 

Son interprétation de la femme fatale à la mode hollywoodienne dans le film de Bu Wancang n’a cependant pas été du goût de Tian Han, dit-on [8] : il y manquait sans doute la part du rêve.

 

Tian Han a poursuivi ses portraits de femmes libres et provocantes, voire fatales, en mettant en scène la « Salomé » de Wilde (《莎乐美》) à Shanghai en 1929, alors que paraît dans la revue Arts et Lettres nouveaux (Xin wenyi新文艺) une nouvelle de Xu Xiacun (徐霞村) intitulée « Modern Girl », avec le titre en anglais écrit en lettres dorées. Cette modern girl était une jeune fille aux cheveux courts

 

Yu Shan en Salomé face à la tête de Iokanaan

et à l’allure agressive qui courait les bars en changeant d’homme à volonté et en finissant par échouer à Shanghai, le tout conté par un jeune narrateur chinois revenu lui-même en Chine après un séjour au Japon.

 

La Salomé de Tian Han, Yu Shan (俞珊), qui interprétera aussi Carmen l’année suivante dans une autre production de Tian Han, était une jeune actrice débutante de la grande famille Yu du Zhejiang (俞氏家族) qui avait étudié au Conservatoire de musique de Shanghai. Les images de l’actrice interprétant Salomé qui furent publiées dans la presse soulignaient la symbolique du serpent dans sa gestuelle et sa chevelure, tombant en boucles comme des serpents. La pièce annonce la reconfiguration du thème du Serpent blanc en femme moderne, mais dans le contexte culturel sino-japonais, en opposition à l’imagerie hollywoodienne. 

 

La défense du Serpent blanc par Zhou Zuoren… et Lu Xun

 

Cette vision du Serpent blanc comme femme moderne ignorant les contraintes sociales et bravant les interdits était partagée, entre autres, par Zhou Zuoren (周作人), le frère de

 

Yu Shan

Lu Xun. Il a écrit un essai souvent cité, « La Pagode Leifeng » (《雷峰塔》), pour exprimer sa sympathie envers cette femme en proie aux attaques aussi bien des bouddhistes que des confucianistes, parce qu’il lui était reproché de ne se soucier ni de la religion ni des rites. 

 

En ce sens, cette approche du personnage du Serpent blanc est à rapprocher de la vision des fantômes de Zhou Zuoren, comme témoins d’arriération humaine et comme révélateurs de la « pensée sauvage » enfouie au cœur de chacun – des fantômes, ou démons, expurgés de la « littérature humaine » , mais qui continuent de le fasciner et auxquels il revient sans cesse [9].

 

On le dit moins, Lu Xun lui-même a pris la défense du Serpent blanc, en tirant à boulets rouges contre le moine Fa Hai. Son article – dans lequel il déclare que ce sont uniquement les gens un peu « dérangés » (脑残) qui ne prennent pas fait et cause pour le Serpent blanc - s’intitule « De la chute de la pagode Leifeng » (《论雷峰塔的倒掉》). Il est daté du 28 octobre 1924 et ce n’est pas anodin. Il faut rappeler que Lu Xun a été engagé en 1923 pour enseigner l’histoire du roman chinois à l’École normale supérieure de femmes de Pékin et que, lors de son premier amphi, l’une des étudiantes au premier rang, Xu Guangping (许广平), est tombée amoureuse de lui. Elle avait 25 ans, lui 41. Elle finit par aller vivre avec lui et par l’épouser. Mais il fallut qu’ils affrontent le qu’en dira-t-on : Lu Xun s’est retrouvé du côté du Serpent blanc, contre tous les Fa Hai défenseurs de la morale publique et de l’ordre social.

 

·         Tian Han et le Serpent blanc : de l’opéra au film

 

Années 1950-1960 : l’opéra, du livret à la scène

 

Tian Han a été à l’avant-garde du développement du théâtre parlé en Chine dans les années 1920. De même, alors qu’il est investi d’importantes fonctions officielles dans le domaine du théâtre à partir de 1949, il a été très actif dans la réforme de l’opéra chinois à Pékin dès le début des années 1950 ; il est nommé à la direction de la première école de théâtre traditionnel chinois créée en 1950. « La Légende du Serpent blanc » (白蛇传) est le premier livret qu’il a alors écrit, ou plutôt remanié et terminé : il a mis plus de dix ans à l’écrire, la première version datant de 1943 [10].

 

Pendant la guerre, Tian Han a continué ses expériences en matière théâtrale, en particulier en incorporant de la musique dans ses pièces de théâtre parlé. Mais il a aussi expérimenté diverses formes de théâtre musical et organisé des représentations d’opéra de Pékin à l’intérieur du pays. C’est vers l’opéra qu’il se tourne pour mettre en scène le Serpent blanc dans une approche qui reflète l’évolution du personnage dans les années 1920, mais aussi l’image de la femme dans la Chine nouvelle : une femme forte, que la nouvelle loi sur le mariage libère du carcan de la tradition patriarcale pour la poser en égal de l’homme, au moins dans les proclamations officielles.

 

Dans le livret de Tian Han, le Serpent blanc est bien dans l’air du temps : c’est une femme volontaire, qui sait ce qu’elle veut et met tout en œuvre pour l’obtenir, mais c’est aussi une femme foncièrement bonne, qui se bat pour être libre d’aimer qui elle veut. Xu Xian (许仙), son mari, est, lui, faible et timoré et tombe facilement sous la coupe du moine  Fa Hai qui, dans cette nouvelle version de l’histoire, est un monstre de duplicité, une force du mal qui représente le pire conservatisme « féodal », à la fois moral et religieux. Il réussit à briser le couple et à emprisonner le Serpent blanc sous la pagode Leifeng, comme dans la légende. Mais ce n’est pas tout.

 

Selon la tradition du romantisme révolutionnaire, l’opéra a en effet une heureuse conclusion : le Serpent vert rallie les masses populaires pour faire tomber la pagode et son gardien maléfique, s’appuyant sur un pouvoir religieux à la limite de la superstition. Le Serpent blanc triomphe sur les forces rétrogrades du mal, mais sans pour autant que son mari soit sauvé.

 

L’opéra a été représenté une première fois en 1952 et a ensuite été l’un des « nouveaux opéras » les plus populaires et l’un des plus souvent mis en scène dans les années précédant la Révolution culturelle – un opéra nouveau atypique au sens où il comporte des éléments de magie et de surnaturel, ménageant des scènes de combat dans la plus pure tradition de l’opéra de Pékin. La plus célèbre de ces scènes est celle où le malheureux Serpent blanc tente d’obtenir un champignon magique pour faire renaître son mari, mort de peur après l’avoir vue sous sa forme de serpent, à cause d’un maléfice du moine ; elle va pour cela au mont Emei, séjour des immortels où pousse le précieux champignon dont ils ont la garde. Elle doit donc d’abord affronter les esprits gardiens : la scène est une scène d’acrobaties sans dialogue ni chant, rythmée aux percussions.

 

Après révision, le livret a été publié en 1955 en seize scènes mêlant dialogues, récitatifs et arias, « version 1955 » (55) accentuant la thématique « antiféodale » (反封建主题). L’opéra a une très riche orchestration, avec une variété d’instruments où dominent les vents, dont l’orgue à bouche sheng (), assez rare dans l’opéra traditionnel [11].

 

Dans la mise en scène de 1952, le rôle du Serpent blanc, Bai Suzhen (白素贞), est l’un des grands rôles créés par Mei Lanfang (梅兰芳), à côté de celui de Du Liniang (杜丽娘) dans « Le pavillon aux pivoines » (ou Mudanting《牡丹亭》) version kunqu. De même que, dans ce dernier opéra, la scène du « rêve dans le jardin » (游园惊梦) est restée célèbre, celle de la rencontre du Serpent blanc et de Xu Xian dite du « Pont brisé » (白蛇传.断桥》), au début de l’opéra, l’est tout autant ; cette scène n’est pas sans rappeler celle du Mudanting, mais le personnage de Xu Xian, timoré et légèrement ridicule, est à la limite d’un rôle de bouffon, caractère qui sera encore accentué dans les représentations ultérieures du Li Yuan (梨园).

 

Mei Lanfang dans le rôle du Serpent blanc, avec son fils Mei Baojiu (梅葆玖) dans celui du Serpent vert et Yu Zhenfei (俞振飞) en Xu Xian [12], dans la scène de la première rencontre au « Pont brisé », 1955 

https://www.bilibili.com/video/av4474666/

 

La scène de la deuxième rencontre au « Pont brisé » par le Li Yuan, 2007 : Xiao Qing est furieuse de la trahison de Xu Xian et cherche à se venger d’un Xu Xian tremblant de peur, protégé par le Serpent blanc.

 

 

La dernière représentation de l’opéra du « Serpent blanc » avant la Révolution culturelle a eu lieu en 1964, avec dans les deux rôles principaux les grands interprètes Ye Shenglan (叶盛兰) et l’actrice Du Jinfang (杜近芳) – cette dernière reprenant le rôle dans la tradition de son maître [13]. En 1951, elle était entrée à l’Institut de recherche sur le théâtre chinois (中国戏曲研究院) créé au sein du ministère de la Culture et elle était donc proche de Tian Han. Elle est l’une des premières actrices, en Chine, à avoir interprété des rôles féminins à l’opéra, après la mort de Mei Lanfang, mais sans rupture dans la tradition de ses interprétations.

 

 « Le Serpent blanc » a fait partie, en ce début des années 1960, d’une série d’opéras qui ont alors été représentés et adaptés au cinéma en reprenant des thèmes sur lesquels le régime voulait de nouveau s’appuyer dans le contexte des efforts de dynamisation de la société après la catastrophe du Grand Bond en avant : mariage et cause des femmes en particulier.

 

Le film de 1980

 

Il a fallu attendre le début de la période d’ouverture pour que l’opéra soit adapté au cinéma, en 1980. Le film - « White Snake » (《白蛇) – a été réalisé par Fu Chaowu (傅超武) au studio de Shanghai, avec Li Bingshu (李炳淑) dans le rôle de Bai Suzhen (白素贞), le Serpent blanc, Fang Xiaoya (方小亚) dans celui de Xiao Qing (小青), le Serpent vert, et Lu Baping (陆伯平) dans celui de Xu Xian.

 

C’est une adaptation assez fidèle du livret de Tian Han, mais différente de l’interprétation de Mei Lanfang/ Yu Zhenfei de 1952. Les personnages ont été affinés en gommant les aspects un peu caricaturaux : Li Bingshu n’est plus aussi éplorée, Fang Xiaoya reste martiale sans être agressive et Lu Baping incarne un Xu Xian sympathique et charmant, dont on conçoit que le Serpent blanc puisse s’éprendre ; même s’il est naïf et couard, il est sincère et n’est pas aussi pathétiquement timoré que le Xu Xian de Yu Zhenfei. Le film reste dans le registre du théâtre, mais avec beaucoup plus de 

 

White Snake, affiche 1980

réalisme que la version scénique de l’opéra, même si les scènes de combat sont purement opératiques et les effets spéciaux marqués par l’époque.

 

Fu Chaowu

 

Le film a gardé le charme des vieilles photos un peu jaunies d’autrefois. Il a été filmé par Huang Shaofen (黄绍芬), grand chef opérateur qui avait signé, en 1954, la photographie du film de Sang Hu (桑弧) reprenant une autre grande légende adaptée en opéra, celle de « Liang Shanbo et Zhu Yingtai » (《梁山伯与祝英台》) ; c’était le premier film en couleur de l’histoire du cinéma chinois, et la beauté des images et des couleurs a contribué à son succès. On retrouve la même qualité de couleurs dans le film de Fu Chaowu, avec en outre des décors qui rappellent aussi, et surtout dans la scène de la rencontre initiale, ceux qu’avaient fait peindre Sang Hu, dans un style raffiné de peinture traditionnelle.

 

À mi-chemin entre tradition et modernité, le film de 1980 garde comme en filigrane le souvenir des interprétations précédentes

de la légende, et en particulier celle de la femme moderne des années 1920. Le Serpent blanc de 1980 est une nouvelle incarnation de femme moderne, aspirant à vivre sa vie, cette fois, implicitement, dans le contexte de la Chine de l’ouverture. 

 

White Snake (sous-titres chinois) https://www.bilibili.com/video/BV1rW411L7Yh/

 

Apogée d’un imaginaire

 

Le film de 1980 marque l’apogée d’un style de représentation de la légende marqué par la tradition du théâtre qui est aussi apogée d’un imaginaire. À partir de 1986, la littérature puis le cinéma s’emparent à nouveau du thème, dans une approche différente que l’on pourrait dire post-moderne, et souvent en reconsidérant l’histoire du point de vue du Serpent vert. Si la légende s’enrichit ainsi dans le domaine littéraire, elle a tendance, au cinéma, et en particulier à Hong Kong, à n’être plus que prétexte à débauche d’effets spéciaux, avec de nouveau effets caricaturaux [14].

 

Zhang Huoding dans le rôle

du Serpent blanc (2015)

 

Zhang Huoding dans le rôle

du Serpent blanc (2015)

 

C’est à l’opéra que la légende continue de se renouveler. La plus récente incarnation du Serpent blanc sur la scène est celle de Zhang Huoding (张火丁), interprète d’opéra de Pékin née en 1971 et appartenant à l’école de Cheng Yanqiu (程砚秋). Son interprétation de Bai Suzhen est désormais célèbre, c’est devenu le rôle représentatif de son style qui joint la richesse vocale à la maîtrise de la gestuelle martiale ; elle l’a joué au Lincoln Center à New York en 2015 puis est revenue le jouer sur la scène du Chang’an Grand Theatre à Pékin en mai 2016.

 

Zhang Huoding dans la scène où elle laisse éclater sa fureur quand Xu Xian lui demande de l’épargner (jiuming ! 救命!) alors qu’il l’a trahie (你忍心) :

 

 


 

Le livret de Tian Han

 

Texte original en seize scènes

https://scripts.xikao.com/play/06000050

 


 

Traduction en anglais

 

- The White Snake, a Peking Opera, by Tien Han. [Translated from the Chinese by Yang Hsien-yi and Gladys Yang.]. Foreign languages press, 1957 - 80 pages

https://books.google.fr/books?id=8lSfAAAAMAAJ&hl=fr&source=gbs_similarbooks

 


 

A lire en complément

 

- Le serpent blanc, figure de la liberté féminine, Ho Kin-chung, Études chinoises, 1992, vol. XI, n° 1, pp. 57-86.

https://www.persee.fr/doc/etchi_0755-5857_1992_num_11_1_1162

 

- The White Snake as the New Woman of Modern China, by Liang Luo

https://www.academia.edu/3504462/The_White_Snake_as_the_New_Woman_of_Modern_China

 


 

[1] Où Mo Langzi va jusqu’à faire intervenir l’immortel Lü Dongbin pour transformer le serpent en femme, la Dame en blanc (Bai Niangzi 白娘子). Mais Mo Langzi avance en même temps une explication de sa passion pour le jeune Xu Xian.

Voir : http://www.chinese-shortstories.com/Histoire_litteraire_Hist_legende_serpent_blanc.htm

[2] Pièce de Wang Shifu (王实甫) composée vers 1300, adaptée du chuanqi « L’Histoire de Yingying » (《莺莺传》) de Yuan Zhen (元稹). Adaptée au cinéma par Hou Yao (侯曜) en 1927 et sortie en France sous le titre « La Rose de Pushui ».

[3] Genre spécifiquement féminin, d’une forme hybride entre prose et poésie, la partie poésie étant destinée à être lue accompagnée en musique, d’où le nom. L’un des plus connus reprend le thème des femmes de nature surnaturelle – une renarde en l’occurrence : c’est le Bi sheng hua (笔生花) ou « Fleurs nées du pinceau » de Qiu Xinru (邱心如). Ecrit par des femmes, le tanci a souvent pour thème la défense de la liberté des femmes contre le mariage arrangé de la société traditionnelle.

Voir la description du Bi sheng hua au début de l’article suivant sur la littérature féminine :

http://www.chinese-shortstories.com/Histoire_litteraire_feminine_chinoise_histoire_IV.htm

[4] Une version différente, d’inspiration bouddhiste assez étonnante, est donnée dans la traduction en français de la légende par Stanislas Julien, en 1834 : dans cette version, le Bouddha (Fo) a « fait passer dans le corps d’une couleuvre blanche » une femme nommée Blanche pour lui faire expier les fautes de sa vie antérieure. Puis, dix-huit cents ans plus tard, il lui redonne la possibilité de renaître femme, dans le dessein d’épouser un mortel afin de donner naissance à l’astre des lettres « Wen-sing » (c’est presque une histoire christique) … Quand elle a rempli sa mission, au bout de multiples péripéties, Blanche n’a cependant pas encore expié toutes ses fautes ; le Bouddha ordonne donc au moine Fa Hai de l’enfermer encore vingt ans sous la pagode du Pic du Tonnerre au bout de quoi il lui permet de la libérer. Elle est alors élevée au « séjour des dieux »… 

[5] Selon les détails donnés par Liang Luo dans son ouvrage « The Avant-Garde and the Popular in Modern China: Tian Han and the Intersection of Performance and Politics, University of Michigan, 2014, pp. 49-50.

[6] Actrice du « théâtre nouveau », elle avait connu une première célébrité en 1911 avec son interprétation de Nora dans « La maison de poupée » d’Ibsen, rôle pour lequel elle avait été choisie par le dramaturge Shimamura qui voulait s’émanciper des représentations traditionnelles. Mais c’est surtout en 1913 qu’elle atteint la renommée : après avoir été expulsée de l’Association littéraire et artistique, à cause de sa liaison avec Shimamura, elle fonda une troupe avec lui et interpréta le rôle de Katusha dans le roman « Résurrection » de Tolstoï, adapté à la scène par Shimamura.

Elle eut une fin précoce et dramatique : après la mort de Shimamura de la grippe espagnole le 5 novembre 1918, elle se suicide, par pendaison, le 5 janvier suivant.
En 1947, Mizoguchi a réalisé un film sur sa liaison avec Shimamura : « L’amour de l’actrice Sumako » (Joyū Sumako no koi
女優須磨子の恋) [ https://www.youtube.com/watch?v=WP4t0Bd7qYg]

[7] Traduit en français « Un amour insensé », trad. Marc Mécréant, préface d’Alberto Moravia, Gallimard 1991.

[8] Selon Liang Luo (羅靚) dans « The White Snake as the New Woman of Modern China » :

https://www.academia.edu/3504462/The_White_Snake_as_the_New_Woman_of_Modern_China

[9] Voir « Zhou Zuoren et les fantômes » par Georges Bê Duc, in Fantômes dans l’Extrême-Orient d’hier et d’aujourd’hui, Marie Laureillard & Vincent Durand-Dastès (dir.), T. 2, Presses de l’Inalco, 2017

À lire en ligne : https://books.openedition.org/pressesinalco/1812?lang=fr

[10] La première version, de 1943, était intitulée « Chronique du bol d’aumône » (金钵记》), en référence au bol magique utilisé par le moine Fa Hai pour attraper le Serpent blanc dans l’une des versions de la légende.

Voir : http://i.dlxww.com/news/content/2019-05/10/content_2288208.htm

[11] De la « version 52 » à la « version 55 » du livret de Tian Han, voir l’article (en chinois)  publié dans le Wenyibao : http://www.chinawriter.com.cn/n1/2017/1025/c405175-29606943.html

[12] On notera que, peu de temps avant sa mort, en 1959, Mei Lanfang a enregistré la scène du « rêve dans le jardin » du Mudanting avec Yu Zhenfei dans le rôle de Liu Mengmei, interprétation mémorable qui contribue à rapprocher encore les deux opéras.

[13] Son nom signifie « qui approche de (Lan)fang »

[14] Sans parler des superproductions comme celle du ballet « La légende super fantastique du Serpent blanc » (《超炫 白蛇傳》) du Minghuayuan (明華園) à Taiwan où, dans une immense salle de concert habituellement consacrée aux groupes pop et autres, les spectateurs étaient priés de venir bien protégés car le spectacle se déroulait autant dans la salle, avec des jets d’eau propulsés par des canons à eau pour donner plus de « réalité » aux combats aquatiques.

 

 

     

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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