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« The Cremator » : une glaciale histoire de mariage post-mortem par Peng Tao

par Brigitte Duzan, 22 novembre 2014

 

Il existe en Chine une très ancienne coutume populaire qui consiste à faire épouser une jeune femme décédée en même temps que lui à un jeune homme mort sans s’être encore marié : on les enterre ensemble et la « femme esprit » (鬼妻) accompagnera ainsi le défunt dans l’au-delà.

 

The Cremator

 

C’est parce qu’il avait un jour vu à la télévision un reportage sur des trafics de cadavres de femmes pour en fournir aux familles recherchant une épouse post-mortem pour un des leurs que Peng Tao (彭韬) a eu l’idée et l’envie d’en faire le sujet de son troisième film : « The Cremator » (焚尸人).

 

Une ancienne coutume encore vivante

 

Pour écrire son scénario, il a d’abord fait des recherches sur cette coutume ancrée dans les superstitions populaires que Mao a tenté d’éradiquer, mais en vain. C’est ce que l’on appelle minghun (冥婚), les mariages de morts, ou mariages funèbres. Et il s’est rendu compte qu’on en trouve des références  historiques très anciennes.

 

Cao Cao, déjà….

 

L’histoire la plus ancienne que l’on trouve sur le sujet remonte aux Trois Royaumes, au troisième siècle de notre ère, et elle concerne Cao Cao (曹操), le rival de Liu Bei (刘备) et Sun Quan (孙权). Son fils préféré, Cao Chong (曹沖), est mort très jeune, en 208 ; il avait 23 ans et n’était pas marié. Comme Cao Cao l’aimait beaucoup, il voulut lui arranger un mariage minghun.

 

Le reste de l’histoire est d’ailleurs instructif. Cao Cao demanda pour Cao Chong la fille d’un de ses conseillers, morte au même moment. Or, sa demande fut refusée. Le conseiller en question, Bing Yuan (邴原), était un confucéen pur et dur, de ceux que prisaient les empereurs Han. Il répondit à Cao Cao que les mariages entre défunts étaient contraires à l’étiquette, au li (嫁殇,非礼也。). Cao Cao était sans doute un valeureux stratège, mais il était issu du peuple, fruste et inculte. Furieux, il aurait très bien pu faire exécuter Bing Yuan, mais il avait besoin de lui et ravala sa colère.

 

Et aujourd’hui encore

 

Peng Tao présentant son film à Toronto

 

L’histoire montre que la pratique du minghun était très répandue, même si elle était réprouvée par le confucianisme naissant. Aujourd’hui, elle est toujours pratiquée, au moins dans les provinces du nord, et le Shanxi en particulier, où les mariages entre défunts sont recherchés pour les jeunes mineurs victimes d’accidents. Au début, on se contentait de mettre une poignée de terre symbolique dans un cercueil, mais le symbole n’a pas suffi, il a fallu un véritable corps, et dès lors, la pratique a évidemment donné lieu à des dérives.

 

Dans les couches populaires où elle est pratiquée, et surtout à la campagne, un cadavre de femme y acquiert dans ces conditions une valeur marchande. Il y a des entremetteurs dont c’est la spécialité. Et il arrive que des cadavres soient volés pour être vendus à des familles en deuil, attendant l’épouse fantôme pour enterrer qui un fils qui un frère.

 

Le lieu idéal de ces trafics est le crematorium car on vient y

déposer les cadavres de femmes non identifiés, que l’on incinère si personne ne vient les réclamer. Au lieu de les brûler, on peut les vendre et se faire de l’argent. C’est l’idée de départ du scénario de Peng Tao.

 

Le film

 

Peng Tao a conçu son scénario autour du personnage d’un incinérateur de cadavres, c’est le sens du titre : fenshiren 焚尸人. L’histoire se passe dans un vieux crematorium de la banlieue de Xi’an, la capitale du Shaanxi.

 

L’histoire d’un autre Cao

 

Le personnage principal s’appelle Cao (), on n’en sait guère plus : il n’est pas marié - qui aurait voulu épouser quelqu’un qui manipule des cadavres à longueur de journée ? – et la femme avec laquelle il vivait depuis dix ans, par convenance plus que par un quelconque sentiment, lui annonce qu’elle va repartir chez elle parce que son mari va sortir de prison, et qu’elle va enfin pouvoir cesser de ramasser des ordures pour vivre. Son seul copain s’en va aussi, il se retrouve à

 

Le mariage fantôme de Cao

faire cuire ses nouilles seul quand il a fini de faire la toilette des morts et de les incinérer.

 

Il n’en finit pas de tousser, Cao, surtout quand il fume, on le sent malade. Et un jour, on lui amène le cadavre tout frais d’une femme inconnue, qui s’est noyée. Sentant venir sa mort prochaine,comme on dit chez La Fontaine,  il jette son dévolu sur cette femme pour être son épouse dans l’au-delà, et pratique lui-même la cérémonie de mariage dans le funerarium.

 

Le mariage fantôme de Cao (extrait)

 

Mais le corps est avidement recherché par une famille qui vient de perdre son fils dans un accident de moto et est prête à payer une petite fortune pour l’acheter. Fournir ainsi des cadavres de femmes est l’activité secondaire du directeur du crematorium et de Cao, une sorte de service public occulte. Sur quoi arrive la sœur cadette de la défunte, Xiangju, venue à la recherche de sa sœur qui n’a pas donné de nouvelles depuis deux mois.

 

La sœur de la morte

 

Elle est à court d’argent, Xiangju, tente d’en gagner en faisant quelques passes, se fait prendre avec Cao par la police, et le brave Cao doit payer 5000 RMB d’amende plus autant pour la faire sortir de prison. Se noue entre eux une sorte de lien fraternel, ou parental, basé sur l’entraide entre démunis. Quand Cao tombe vraiment malade, et qu’il doit être hospitalisé, la jeune fille tente de l’aider à payer les frais

d’hospitalisation, et le cadavre de la sœur arrive à point pour être monnayé … non sans crise de conscience, bien sûr… on ne dévoilera pas le dénouement qui n’a rien du happy ending d’un mélodrame usuel, mais rappelle celui de « La Môme Xiao ».

 

La fatalité de la pauvreté

 

Du scénario se dégagent deux thèmes principaux qui sont ceux de l’univers sombre des films de

Peng Tao :

 

- D’une part, le conflit entre traditions anciennes et modernité, ou plutôt la survivance de pratiques ancestrales au sein de nouveaux modes de vie nés de la croissance économique – soulignée par une émission radio au début du film. On en a l’image presque caricaturale dans une séquence illustrant un rituel de funérailles populaires quand le daoshi arrête ses litanies pour répondre à son portable.

 

- D’autre part, la fatalité de la pauvreté, liée à la misère morale. C’est un monde d’une infinie tristesse, que dépeint Peng Tao, un monde où l’espoir n’est pas de mise. Même l’aubaine d’un cadavre bien monnayé tombe en quenouille : l’argent ne sert qu’à payer des frais d’hospitalisation inutiles, et l’avenir n’en est pas plus rose pour autant ; la survie et au jour le jour, et tout événement imprévu tourne à la catastrophe, la maladie en particulier. Les pauvres et les malades restent sur le bord de la route, comme la môme Xiao. L’économie poursuit sa folle spirale sans eux.

 

Un film glacial

 

Le film est volontairement réalisé dans un style de documentaire sans fioriture : caméra à l’épaule, légèrement mouvante, sans musique et avec des acteurs revendiqués comme non professionnels, mais qui ne le sont pas vraiment – l’acteur principal, Cheng Zhengwu (程正武), est un acteur de la télévision de Xi’an, et il a joué dans deux films, au cinéma, dont, en 2010, « Le Fossé » (《加边沟》) de

 

Cheng Zhengwu dans le rôle de Lao Cao

Wang Bing (王兵) (1). Quant à l’actrice, elleétait dans une école pour devenir actrice, justement, quand Peng Tao l’a recrutée. 

 

Ce sont donc des professionnels, ou futurs professionnels, mais à qui Peng Tao a demandé de jouer comme des non professionnels. Et c’est làque le bât blesse ; on sent bien que Peng Tao a voulu délibérément éviter le sentimentalisme et les torrents de larmes, et on lui rend grâce de ne pas avoir versé dans ce penchant trop répandu. Mais, si Cheng Zhengwu s’en sort bien, c’est justement parce qu’il a un certain métier. Il a le visage muré du malheureux qui vit seul, marginalisé par son travail et miné par la maladie. Il rappelle Zhang Hanyu (张涵予), dans « Assembly » (《集结号》) en particulier.

 

Sa jeune collègue, elle, manque totalement d’expression, même son nom au générique est anonyme à souhait et sonne plus comme un pseudonyme : langnü  狼女, la femme loup – ce qui ne lui ressemble guère ; cette froideur inexpressive est peut-être voulue, mais elle empêche de compatir, ce qui serait essentiel, parce que, justement, on n’est pas dans un documentaire.

 

Dans ces conditions, les quelques séquences de rituels, colorés et vivants, semblent plaqués sur une trame narrative où ils ont leur place, mais presque par effraction. On a vraiment l’impression de séquences documentaires, mais elles ont malheureusement un aspect artificiel faute d’être bien intégrées dans le film. C’est dommage car elles auraient pu au contraire lui donner la chaleur qui lui manque.

 

La crémation comme œuvre d’art, photo Li Xi

 

Mais cela semble venir de la vision personnelle de Peng Tao. Interrogé sur son lieu de tournage à l’issue de la projection de son film au festival Shadows (2), il a déclaré qu’il avait tourné dans la banlieue de Xi’an parce qu’il avait trouvé là un vieux crematorium qui a d’ailleurs été démoli peu de temps après le tournage, mais qu’il aurait aussi bien pu tourner ailleurs, car toutes les villes chinoises lui semblent indifférenciées, sans plus

refléter leur histoire. Or, s’il y a quelque chose qui les différentie, c’est bien la culture locale, culture populaire qui se traduit dans des croyances, des fêtes populaires etdes ritesdont les pratiques funéraires sont une partie non négligeable.  

 

Temps de tourner la page

 

Avec « The Cremator », Peng Tao semble avoir atteint les limites du style illustré par « La Môme Xiao » ; il semble peiner à poursuivre dans cette voie.

 

Il a d’ailleurs annoncé qu’il abandonnait le cinéma indépendant pour réaliser désormais des films destinés au public chinois, traduisez : des films entrant dans le domaine balisé des circuits commerciaux. On ne s’en étonnera pas. « The Cremator » a été projeté en première mondiale au festival de Totonto, puis à Busan et dans divers autres festivals internationaux ; en Chine, en revanche, il est sorti en catimini hors des circuits de diffusion, au Ullens Centre for Contemporary Arts à Pékin, par exemple. C’est très frustrant.

 

Peng Tao affirme vouloir préserver un style personnel. Il n’est ni le premier ni le seul. On attend de voir ce qu’il va pouvoir faire….

 

 

Note

(1) En un sens, les deux films ont d’ailleurs au moins une caractéristique commune : d’être des fictions frisant le documentaire – évitant le documentaire impossible dans un cas, lorgnant vers le documentaire comme style idéal dans l’autre.

(2) En novembre 2014.

 

 

 

 

 

 
 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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