Après
« Jouer
pour le plaisir » (《找乐》),
Ning Ying (宁瀛)
poursuit avec « Ronde de flics à Pékin » (《民警故事》)
sa peinture
de la vie dans un Pékin en pleine mutation, sous un
autre angle et dix ans plus tard, au début des
années 1990.
Elle
accentue ici le caractère documentaire de son film
précédent, en préfigurant ce qui, systématisé, va
devenir un genre caractéristique de la sixième
génération du cinéma chinois, mêlant habilement
fiction et documentaire, dans un style réaliste
parfaitement adapté aux sujets urbains traités.
Comme le
premier, ce second film de la trilogie est une
coproduction du studio de Pékin, mais avec, cette
fois, deux sociétés privées, l’une américaine,
Eurasia Communications, l’autre française, Euskal
Media, filiale de Comedia Production. Ning Ying a
également obtenu une aide du Fonds
Ronde
de flics à Pékin
Hubert Bals
du festival de Rotterdam. Au
total, elle a de la sorte bénéficié d’un
budget relativement confortable : 3,5 millions de yuans
(environ 430 000 euros).
Vie quotidienne à
Pékin
Ning Ying présentant
Ronde de flics
Le film
suit la vie au quotidien d’un quartier populaire au
nord de Pékin, celui de Deshengmen(德胜门),
l’une des rares portes de l’ancienne muraille qui
subsiste encore ; l’idée originale est d’avoir pris
comme point d’observation le commissariat de police
du quartier, et plus particulièrement un flic
ordinaire, nouveau dans la fonction, Yang Guoli (杨国立).
C’est un
quartier calme et une vie sans éclats, filmés, qui
plus est, pendant les mois d’hiver. Rien
d’extraordinaire
ne se passe, et les
policiers sont réduits à des tâches triviales : pourchasser
un chien qui pourrait avoir la rage, contrôler le respect
d’une nouvelle loi sur les animaux domestiques, réprimander
un homme qui vend dans la rue des photos de femmes en
maillot de bain…
Le film se
présente ainsi comme une série de saynètes qui sont
autant d’incidents sans importance, mais traités
comme s’ils en avaient, avec le sérieux qu’imposent
l’uniforme et la fonction, avec, aussi, des effets
comiques garantis, mais subtils. La chasse du
malheureux chien prétendument enragé par les
policiers à vélo, armés de bâtons, est un exemple du
dérisoire des situations dépeintes.
La porte Deshengmen
Le film débute avec
la prise de fonction du jeune Yang Guoli : après une leçon
inaugurale lui expliquant très sérieusement les tenants et
aboutissants de son nouveau métier, il est emmené se
familiariser avec le quartier par un ancien du commissariat.
Cette tournée introductive lui permet tout d’abord de faire
la connaissance du groupe de femmes du comité de quartier
qui surveillent tout le monde dans la zone, mode de contrôle
hérité du maoïsme et toujours en vigueur, en particulier
pour le contrôle des naissances. L’accent est ainsi mis dès
l’abord sur la faille entre le discours et la pratique, la
théorie et la réalité.
Frais émoulu au
milieu de collègues blasés, Yang Guoli représente un œil
neuf, qui est aussi le regard de la caméra. C’est à travers
lui que Ning Ying porte un regard critique sur une
institution symbolique, déstabilisée comme le reste du corps
social par les tentatives en cours pour la moderniser.
Situations
symboliques
Un vieux hutong du
quartier
Une
première indication explicite, au générique
d’entrée, donne l’année de référence du film : 1994,
année du chien. Certains détails en précisent le
contexte : l’interdiction des chiens à Pékin, et
surtout une loi de modernisation de la police
reflétée dans la « leçon inaugurale » donnée en
commentaire sonore au début du film. Comme dans
« Jouer pour le plaisir », le sujet n’est pas la
rapide mutation urbaine,
ni même
les
bouleversements sociaux qu’elle entraîne. La transformation
du paysage de la capitale, illustrée par le passage de
l’horizontal au vertical, encore superposés dans les
premières images du film, n’est ici qu’un contexte et un
cadre.
Le sujet est ici
encore le problème de la recherche d’une nouvelle identité
dans un contexte de mutation socio-économique, d’adaptation
à un nouveau cadre de vie imposé par les circonstances, par
les contraintes de l’économie sinon de la politique.
Les
policiers sont pris en tenaille entre la
continuation d’une fonction idéalisée faisant d’eux
de humbles héros au service des masses populaires,
garants de l’ordre social et de la paix des
familles, et les nouvelles normes qui leur sont
dictées, visant à les faire entrer dans l’ère de la
marchandisation tous azimuts. Tout service mérite
dorénavant récompense, monnayée en primes, toute
brèche dans le service entraînant au contraire
pénalité.
Vendeurs de légumes
Le concept même de
criminel a évolué, passant d’une définition politique à
connotation morale, comme contre-révolutionnaire, à une
définition socio-économique, comme violateur de droits et de
lois. Le pouvoir absolu, quasi-discrétionnaire, de la police
s’en trouve ébranlé, surtout quand la qualité du service en
vient à être estimée en termes quantitatifs et monétaires.
Le passage de
l’ordre ancien à un ordre nouveau problématique est
ironiquement illustré par la chasse au chien sur le site
d’un palais abandonné où l’animal choisit de se réfugier
pour échapper à ses poursuivants. La perte de prestige des
policiers réduits à éliminer les chiens trouve son parallèle
emblématique dans la splendeur évanouie d’une demeure au
riche passé.
Ronde à bicyclette
Il est
logique que les policiers soient quelque peu
désemparés face à un changement aussi rapide de
leurs conditions de travail. Leur difficulté
d’adaptation est ironiquement rendue dans une autre
scène de chasse au chien, cette fois un animal
dénoncé pour avoir mordu. Les policiers interrogent
le propriétaire selon les critères en usage pour les
« criminels » de l’ère maoïste : en s’enquérant sur
son statut familial, son origine sociale et ses
relations.
« Ronde de flics à
Pékin » est donc bien la poursuite de la réflexion amorcée
avec le film précédent : sur la quête d’identité et
l’évolution des rapports de pouvoir dans une ère de mutation
socio-économique aussi rapide que radicale. La lenteur,
voire même le défaut d’adaptation au changement débouche sur
des situations paradoxales et absurdes, comme celle qui
conclut le film.
Cette séquence
conclusive est traitée par le même procédé de commentaire
sonore que celui de la séquence initiale : le chef du
commissariat annonce la sanction administrative et
financière prononcée contre le policier coupable d’avoir
frappé l’un des propriétaires de chien qui, interpellé,
l’avait insulté. La boucle est bouclée par un commentaire
ironique sur les résultats de la réforme de la police.
Sous le regard
critique de Ning Ying, en fin de compte, tout le monde
apparaît également déstabilisé par le changement.
Réalisme
documentaire
Pour
préparer le film, Ning Ying a partagé la vie du
commissariat de Deshengmen pendant une année. Ses
acteurs sont les policiers du commissariat,
interprétant leurs propres rôles, de la même manière
que les femmes du comité de quartier, plus vraies
que nature. Il en résulte un aspect cinéma-vérité
qui rappelle le Raymond Depardon de « Faits
divers », document similaire, tourné en 1983, sur la
vie au quotidien du commissariat du cinquième
arrondissement de Paris.
Ronde à deux
Comme celui de
« Jouer pour le plaisir », le scénario a été écrit par Ning
Ying avec sa sœur, NING Dai (宁岱), mais il a été adapté au fur et à mesure de
l’évolution du tournage et au gré des circonstances.
On sent que la caméra observe, posée devant les acteurs en
mouvement ; Ning Ying a dit avoir réagi, improvisé, filmant
à fleur de peau, au jour le jour, questionnant les gens
interpellés autant que les policiers. Chacun prend ainsi un
relief qui est celui de leur vie.
Le film a obtenu en
1995 la Montgolfière d'argent au Festival des trois
continents de Nantes. Il a confirmé le talent de Ning Ying
et lui a valu d’être membre du jury du festival de Berlin en
1997.