« Crazy
Stone » (《疯狂的石头》)
a fait l’effet d’une bombe à sa sortie en 2006. On
n’avait rien vu de pareil dans le cinéma chinois, et
le réalisateur,
Ning Hao (宁浩),
qui n’avait même pas trente ans à l’époque, était
encore très peu connu.
Après un
succès écrasant au box office, « Crazy Stone » est
devenu en Chine l’emblème de ce qu’il est possible
de faire avec un petit budget si l’on a du talent et
des idées. Il est dommage que le message se soit
perdu dans la fièvre actuelle des grosses
productions.
« Crazy
Stone » n’avait ni réalisateur ni acteurs célèbres
pour attirer le public. Ning Hao a misé, en lieu et
place, sur des ingrédients bien plus fondamentaux :
un scénario astucieux et bien construit, des
dialogues pétillants d’humour, un montage élaboré,
des originalités techniques et une musique tout
aussi originale complétant le tout.
Crazy Stone
D’abord un bon
scénario
Ning
Haoest avant tout un
narrateur. Pour lui, l’élément le plus important d’un film
est son scénario, et les siens sont particulièrement
élaborés, avec – de manière générale – une intrigue
construite sur la base de plusieurs fils narratifs
entremêlés et ménageant un suspense de pseudo film policier.
Triple ligne
narrative
Le cadre : les brumes
de Chongqing
L’intrigue de
« Crazy Stone » tourne autour d’un pendentif de jade de
grande valeur convoité par une kyrielle de malfrats.
L’histoire commence par un événement peu crédible : un
directeur d’usine au bord de la faillite dont le terrain est
convoité par un promoteur immobilier – évidemment de Hong
Kong - trouve dans les décombres d’un appentis qu’il a fait
détruire cette pierre d’une valeur inestimable qui pourrait
le sauver de la ruine et lui permettre de résister aux
pressions du promoteur.
Pour effectuer la
vente du joyau dans les meilleures conditions, il décide
d’organiser une exposition publique, dans un vieux temple
transformé en musée. Et pour assurer la protection de la
pierre, il embauche Bao Shihong (包世宏),
ancien policier devenu ouvrier dans son usine, qui accepte
la mission pour empêcher la vente de l’usine et sauver les
emplois.
Il se retrouve sans
le savoir face à deux factions hostiles qui cherchent à
s’emparer de
Le directeur de
l’usine et son fils
la pierre : un trio
de voleurs plus incompétents que dangereux, et un homme de main
professionnel de Hong Kong engagé par le promoteur. Pour
corser les choses, un troisième personnage convoite la
pierre, à ses fins personnelles : le fils de l’industriel,
fils à papa nymphomane qui veut le bijou pour se payer les
faveurs d’une fille dont il est tombé amoureux.
Trois anti-héros
Le malheureux Bao
Shihong ne dispose que d’alarmes de fortune bricolées pour
l’occasion et de veilleurs de nuit qui dorment plus qu’ils
ne veillent, et chacun des personnages a un trait de
caractère loufoque qui en fait un personnage de comédie.
L’histoire se
déroule ensuite à un rythme endiablé, au gré de divers
quiproquos et plans ratés, le travail de Bao Shihong étant
en outre compliqué par l’apparition d’une
fausse pierre,
substituée, volée, rapportée, changeant de main
tellement de fois que l’on ne sait plus au bout du compte ce qu’il va
advenir de la vraie… Quant au dénouement final, il est amené
par un personnage secondaire de manière totalement
inattendue. Et comme cette fin n’est pas drôle en soi, elle
est suivi d’une dernière séquence en forme de coda qui est,
elle, hilarante à souhait.
Triple signature
Pour rédiger ce
scénario, Ning Hao s’est associé à deux amis, Zhang Cheng
(张承)
et Yue Xiaojun
(岳小军).
Né en 1977 comme
Ning Hao, le premier est diplômé de l’Institut d’art
dramatique de Pékin et auteur de pièces de théâtre. Le
scénario de « Crazy Stone » lui doit certainement une bonne
partie des trouvailles comiques dont il est truffé.
Le second est
acteur ; il interprète d’ailleurs un rôle dans « Crazy
Stone » : il est l’un des trois ‘anti-héros’. Il a participé
à l’élaboration du scénario comme il l’a fait aussi pour les
films suivants de Ning
Hao, « Crazy Racer » et « Guns N’Roses ».
Il a également joué dans le film réalisé en 2008 par Zhang
Cheng, une comédie : « Marriage Trap » (《婚礼2008》).
Selon ses propres
dires, Ning Hao n’est ni drôle ni comique de nature. C’est
donc grâce à son travail avec les deux autres
Zhang Cheng
membres du trio, à
leurs discussions tard dans la nuit, parfois, que le
scénario a été concocté, avec ses quiproquos, ses rencontres
fortuites, ses gags et ses dialogues savoureux. On imagine
très bien chacun rebondissant à plaisir sur les idées
avancées par les autres.
Les dialogues, en
particulier, ont la saveur de l’authentique, comme pris sur
le vif, et c’est l’une des clés de la réussite du film.
Dialogues en
dialectes
Le temple-musée
Il y a de plus en
plus de films chinois en dialectes locaux, ce qui leur
confère une touche de réalisme proche du documentaire. En
2006, c’était beaucoup plus rare.
Situant son film
dans la ville de Chongqing, Ning Hao en a aussi choisi le
dialecte local comme langue du film, mais pas seulement. On
y trouve aussi un mélange de dialectes du Henan et de Hong
Kong qui contribuent à créer une atmosphère chaotique venant
renforcer l’impression générale née de l’intrigue et de la
mise en scène.
Les réparties et
jeux de mots populaires fusent, on a parfois du mal à
suivre, mais les effets comiques sont garantis. Ainsi tout
au début du film, quand Bao Shihong perd le contrôle de son
véhicule qui va s’écraser contre une BMW garée sur le bord
du trottoir, le propriétaire en sort furieux et lui lance :
non mais t’as pas vu ? c’est une "Bié Mō
Wǒ" ! C’est-à-dire la transcription pinyin de
别摸我, qui signifie "Ne me touche pas")…. (1)
la BMW
Il est à noter, à
cet égard, que le public chinois dans son ensemble, a
beaucoup aimé ces dialogues. Seuls les Shanghaïens n’ont
apprécié ni les dialectes ni ce genre d’humour, Shanghai est
la seule ville de Chine où le film n’a pas eu de succès.
Un film
esthétiquement et techniquement réussi
Bao Shihong et la
pierre
On est emporté dès
les premières séquences dans une série d’évènements au
rythme rapide qui posent les prémices de l’action, et des
quiproquos ultérieurs. Le rythme est donné, c’est l’élément
de base. Tout le reste vient s’y ajouter : des techniques
originales, d’excellents acteurs et des clins d’œil
multiples à des classiques du répertoire pour souligner,
s’il en était encore besoin, qu’il s’agit ici de rire, aux
dépens de tout et de n’importe quoi.
Split-screen et
montage rapide
La mise en scène de
Ning Hao souligne à chaque scène le caractère chaotique
d’une situation qui évolue à toute vitesse sans que personne
ne semble pouvoir la maîtriser. Il utilise en particulier la
technique du split-screen – rarement utilisée dans le cinéma
chinois – pour confronter artificiellement des personnages à
des moments critiques.
Signé Du Yuan (杜媛),le montage est tout aussi inhabituel, coupant des séquences
Un James Bond raté
pour en
introduire d’autres, toutes plus déjantées les unes que les
autres, créant ainsi le sentiment de folie générale qui
s’empare peu à peu du spectateur, mais folie grotesque dont
on s’échappe par le rire.
Superbe
interprétation d’acteurs alors inconnus
Un promoteur
immobilier parano
Les acteurs choisis
par Ning Hao étaient alors de brillants inconnus. A aucun
n’était donc attaché une image particulière qui en aurait
fait l’interprète emblématique d’un rôle-type – ce qu’ils
deviendront par la suite, faussant alors le jeu dans les
films suivants du réalisateur. Et qui fausse d’ailleurs un
peu le jeu quand on regarde le film sept ans après sa
sortie, avec l’expérience acquise, et un nom sur chaque
visage.
Chaque acteur est
naturellement un inconnu, un raté, un anti-héros, un perdant
magnifique. On a l’impression qu’ils s’amusent en jouant
autant que nous en les regardant.
Ning Hao lui-même
interprète le rôle du docteur qui soigne Bao Shihong.
Références et clins
d’œil
Le film joue enfin
d’un ton moqueur sur les références à quelques grandes
œuvres du répertoire. Ainsi l’une des séquences les plus
drôles, celle de la tentative de vol de la pierre par le
‘professionnel de Hong Kong’ interprété par Teddy Lin en
homme araignée descendant du plafond tout en noir… pour
s’apercevoir que sa corde est trop courte pour atteindre le
joyau, est une parodie d’une séquence similaire de la série
télévisée américaine « Mission Impossible » …
Clin d’œil à Topkapi
Mais, selon son
créateur Bruce Geller, « Mission Impossible » lui avait été
inspiré par le « Topkapi » de Jules Dassin : on y trouve une
séquence identique avec Maximilian Schell descendant au bout
d’une corde jusqu’au dessus de la vitrine de verre où est
exposée la dague convoitée, ornée … d’émeraudes – un vert
pour un autre.
L’une des séquences
finales de « Crazy Stone », une lutte dans un ascenseur, est
un autre clin d’œil : à la fin du célèbre film « Infernal
Affairs »(《无间道》)
d’Andrew Law (刘伟强)
et Alan Mak (麦兆辉),
du moins dans le montage fait pour la Chine continentale. On
peut noter au passage que l’interprète principal du film est
Andy Lau, producteur de « Crazy Stone ».
« Crazy Stone » est
aussi un jeu de miroirs, un jeu pour l’esprit autant que
pour l’œil.