« Blind
Massage » : un film de Lou Ye qui pèche (encore) par le
scénario
par Brigitte Duzan, 15 mai 2015
On l’attendait, avec impatience et espoir, le
huitième film de
Lou Ye (娄烨),
ce « Blind Massage » (Tuina
《推拿》)
annoncé comme étant l’adaptation du roman de Bi
Feiyu (毕飞宇)
portant le même titre chinois
[1].
Ce que l’on espérait, en particulier avec ce roman
comme référence, c’est que le film nous fasse
oublier les déconvenues des dix années passées, et
qu’il comble enfin les attentes qu’avait suscitées
« Suzhou River » (《苏州河》).
Il y a des mythes qui ont la vie dure.
Sélectionné en compétition officielle au 64ème
festival de Berlin en février 2014, et malgré l’Ours
d’argent de la meilleure contribution artistique
qu’il y a décroché, le film est entaché des mêmes
défauts que les précédents, en particulier au niveau
du scénario.
Rappel de la ligne narrative reprise du roman
Blind Massage
L’histoire de « Blind Massage » se passe dans un centre de
massage de Nankin, un type de massage spécial,
traditionnellement effectué par des aveugles, le tuina,
d’où le titre. C’est le centre Sha Zongqi, du nom des deux
masseurs aveugles qui l’ont fondé et le gèrent, Sha Fuming (沙复明)
[2]
et Zhang Zongqi (张宗琪).
Lou Ye avec l’actrice
Zhang Lei au festival de Berlin, en février 2014
Arrive dans le centre, pour se faire embaucher, un
vieil ami de Sha Fuming, le « docteur » Wang (王大夫),
accompagné de l’aveugle, elle aussi masseuse de
tuina, qu’il veut épouser, Xiao Kong (小孔).
L’histoire est celle des autres aveugles qui
travaillent dans le centre, ou plutôt des relations
complexes qu’ils entretiennent entre eux, car le
centre est aussi le cocon pseudo-familial qui les
héberge.
Le film donne une importance spéciale à l’un des
plus jeunes résidents,
Xiao Ma (小马),
dont l’histoire personnelle est particulièrement tragique,
car il n’est pas aveugle de naissance, mais a perdu la vue à
l’âge de neuf ans dans un accident qui a aussi coûté la vie
à sa mère. Après avoir été traîné de médecin en médecin, il
a finalement perdu tout espoir de guérir, et a sombré dans
une dépression chronique.
Parce qu’il est tombé amoureux de Xiao Kong, sa frustration
engendre chez lui des sursauts de violence incontrôlée. Mais
les rapports entre les autres sont tout aussi tendus sous
des apparences tranquilles, les jalousies et la concurrence
au travail pouvant éclater à tout moment, et générer des
incidents aux conséquences parfois graves ; ainsi Du Hong (都红)
est-elle réduite à quitter le centre, s’étant fait briser
les doigts dans une porte refermée violemment.
C’est donc un monde où règne une tension latente, sous une
surface lisse par la force des choses, mais un monde, aussi,
qui vit d’expectative et d’espoir. Le film met surtout
l’accent sur la violence, violence des actes traduisant
celle des sentiments ; le roman, au contraire, plutôt la
richesse du monde intérieur de personnages fragilisés par
leur cécité.
Le monde des non-voyants imaginé par un réalisateur voyant
Il n’y a encore jamais eu de réalisateur aveugle. Cela
semble impossible, mais on pourrait imaginer un réalisateur
devenu aveugle. A défaut, il faut s’en remettre aux
metteurs en scène voyants imaginant visuellement le monde
des non-voyants. Comme Lou Ye.
Mais là où Bi Feiyu nous donnait à ressentir les mille
facettes d’un monde intérieur vibrant et poétique, Lou Ye
s’épuise à chercher des images pour le concrétiser. Le gros
défaut du film est d’avoir trop misé sur l’image et les
acteurs, en négligeant la peinture des caractères dès le
scénario. En ce sens, Lou Ye reste fidèle à lui-même.
Le flou comme solution visuelle
Il commence pourtant bien, son film: un générique « pour
aveugles », avec les noms des principaux acteurs « dits » en
voice over.
Suit une série d’images légèrement floues, mouvantes,
chaotiques… ce que l’on peut imaginer que doit être le monde
perçu par des non-voyants, ou plutôt entr’aperçu par des
voyants en train de perdre la vue. Autrement il aurait fallu
faire un film totalement noir, avec quelques flashes de
lumière par ci par là ; on imagine Marguerite Duras faisant
un film ainsi, avec un texte omniprésent en voice over. Mais
ce n’est pas le style de Lou Ye.
Son directeur de la photo, Zeng Jian (曾剑),
brouille ses images et les décentre, travaille ses
couleurs, dans un style réaliste qui rejette
l’onirisme et se veut quasi documentaire. Zeng Jian
a d’abord été monteur ; il a commencé à travailler
avec Lou Ye dès « Purple Butterfly », en 2003 ; en
2006, c’est lui qui a signé le montage de « Summer
Palace » (《颐和园》).
Il est passé ensuite directeur de la photo pour
« Spring Fever », ou
« Nuits
d’ivresse printanière » (《春风沉醉的晚上》)
en 2009. C’est lui, aussi, qui a été le directeur de
la photo du « Buddha
Mountain » (《观音山》)
de
Li Yu (李玉)
en 2011. Il faut considérer la photo de « Blind
Massage » en regard de ces deux précédentes
expériences ; il ne semble pas que ce soit un style
qui lui soit naturel.
Le flou de l’image n’est pas uniforme, il est
accentué dans certaines séquences, le brouillage de
l’image semblant
Le directeur de la
photo Zeng Jian avec l’actrice Mei Ting au festival
du Golden Horse
[3]
correspondre à l’état mental des personnages, à leur soudain
degré d’excitation, voire de violence.
L’impression suscitée est un certain malaise, et un
flottement dans la perception de ce qui se passe à l’écran,
ce qui, en soi, pourrait être un succès, mais ne fait que
contribuer, en fait, à empêcher d’adhérer à des personnages
qui manquent par ailleurs de profondeur.
Un mélange d’acteurs voyants / non-voyants
Dr Ma (Guo Xiaodong)
et Xiao Kong (Zhang Lei)
Les choix de l’interprétation sont partis d’une
excellente idée de départ : mélanger acteurs
professionnels voyants et acteurs non professionnels
non-voyants. Tout a été fait ensuite pour gommer les
différences, en particulier au montage.
Le résultat est mitigé. Si les non-voyants s’en
tirent très bien, les acteurs professionnels avaient
un travail particulièrement difficile : il leur
fallait simuler la cécité tout en gardant un jeu
naturel, qui ne tranche pas avec celui des
non professionnels. La plupart ont accepté des verres de
contact opaques pour leur faciliter la tâche.
C’est dans l’ensemble assez réussi. Les acteurs ont
l’allure hésitante et incertaine des aveugles, se
cognent dans les portes ou dans les coins de table
et sont inconscients de la présence de tiers
silencieux et immobiles à leurs côtés – que la
caméra ne dévoile parfois qu’au dernier moment, pour
renforcer l’effet.
Si Guo Xiaodong (郭晓东)
a du mal à sembler véritablement aveugle, ayant
préféré la solution de fermer les yeux à celle des
verres de contact, les autres sont relativement
crédibles, ceux qui s’en
Du Hong (Mei Ting)
sortent le mieux étant Mei Ting (梅婷)
dans le rôle de Du Hong, Huang Xuan (黄轩)
dans le rôle de
Xiao Ma (Huang Xuan)
Xiao Ma, et surtout Qin
Hao (秦昊)
dans le rôle de Sha Fuming.
Après des rôles assez ternes dans les films
précédents de Lou Ye, « Spring Fever » et
« Mystery », ce dernier est celui qui, dans « Blind
Massage », parvient à donner le plus de profondeur
et de chaleur à son personnage. Il se révèle un
excellent acteur, mais il est vrai, aussi, qu’il est
aidé par le scénario : Sha Fuming est le seul
personnage vraiment intéressant, dans le film, le
seul qui touche vraiment,
sans doute parce que scénario a préservé la fibre poétique
qu’il a dans le roman.
Pour le reste, le handicap majeur du film est le
scénario. Ce n’est pas nouveau chez Lou Ye, mais on
finit par penser que c’est rédhibitoire.
Du roman de Bi Feiyu au film de Lou Ye
Le film de Lou Ye fonctionne en vase clos ; son
centre de tuina est un univers fermé, sans
ouverture ni échappatoire, un univers froid et
violent qui laisse tout aussi froid. Le roman de Bi
Feiyu, en revanche, dépeint un monde ouvert, au
contact de l’extérieur et
Sha Fuming (Qin Hao)
de l’histoire, et d’abord celle de ses personnages, décrite
en termes poétiques.
Un roman poétique et profond
Ce qui rend le roman si attachant, en effet, c’est, d’abord,
l’évocation initiale de l’histoire antérieure de chacun des
personnages réunis dans le centre. Chacun a son chapitre, à
commencer par le « Docteur Wang », qui a perdu toutes ses
économies, laborieusement accumulées, dans le crash de la
bourse de Shenzhen – évocation de la crise économique
asiatique de 1997, coïncidant avec la rétrocession de Hong
Kong. C’est un personnage de plain-pied dans l’histoire de
son temps, l’une des victimes de la crise qui le laisse sur
le carreau, obligé d’aller chercher un emploi dans le centre
de son vieux copain, Sha Fuming, avec celle qu’il aime, mais
dont il ne peut désormais plus assurer l’avenir. Cependant,
l’hébergement dans le centre Sha Zongqi les sépare, chacun
dans un dortoir séparé, provoquant des tensions affectives
et physiques insupportables.
C’est le premier couple tragique du roman, ce n’est pas le
seul : le roman est bâti sur des histoires d’amours
contrariées, mais chacune de ces histoires est contée avec
tellement de poésie et d’émotion latente que l’on est loin
de la littérature romancée banale. Le roman est en fait
construit comme une suite de nouvelles courtes, reliées
entre elles par des réseaux de relations personnelles au
sein du centre. Chaque aveugle y apparaît comme une
personnalité extraordinaire ; rien, chez Bi Feiyu, n’est
banal.
Il y a, bien sûr, le jeune Xiao Ma, qui ne s’est jamais
remis du traumatisme de l’accident qui lui a coûté la vue
mais qui a développé tout un monde intérieur, substitué au
monde visuel extérieur. Un Xiao Ma qui a vécu pendant un an,
après l’accident, avec la pendule de la maison dans les
bras, à intégrer le bruit du tictac, en croyant que
le temps était un prisonnier enfermé derrière la paroi de
verre, et qui, finalement, au bout d’un an, l’a reposée car
il avait tellement bien acquis le rythme du tictac qu’il
vivait désormais naturellement à l’intérieur du temps.
Mais il y a aussi la jeune Du Hong qui avait un don naturel
de musicienne, voulait apprendre le chant, mais avait
commencé une carrière de pianiste, puis l’avait abandonnée
pour ne pas être exhibée comme un animal savant en concert.
Il y a aussi Jin Yan, qui est venue du Grand Nord, et a fait
deux mille kilomètres pour rejoindre Xu Tailai à Shanghai,
un Xu Tailai qu’elle ne connaissait pas mais dont on lui
avait raconté l’histoire : un jeune complexé par son très
fort accent du Shaanxi qui avait été décomplexé par une
autre jeune aveugle, complexée, elle, par son accent du
Subei ; ils étaient tombés amoureux mais la jeune fille
avait été rappelée par son père pour être mariée avec un
simple d’esprit… et Xu Tailai s’était évaporé quand Jin Yan
est arrivée ; alors elle l’a attendu, cultivant son amour
virtuel dans un espace virtuel, jusqu’à ce que Tailai se
manifeste…
Et puis il y a Sha Fuming, le poète du groupe, capable de
réciter des poèmes Tang par cœur et de faire des conférences
sur l’inventeur du système braille chinois. Un Sha Fuming
studieux, mais à la manière des aveugles, c’est-à-dire sans
connaître ni le jour ni la nuit, et se rongeant peu à peu la
santé à travailler sans relâche… ce qui entraînera la
conclusion dramatique du roman.
Ce sont ces portraits par petites touches sensibles qui sont
la grande force du roman, avec des développements comme
spontanés sur la pensée de chacun, et une ligne narrative
que Bi Feiyu en a tirée comme naturellement, comme on
déroule un écheveau.
Un scénario superficiel et mal construit
Bi Feiyu a fait ce que font les grands narrateurs : il est
parti de personnages bien campés pour en déduire comme
naturellement leurs histoires. C’est là que pèche le
scénario : les personnages n’ont pas d’histoire, ou très
peu, et des caractères à peine définis ; la narration se
déploie sans recul.
Pour pallier ce défaut initial, et en lien avec l’accent mis
sur le visuel, le scénarioest fondé sur l’événement sensé
frapper : la tension dégénérant en violence, que ce soit
violence sanglante ou violence sexuelle. On est bien dans
l’univers de Lou Ye dont c’est l’une des caractéristiques
depuis ses débuts.
La scénariste Ma
Yingli
Mais la violence est ici arbitraire, et même parfois
à la limite de l’incompréhensible, par exemple dans
la séquence de l’auto-mutilation de Wang face à
l’envoyé du « fond de mahjong » venu réclamer la
dette accumulée par le petit frère, un petit frère
que l’on voit soudain apparaître dans le film sans
plus d’explications, dans un contexte familial qui
reste inexploré.
La séquence finale, de la même manière, arrive de
façon totalement inattendue, alors que, dans le
roman,bien que brutale aussi, elle a une logique,
expliquée par le passé de Sha Fuming.
Il est probable que ces défauts ne soient pas
entièrement dus à la scénariste, Ma Yingli (马英力),
l’épouse de Lou Ye, et qu’une partie des problèmes
viennent des coupes exigées par les autorités de
censure. Mais le défaut de profondeur des
personnages reste l’élément fondamental qui ruine le
film. Il
se résume finalement en une série de séquences mal reliées
entre elles, car il manque, en contrepoint, les histoires
respectives de chacun, qui constituent la trame et la
richesse du roman.Le scénario ressemble à un copier-coller
de scènes du roman, sans le contexte qui va avec.
Film et roman s’excluent mutuellement. Si l’on veut voir le
film, il vaut mieux ne pas lire le roman. Mais, à tout
prendre, il vaut mieux lire le roman de Bi Feiyu !
[2]
Prénom qui signifie « qui retrouve la
lumière », ou recouvre la vue. C’est à la fois
ironique, et le symbole de l’espoir de toute une vie
– qui est aussi celui de tous les autres
personnages.
[3]Ils se
sont connus sur le tournage et mariés une fois le film
terminé.