« Back to the North » : d’une grande beauté formelle, mais
d’une longueur excessive
par Brigitte Duzan, 3 avril 2016
Quatrième film de
Liu Hao (刘浩),
« Back to the North » (《向北方》)
a été de nouveau sélectionné par le festival de San
Sebastian cinq ans après
« Addicted
to Love » (《老那》)
qui y avait été primé en 2010.
« Back to the North » a également été le « coup de
cœur » du jury Guimet au festival de Vesoul en
février 2016, et on le comprend : lent et méditatif,
le film captive par sa superbe photographie en noir
et blanc, le jeu des deux actrices, et une musique
qui finit par s’imprimer dans le souvenir. Ses
défauts structurels finissent cependant par ruiner
ses qualités esthétiques, et il est en outre
desservi par une présentation qui gomme les
subtilités du scénario. On n’en finit pas de le
regretter.
Un scénario très subtil
Le scénario a été sélectionné au Asian Project
Market de Busan en 2013, et en France au CNC en
2014, dans le cadre des coproductions
franco-chinoises.
Back to the North
Le problème de l’enfant unique, en toile de fond
« Back to the North » est dépeint et promu comme un film
ayant pour thème les drames provoqués par la politique de
l’enfant unique, pour les parents privés de leur seul enfant
par une mort prématurée, car les enfants sont l’ersatz de
l’assurance-vieillesse et de l’assurance-vie, en Chine comme
dans beaucoup d’autres pays qui ne connaissent pas ces
systèmes.
Ce thème est souligné, pour le public occidental qui
risquerait de passer à côté, par quelques lignes
explicatives ajoutées à la fin du film, avant le générique.
C’est dommage : le film y perd la subtilité d’un scénario
qui est en fait construit sur des thèmes bien plus profonds,
la politique de l’enfant unique n’intervenant que pour
fournir le contexte déterminant une partie de l’histoire.
C’est bien
d’ailleurs ce qu’a déclaré le réalisateur lors de la
conférence de presse donnée à San Sebastian
[1],
soulignant également que le film a été réalisé à un moment
où, justement, la réglementation de l’enfant unique
commençait à être assouplie, puisqu’on permettait un second
enfant dans certains cas, et en particulier celui du film :
quand les parents avaient perdu leur enfant. Depuis le début
de l’année 2016, la loi a été amendée et ce sont les
familles de deux enfants qui sont devenues la règle.
Il ne faut donc pas voir dans le film une critique de la
politique en la matière, et en faire un argument de
« vente » auprès du public occidental ; cela dessert le film
en écartant l’intérêt du spectateur de ses qualités
principales, qui sont d’ordre esthétique.
Une réflexion sur les liens familiaux, la vie et la mort, et
le rapport au temps
Le film est plus réflexif que narratif. L’histoire dévoile
par petites touches un drame familial qui tient, non pas à
la réglementation de l’enfant unique, mais à une déficience
cardiaque qui menace d’une mort plus ou moins proche la
jeune fille qui est l’élément central du film : Xiao Ai (小艾).
Elle a commencé à travailler dans une usine textile, où elle
a été recommandée pour un stage à Hong Kong. L’avenir,
cependant, est compromis par sa maladie.
Xiao Ai et ses parents
Elle est néanmoins surtout très inquiète du sort de ses
parents, Ai Liang (艾亮)
et Liu Qing (柳庆).
Pour éviter qu’ilsn’aient personne pour s’occuper d’eux
après sa mort, elle revient chez elle, dans le Heilongjiang,
pour tenter de les convaincre d’avoir un second enfant,
prétextant qu’elle a toujours rêvé d’avoir un petit frère ou
une petite sœur.
C’est là que le film prend toute sa profondeur : elle se
rend compte en fait que tout le monde, dans sa famille, a
ses
propres secrets et ses propres problèmes, et vit en
tentant de les cacher aux autres. Ses parents, en
particulier, tentent de lui cacher qu’ils sont en fait
séparés, son père travaillant ailleurs et ne revenant que
rarement chez lui ; quand il est là, il couche sur le canapé
du salon, ce que finit par découvrir Xiao Ai qui se met en
tête de réconcilier ses parents afin de concevoir ce fameux
second enfant.
Son plan passe par un voyage en Mongolie intérieure, où ses
parents se sont connus… voyage qui prend un aspect de retour
vers le passé, pour tenter de retrouver les émotions de leur
première rencontre. Quant à Xiao Ai, c’est pour elle une
sorte de lent voyage initiatique aux portes de la mort, où
la durée n’a pas de sens, et où il lui faut apprendre à
profiter de l’instant, dans sa pure intensité.
C’est là le thème principal du film, et il
Voyage en Mongolie
est superbement bien servi par les options de réalisation,
le jeu des actrices, la photo et la musique.
Un film d’une esthétique tout aussi subtile
Trois lieux, trois étapes
Le voyage progresse des bords du fleuve Jaune, à
Wuhan, à la Mongolie intérieure en passant par le
nord du Heilongjiang, mais le Hubei et le
Heilongjiang se rejoignent dans la même brume, les
mêmes ruines industrielles, la même désolation ;
étonnamment, c’est dans le froid glacial de la
Mongolie intérieure en plein hiver que les
sentiments se réchauffent et que se dessine un
bonheur fragile, sous l’impact des souvenirs du
passé.
Tournage à Baarin,
district de Chifeng
Les très belles ruelles de la seconde partie du film
sont celles de Mohe (漠河),
le district le plus septentrional de Chine, à la
frontière russe
[2],
au bord du fleuve Amour, qui répond donc au fleuve
Jaune comme thème du passage inexorable du temps
symbolisé par le courant du fleuve.
La troisième partie du film a été filmée en plein
hiver à la bannière gauche de Baarin (巴林左旗),
dans
le sud-est de la Mongolie intérieure. Le tournage a duré 50
jours au total. Inutile de dire que les conditions en ont
été particulièrement difficiles.
Un film en noir et blanc
Liu Hao a déclaré
avoir rêvé depuis longtemps de faire un film en noir
et blanc : cela correspondait tout à fait à
l’atmosphère et à la désolation des paysages du
film. Le noir et blanc a permis en outre des
économies budgétaires bienvenues.
La photographie est signée Li Bingqiang (李炳强),
ami de longue date du réalisateur. Ils sont sortis
en même temps de l’Institut du cinéma de Pékin, en
1999, et ont commencé à travailler ensemble, leur
premier long
Vue typique des bords
du fleuve à Wuhan
métrage en commun étant « Chenmo et Meiting » (《陈默和美婷》),
en 2002
[3].
Li Bingqiang
La photo de « Back to the North » est d’un blanc et
noir très travaillé, qui n’est pas le même dans les
trois parties : celui des bords du fleuve à Wuhan
est brumeux et presque laiteux, celui de Mohe a la
précision d’études de visages et de ruelles, avec
des éclairages rappelant l’expressionnisme allemand…
et Baarin a le hiératisme des paysages figés dans la
neige, d’où ressortent les trois personnages qui
sont les seuls points mouvants dans ce cadre : la
vie malgré tout, ou d’autant plus…
Comme a dit Li Bingqiang : « Le paysage aussi peut raconter
une histoire » (“环境也是能讲故事的。”)
Une interprétation intériorisée
A ce noir et blanc correspond une interprétation qui
privilégie l’expression du sentiment intérieur, sans
« effets de manche » ni gestes excessifs. Les deux
actrices principales sont remarquables : toutes deux
nouvelles au cinéma, ce qui évite toute possible
assimilation avec des rôles antérieurs, renforçant
l’aspect presque documentaire du film.
Xiao Ai est interprétée par la jeune Nan Sheng (南笙),
née en 1991, qui est aussi écrivain : elle a publié
un recueil d’essais en
Li Bingqiang sur le
tournage de Back to the North
2013. Quant à la mère, Liu Qing, elle est jouée par une
actrice qui est nouvelle au cinéma, mais a fait toute une
carrière sur les planches : Su Yijuan (苏艺娟).
Su Yijuan
Née en 1968 dans le district de Zhuxi, dans le Hubei
(湖北竹溪),
elle a commencé par étudier au conservatoire de
musique de Wuhan ; en 1979, elle est entrée à onze
ans dans la troupe de chant et de danse de Zhuxi,
eten 1991 à l’Institut de chant et de danse du
Hubei. Elle a ensuite poursuivi sa carrière au
théâtre et dans des pièces télévisées. Cette
formation en fait comme un alter ego du personnage
de Liu Qing, qui, dans le film, avait commencé une
carrière de danseuse avant de se marier.
Une petite musique du souvenir
Le film utilise par ailleurs deux chansons, à
diverses reprises, pour créer une atmosphère de
douce nostalgie, en lien avec le passé des
personnages.
- L’une est « Forgotten Time » (《被遺忘的時光》),
interprétée par la chanteuse taïwanaise Tsai Chin (蔡琴) ;
c’est la chanson qu’écoute Xiao Ai pendant ses
trajets en bus, et l’effet de nostalgie est souligné
par la photo du visage de
Xiao Ai, à travers la vitre du bus, avec de superbes jeux de
reflets.
La chanson est célèbre comme thème musical du film
« Infernal Affairs » (《无间道》).
Mais ce n’est pas l’important ici. En fait, Tsai
Chin était l'épouse d'Edward
Yang, et elle interprète le rôle
principal, aux côtés de
Hou Hsiao-hsien,
dans son film « Taipei Story » (《青梅竹馬》),
en 1984, l’un des premiers films de la Nouvelle
Vague taïwanaise. L’hommage est clair, la référence
aussi.
Tristes décors de
vestiges industriels à la Wang Bing
La chanson « Forgotten Time » interprétée par Tsai Chin
- L’autre chanson est une chanson russe, également
triste, accompagnée à l’accordéon ; c’est une
chanson typique du Heilongjiang, et en particulier
des districts proches de la frontière russe. Mais on
en entend aussi bien dans les parcs de Pékin,
interprétés par des immigrés qui se réunissent pour
chanter des chansons qui leur rappellent leur pays.
C’est aussi le type de musique utilisé par
Zhang Meng (张猛)
dans ses films, pour les mêmes raisons.
Dans « Back to the North », cette chanson russe est la
chanson du souvenir, celle sur laquelle dansaient Ai Liang
et Liu Qing quand ils se sont rencontrés. Elle devient donc
un outil, utilisé par Xiao Ai pour faire remonter une vague
de sentiments oubliés chez ses parents.
Le problème, ici, est que la chanson revient trop souvent,
ce n’est plus un leitmotiv, c’est une répétition lancinante,
et elle finit par perdre le pouvoir émotionnel qu’elle avait
au départ. Ce qui rejoint le défaut principal du film : sa
longueur.
Un film dont on regrette la longueur
Jeux de reflets
Evidemment, la nature réflexive, quasi méditative,
du film, implique un rythme lent, qui participe du
même souci esthétique que la brume en noir et blanc
sur le fleuve ou la chanson de Tsai Chin perçue,
comme filtrée, à travers les reflets de la vitre du
bus. Ce rythme est parfaitement adapté au sujet.
Ce qui nuit au film, c’est sa longueur excessive, et
surtout dans la dernière partie, à Baarin. On
comprend bien qu’il
faut le temps à cette réconciliation finale, mais le film
s’étire en pures répétitions qui finissent par lasser. La
conclusion est laissée ouverte, et c’est très bien, mais
elle aurait pu intervenir bien plus tôt. Il s’agit en fait
d’un problème de montage, et c’est vraiment dommage. Le film
aurait pu être un petit bijou de sensibilité subtile.
[2]
C’est aussi
le
terme d’une sorte de voyage
initiatique dans le film de
Guo
Xiaolu (郭小櫓)
« How is Your Fish Today ?» (《今天的鱼怎么样?》).
[3]
Li Bingqian a fait beaucoup de films
publicitaires, mais, récemment, il a commencé à
travailler avec d’autres réalisateurs, dont
Zhang Yibai (张一白),
pour son film « Fleet of Time » (《匆匆那年》),
sorti en 2014.