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« Le Protégé de madame Qing », entre Cui Zi’en et Liu Bingjian

par Brigitte Duzan, 14 février 2020

 

Deuxième film de Liu Bingjian (刘冰鉴), « Le Protégé de madame Qing » (《男男女女》) est le film qui a contribué à faire connaître le réalisateur sur la scène internationale quand, sélectionné au 52ème festival de Locarno, en 1999, il y a remporté le prix FIPRESCI.

 

Tourné sans autorisation, avec un budget très modeste, c’est l’un des films chinois de la fin des années 1990 qui abordent le thème de l’homosexualité, les deux autres les plus connus étant « East Palace, West Palace » (《东宫西宫》) de Zhang Yuan (张元), datant de la fin de 1996, et, à Hong Kong, « Lan Yu » (《藍宇》) de Stanley Kwan (关锦鹏), sorti en 2001, mais préparé dès 1997, dans l’atmosphère de la rétrocession du territoire à la Chine.

 

Scénario co-écrit avec Cui Zi’en

 

Si ces deux films sont adaptés d’œuvres littéraires, le scénario de celui de Liu Bingjian

 

Nan nan nü nü, affiche chinoise

a été coécrit avec Cui Zi’en (崔子恩), écrivain, réalisateur et scénariste, et figure de proue du mouvement homosexuel en Chine, Or, s’il a commencé à publier ses premières nouvelles à la fin des années 1980, c’est en 1997 qu’a été publié à Hong Kong le roman qui lui a valu une première notoriété : « Lèvres pêche » (《桃色嘴唇》) [1].

 

Ecrit aussitôt après, « Men and Women » (Nan nan nü nü 《男男女女》) est son premier récit adapté au cinéma ; ensuite il passera lui-même derrière la caméra. L’histoire originale est celle d’un jeune campagnard timide qui débarque à Pékin et se fait embaucher par la propriétaire d’une boutique de vêtements, la madame Qing du titre français. Le titre chinois pourrait presque être traduit « hommes entre eux, femmes entre elles » : chez Cui Zi’en, tout le monde est homosexuel, ou le devient. Mais l’expression nan nan nü nü, étant beaucoup plus générale [2] , donne aussi une signification plus universelle à son histoire.

 

Réalisation de Liu Bingjian

 

Un scénario original, plein d’humour

 

En arrivant à Pékin, le jeune Xiaobo (小博) non seulement trouve un job dans la boutique de fringues de la patronne Qing, dite « sœur Qing » (青姐), mais il est également hébergé dans son appartement. Elle le prend littéralement sous son aile, d’où le titre français, et tente même de jouer les entremetteuses en le rapprochant de son amie A Meng (阿梦), mais sans succès.

 

Le Protégé de Mme Qing

 

Elle s’entend mal avec son mari, et celui-ci, un soir qu’elle n’est pas là, agresse Xiao Bo et tente de le violer par pure frustration sexuelle. Xiao Bo plie bagages, fait ses adieux à sa patronne et revient d’où il est venu, demandant à son ami Chongchong (冲冲) de l’héberger. Celui-ci est un personnage original, qui fait chaque jour le tour des toilettes publiques pour relever les expressions salaces inscrites sur les murs afin d’alimenter la revue qu’il a créée, intitulée « Eblouissantes toilettes publiques » (《灿烂公厕》) [3]. Le film devait d’ailleurs initialement s’appeler « Littératures des toilettes publiques » (《公厕文学》) – référence humoristique aux lieux de rencontre des homosexuels.

 

Par ailleurs, Chongchong est gay, et vit avec son ami Guigui (归归) qui anime un programme radio appelé « L’espace-temps des toilettes publiques » (公厕时空), unique programme de la « radio internationale L’Etoile rouge » (国际红星广播电台) [4] dont le seul auditeur semble être

Chongchong. Mais Guigui retrouve un matin Xiaobo dans le lit de Chongchong… fin de partie. Il fait son sac et part, apparemment sans plus d’émotion que Xiaobo quittant la boutique de madame Qing. Mais il laisse, enregistré, un dernier message annonçant la fin de son émission et son départ pour Uranus où il espère que la vie sera plus belle. Quant à la « sœur Qing », elle est allée vivre avec A Meng.  

 

Annonçant un thème récurrent des films ultérieurs de Cui Zi’en, Xiaobo apparaît comme le révélateur des pulsions homosexuelles de chacun, y compris les siennes propres. Il rappelle le visiteur du « Théorème » de Pasolini.

 

Un film réalisé très vite, sans autorisation

 

 « Men and Women » a été tourné sans autorisation, en sept jours, avec un budget minimal de 100 000 dollars. Dans les conditions de l’époque, si l’on voulait réaliser un film hors des studios officiels, le plus difficile était de pouvoir louer le matériel nécessaire ; il fallait pour cela donner des justifications : la productrice du film Deng Ye (邓烨), épouse du réalisateur, a déclaré préparer le tournage d’une dizaine de films publicitaires et documentaires (pour lesquels il ne fallait pas alors d’autorisation). Mais, quand ils ont présenté le film en festival sans autorisation, ils ont été rattrapés par les autorités du cinéma, et, pour pouvoir continuer à tourner en Chine, Liu Bingjian a accepté de payer une amende en écrivant des excuses. C’est la raison pour laquelle, comme les autres, il est rentré « dans le système » dès qu’il a pu [5].

 

Une approche documentaire neutre

 

Le film trahit une approche qui se veut documentaire, comme beaucoup des films de la même période de réalisateurs indépendants. Les références appuyées à Coca Cola ou McDo témoignent de la « modernisation » urbaine. La narration a souvent des aspects improvisés qui sont liés à la conception globale du film comme aspect concret de la réalité sociale, et Liu Bingjian utilise de longs plans séquences typiques, aussi, de l’époque. Le style est proche - et précurseur - de celui que va adopter Wang Chao (王超)

 

Apparition fugace de Cui Zi’en au début du film

pour « L’orphelin d’Anyang » (《安阳婴儿》), sorti en 2001.

 

Liu Bingjian a cherché à éviter toute dramatisation, et même tout sentiment. Il y a volonté déterminée de ne pas tomber dans le mélodrame ou dans la satire sociale épicée de thèmes homosexuels. Il n’y a aucune scène de sexe, hormis la tentative avortée de viol de Xiaobo, qui semble d’ailleurs arriver comme un orage en plein été : la scène « préparatoire » où le mari regarde Xiaobo faire des pompes, torse nu, est dénuée de tout érotisme. Liu Bingjian a renoncé aux titres du genre « littérature des toilettes », en optant pour une approche neutre qui va dans le sens de son propos : présenter la vie ordinaire, même sous des aspects peu ordinaires. Il espérait surtout pouvoir obtenir le visa de censure - espoir illusoire.

 

Des interprètes non professionnels

 

« Men and Women » dépeint donc la vie quotidienne des homosexuels comme une existence tout à fait ordinaire, emblématique des difficultés de la vie en Chine, entre campagne et ville, à la fin des années 1990, sans même l’ennui caractéristique des jeunes déboussolés des films de Jia Zhangke par exemple, et à l’opposé des tranches de vie underground sombres et tragiques comme dans « East Palace, West Palace ».

 

Xiaobo fait des pompes, sous l’œil curieux du mari

 

Ajoutant à l’aspect documentaire du film, se voulant authentique, les acteurs sont eux-mêmes des membres de la communauté gay de Pékin ; ils sont naturels et décomplexés. Seule Yang Qing (杨青), dans le rôle de « sœur Qing », était professionnelle – elle avait joué à la télévision. Dans le rôle principal, Yu Bo (于波) était un garde affecté à la sécurité d’un hôtel de Pékin – d’où sa musculation. En 1999, après le film, il est entré à l’Institut du cinéma de Pékin dont il est sorti en 2003. Pendant qu’il était

encore étudiant, en 2002, il a joué dans la série télévisée « Treasure Raiders » (《新萧十一郎》) ; le rôle l’a rendu célèbre et il a ensuite fait carrière au cinéma et à la télévision.  

 

Guigui est interprété par Cui Zi’en lui-même, qui avait quarante ans à l’époque, et était à l’aube de sa carrière.

 

L’univers de Cui Zi’en traduit en images par Liu Bingjian

 

Le film a remporté le prix FIPRESCI des critiques de cinéma au 52ème festival de Locarno où il avait été programmé in extremis – comme cerise sur le gâteau - par le directeur du festival à l’époque, Marco Müller.

 

C’est certainement là un film original, non tant par le sujet traité que par la manière dont il l’est. Mais, s’il bénéficie d’un regard distancié, de pointes d’humour et d’une interprétation juste, il reste cependant marqué par sa genèse et ses conditions de réalisation. Il reflète en fait l’univers de Cui Zi’en, en outre très présent à l’écran ; sa rencontre fortuite avec Xiaobo dans la rue, au début du film, même si elle est très rapide, laisse planer son ombre sur le reste du film, et c’est sa voix qui le conclut.

 

C’est la difficile intégration de cet univers dans celui de Liu Bingjian qui crée une dichotomie perceptible entre le scénario et sa mise en image, peut-être parce que tous deux ont été faits très rapidement : sept jours pour l’écriture de l’un, comme pour la réalisation de l’autre. Le film joue sur les situations données dans le scénario sans approfondir les caractères. La vie semble passer, de rupture en rupture, comme s’il devait en être ainsi. Finalement, les homosexuels semblent bien mieux dans leur peau que les couples ordinaires, dont les

 

Adieux de Xiaobo à « sœur Qing »

frustrations sexuelles et sentimentales trouvent leur solution dans l’homosexualité. 

 

Ce n’est sans doute pas pour rien que Cui Zi’en est ensuite passé lui-même derrière la caméra pour mettre en scène ses histoires.

 

Un film témoin de son époque

 

Nan nan nü nü reste avant tout un témoin de son époque, la fin des années 1990. De manière générale, il s’inscrit dans le contexte de l’urbanisation rapide liée au développement économique accéléré après la relance de 1992, entraînant un bouleversement des structures sociales, le début d’une migration massive vers les villes, et une nouvelle orientation des thématiques du cinéma, de la campagne vers la ville.

 

C’est aussi une période de bouillonnement du cinéma indépendant, où les films, même s’ils sont faits vite, avec des budgets très limités, sont de facture innovative et expérimentale et où, entre autres choses, la sexualité s’est mise à bourgeonner, et en particulier l’homosexualité, comme marqueur de différence.

 

Chongchong écoute le dernier message de Guigui

 

Comme l’a remarqué Kam Louie dans son livre « Theorising Chinese Masculinity » [6], la masculinité s’est soudain éveillée au multigenre, et en même temps à l’international ; est cité comme précurseur « The Wedding Banquet » ou « Garçon d’honneur » (《喜宴》) d’Ang Lee (李安) ; c’était en 1993, mais, si le film traitait d’un couple d’homosexuels dont l’un, originaire de Taiwan, luttait contre l’emprise de l’autorité patriarcale, c’était dans un contexte américain, l’homosexualité pouvant apparaître d’autant plus

marginalisée qu’elle était présentée comme liée à la vie occidentale. Mais la solution finale, dans ce film, est un compromis permettant à chacun de sauver les apparences et de vivre sa vie, dans une certaine harmonie familiale.

 

En Chine continentale, en revanche, les cinéastes indépendants dits « d’avant-garde » se sont intéressés au thème de l’homosexualité parce qu’il offrait des possibilités de critique du régime, hors des rails du système officiel. Ainsi, dans le film de Liu Bingjian, la peinture de l’homosexualité – masculine mais aussi féminine - comme mode de vie parfaitement ordinaire, touchant toutes les strates de la société, ouvrait de nouveaux horizons pour définir des modèles autres que ceux érigés comme normes, modèles jusque-là marginalisés, voire caricaturés. C’était aussi une manière de suggérer un modèle de société multi-genre aussi bien que multiculturelle, et à la limite plus « démocratique ». C’était bien là tout le scandale.

 

Note sur la musique

 

La musique du film est signée de deux des plus grands compositeurs chinois contemporains : Zhao Jiping (赵季平) et Qu Xiaosong (瞿小松), tous les deux également formidables compositeurs de musiques de films.

 

Bibliographie

 

Troubled masculinities: questioning gender and sexuality in Liu Bingjian’s Nannan nünü (Men and Women), by Louise Williams, in Remapping World Cinema: Identity, Culture and Politics in Film, ed. by Stephanie Dennison, Song Hwee Lim, Wallflower Press, 2006, chapter 13, pp. 161- 170.

 

Theorizing Chinese Masculinity: Society and Gender in China, by prof. Kam Louie, Cambridge University Press, 2002.

 


 

[1] Traduit en français par Sylvie Gentil, Gallimard/Bleu de Chine, 2010.

[2] C’est en fait à l’origine une expression figée de type chengyu, qui désigne une foule d’hommes et de femmes mélangés (男女混杂的一群人), comme dans « Le Voyage de Lao Can » (《老残游记》) de Liu E (刘鹗) : [il y avait là sur le bateau] une foule innombrable d’hommes et de femmes (男男女女,不计其数).

[3] Référence ironique au premier film de Jiang Wen (姜文) « In the Heat of the Sun » ou « Des jours éblouissants » (《阳光灿烂的日子》), sorti en 1994.

[4] C’est une autre référence ironique, cette fois au grand classique de 1974 : « Sparkling Red Star » (Shanshande hongxing 《闪闪的红星》) coréalisé par Li Jun (李俊) et Li Ang (李昂).
Voir 3/ Un grand succès, dans :
http://www.chinesemovies.com.fr/reperes_Annees_1960_1970_La_Revolution_culturelle_2.htm

[5] C’est-à-dire en 2004. Voir l’histoire du cinéma indépendant chinois :
http://www.chinesemovies.com.fr/reperes_Cinema_independent_chinois.htm

[6] Voir Bibliographie ci-dessous.

 

 

     

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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