« Who Is
Sleeping in Silver Grey ? » :un songe
éveillé lustré de gris parLiao Zihao
par Brigitte Duzan, 25 décembre 2021
« Who Is Sleeping in Silver Grey ? » (《白天总是太过漫长》)
est le premier long métrage écrit et réalisé par
Liao Zihao (廖子豪),
sorti en première mondiale lors de la 25e
édition du festival Black Nights de Tallinn, en
novembre 2021
[1].
On y retrouve des thèmes traités dans les courts
métrages précédents du réalisateur, et en
particulier celui du rêve, qui devient ici sujet
central, plus réel que fantastique, et d’autant plus
inquiétant.
Rêve éveillé ou réalité cauchemardesque ?
Nous sommes en 1999, un été qui pourrait aussi bien
être un automne. Cheng Die (程蝶)
est professeure de piano. C’est sa grand-mère
pianiste, connue dans la Concession française de
Shanghai dans les années avant la guerre, qui lui a
appris le piano quand elle était petite. C’est ce
que nous apprend un flashback au début du film, ou
plutôt nous suggère, car tout est noyé dans la brume
de la mémoire,
Who Is Sleeping in
Silver Grey ?
de
même que le souvenir des pleurs constants de sa
mère. Quant au père, il était surtout absent.
Cheng
Die est l’objet d’un scandale à l’école car elle a eu une
liaison avec le père d’un élève. Couverte d’opprobre, elle
mutée dans une autre école, dans un coin perdu où elle part
dans une fourgonnette, le piano à l’arrière. Mais elle est
victime d’une tentative de viol en chemin, s’enfuit, se perd
dans la brume, dans la montagne ; arrivée au bord d’une
immense étendue d’eau, elle se laisse tomber d’épuisement
dans une barque amarrée là, le bateau part à la dérive, se
perd dans la brume… quand elle se réveille, elle est dans
une petite ville qui pourrait être un île, où une femme en
blouse blanche s’occupe d’elle ; mais les rares habitants ne
parlent pas, tout est étrange. Il ne cesse de pleuvoir, la
ville est inondée… Cela semble un cauchemar, mais en est-ce
vraiment un ? Et si tel est le cas, quand la réalité
s’est-elle transformée en rêve ?
Un enterrement en noir
et blanc,
enterrement de la grand-mère et enterrement du passé
?
On ne sait pas, on devine juste. On aurait tendance
à pencher pour le cauchemar, puisque à la fin la
réalité paraît avoir repris le dessus : la jeune
prof semble s’être adaptée à son environnement, on
voit passer un cheval qui tire sans problème sa
charrette – le même qu’on a vu auparavant
brutalement fouetté mais figé dans une pesante
immobilité. La vie est sans doute ainsi, entre rêve
et réalité, et le rêve permet de s’évader au besoin
de la réalité.
Une esthétique du gris et du silence
« Who Is Sleeping in
Silver Grey ? » est dans un superbe noir et blanc
qui rappelle Bela Tarr ; la séquence dans laquelle
on voit un cheval attelé à une lourde charrette se
faire fouetter sans parvenir à avancer plus pour
autant rappelle d’ailleurs précisément « Le Cheval
de Turin »
[2] ;
au-delà de la scène précise où le cheval se fait
fouetter, c’est aussi la même brume qui passe par
vagues, le même paysage fantomatique dans des gris
nuancés qui justifient le titre international
[3].
L’été 1999, salle de
classe vide, comme un huis clos
Bela Tarr,
Le Cheval de Turin, prologue
Le piano dans la nuit,
à peine éclairé par une veilleuse
comme dans un tableau
de Georges de la Tour
On pense aussi à
Andrey Zvyagintsev, m’a-t-on soufflé
[4],
et en effet on peut penser en particulier à son
premier long métrage « Le Retour », Lion d’or au
festival de Venise en 2003
[5].
Là aussi il est question d’un père qui a disparu
pendant des années et qui revient soudain en semant
le trouble dans les esprits de ses enfants ; là
aussi la partie de pêche des deux frères et de leur
père se passe dans un brouillard fantomatique, sous
la pluie, où les trois silhouettes dans la barque
semblent une vision infernale, et à la fin, le corps
du père est emporté dans la barque qui part à la
dérive
et disparaît.
Mais les images finales suggèrent que les deux
garçons étaient sans doute seuls dans leur excursion. Là
aussi : où commence l’illusion et où s’arrête la réalité ?
Le film de Liao Zihao est cependant très personnel,
et dans un contexte bien chinois. Si le noir et
blanc ou plutôt l’effet de grisaille en patchwork de
bancs de brume qui passent rappelle Bela Tarr, il
rappelle aussi les bancs de brume célèbres des Huang
Shan, ainsi que l’utilisation qu’en a faite, par
exemple,
Yang Fudong (杨福东)
dans « An Estranged Paradise » (《陌生天堂》),
mais surtout dans sa série, en 35 mm, des « Seven
Intellectuals in a Bamboo Forest » (《竹林七贤》),
ou du moins la quatrième partie (en 2006).
Le piano dans la nuit
comme un monstre dans la pénombre,
la veilleuse éclairant
le visage
Une ville inondée,
réalité ou cauchemar ?
« Who Is Sleeping in
Silver Grey ? » apparaît comme un jeu sur l’image
et le réel, sur un mode légèrement fantastique,
mais un fantastique intimement lié à la réalité
comme chez Pu Songling[6].
Il dépasse cependant cette première : il est aussi
construit sur un thème musical qui en forme
l’ossature : le thème musical au piano en lie les
différentes parties, l’empêchant ainsi de se
désagréger en images oniriques. C’est en quelque
sorte le thème de la grand-mère, la consolation de
la musique étant aussi celle du souvenir.
Cependant, ce qui domine tout le film, c’est le silence.
C’est le silence qui a accompagné Cheng Die pendant toute
son enfance, silence seulement troublé par les pleurs de sa
mère. Les premières paroles, au début, sont celles du
directeur d’école annonçant à Cheng Die qu’il ne peut pas la
garder, et encore le fait-il d’une voix sans inflexions,
inexpressive, qui ne demande pas de réponse. Il n’y a rien à
dire. Par la suite, dans la ville où échoue Cheng Die, le
silence est l’étoffe même des relations humaines, comme
étouffées par le carcan d’une tradition millénaire autant
qu’écrasées par le paysage et l’environnement, et il s’étend
même à la musique, car le piano s’est abîmé dans les flots.
Le monde semble être réduit au silence, et au fond de ce
silence, celui de Cheng Die est celui de ses rêves, plus ou
moins cauchemardesques.
Bande
annonce
Note sur l’interprétation et la production
Le rôle principal est interprété avec toute la
retenue nécessaire mais beaucoup d’expressivité par
l’actrice Ma Yinyin (马吟吟)
qui a été la scénariste du court métrage précédant
« Who Is Sleeping in Silver Grey ? » - « Ever
After » (《之后》).
On la retrouvera dans le second long métrage du
réalisateur.
Le film a été produit par la société Hainan Spark
Flying Film And Television qui avait produit « Ever
After » (《之后》).
Cela a valu a « Who Is Sleeping in Silver Grey ? »
de passer en compétition au festival de cinéma de
Ma Yinyin
Hainan, ce qui suppose que le film a obtenu le visa de
censure…
[1]
Le film est l’aboutissement du projet
intitulé « Emile » (《爱弥儿》)
qui avait été sélectionné au festival de Shanghai en
2018.
[2]
Le prologue du film se passe en 1889
à Turin : le philosophe Friedrich Nietzsche s’oppose
à la brutalité d’un cocher qui fouette son cheval
qui refuse d’avancer. Chez lui, il reste prostré
avant de sombrer dans une crise de démence qui ne
cessera pas pendant les dernières années de sa vie.
Le prologue du film, narré en voix off, conclut en
disant qu’on ne sait pas ce qu’est devenu le cheval.
[3]
Le titre chinois signifie : les
journées sont toujours trop longues.
[4]
Voir la critique du festival Black
Nights de Tallinn 2021 où le film était en
compétition :
[5]
Le Retour : deux frères sont très
proches pour compenser leur manque de père, parti
quand ils étaient bébés; ils n’ont pour tout
souvenir de lui qu’une vieille photo toute abîmée.
Mais il revient au bout de douze ans, et une partie
de pêche qui devait sceller leurs retrouvailles
tourne à la catastrophe.
[6]
Pu Songling (蒲松龄),
le maître de l’étrange, comme a dit son traducteur
André Lévy.