« Wild
Swords », film de wuxia de Li Yunbo, méritait mieux
qu’une diffusion sur internet
15 novembre 2020
« Wild Swords » (《无名狂》)
est le deuxième long métrage de
Li Yunbo (李云波)
qui marche ici sur les traces de
Xu Haofeng (徐浩峰) pour
livrer un wuxia nouveau, bien enlevé, tout en
respectant les règles du genre. Le film a été
présenté au festival de Shanghai en juillet 2020,
puis au festival de Pékin à la fin du mois d’août.
Au lieu de sortir ensuite en salles, en septembre
comme prévu, il est sorti en ligne, sur youku (优酷).
Si le scénario est un peu faible, les qualités
visuelles et sonores sont remarquables, et dans ces
conditions le film n’a pu que souffrir de sa
diffusion sur internet.
Une histoire classique
Comme très souvent dans les films de wuxia,
l’histoire se déroule sous la dynastie des Ming, à
la fin du 16e siècle, sur fond
d’hostilité entre deux sectes, la secte Sans Nom (无名门)
et la secte Tang (唐门).
Un jour, pendant la fête de la mi-automne (中秋节),
nous est-il expliqué en voix off au début, un membre
de
Wild Swords, la
calligraphie du titre au générique final
la première, nommé Zhang Weiran (张未然),
est envoyé par le chef de la secte assassiner l’héritier de
la secte Tang ; il réussit, puis disparaît.
Cela pourrait être le dénouement d’un film de wuxia
classique : le héros – et même, très souvent, l’héroïne -
disparaît après avoir rempli sa mission. Ici c’est le nœud
de l’intrigue, bâtie autour du personnage énigmatique de
Zhang Weiran.
Un hors-la-loi
sympathique
Après ce qui n’est qu’une introduction, le film
poursuit l’histoire « des années plus tard ». On est
toujours sans nouvelles de Zhang Weiran, mais une
rumeur veut que, pour le retrouver, il faille mettre
la main sur un hors-la-loi du nom de Guo Changsheng
(郭长生),
son seul ami. Or, un mystérieux personnage parvient
à capturer Guo Changsheng, et à le déposer (on ne
sait trop comment) pieds et poings liés, enfermé
dans un sac, à la porte d’une escouade de gardes,
avec instruction de le remettre
à une adresse donnée, mission assortie de quelques centaines
de taels d’argent, ce qui a pour effet de vaincre les
réticences du chef des gardes, ancien bandit lui-même, Wang
Yidao (王一刀).
On peut s’attendre à ce que le chemin soit semé d’embûches,
surtout, bien sûr, quand les gardes s’arrêtent à une auberge
pour se restaurer. Un mystérieux individu masqué
déclare être Zhang Weiran et élimine l’héritier en titre de
la secte Tang qui était justement là à la recherche de Wang
Weiran et l’avait défié.
L’homme masqué n’est évidemment pas Zhang Weiran :
il déclare s’appeler Bai Xiaotian (白笑天)
et être lui aussi à la recherche du disparu. Sur
quoi il raconte son histoire : candidat à la
succession du maître de la secte Sans Nom, il avait
éliminé tous ses rivaux et était prêt à être désigné
comme héritier, lorsque Zhang Weiran s’était
présenté pour un ultime duel, mais resté sans issue…
car les membres de la secte présents avaient été
empoisonnés, après quoi le temple de la secte avait
été incendié. Bao Xiaotian
Un inconnu masqué sous
son chapeau
cherchait toujours son unique rival pour le tuer.
L’intrigue se corse une dizaine de jours plus tard avec
l’arrivée des gardes, avec leur prisonnier, à la
destination qui leur avait été assignée : le temple de la
secte Sans Nom. L’histoire de Bai Xiaotian est réfutée par
Guo Changsheng qui la raconte telle que la lui a contée
Zhang Weiran : le centre de l’intrigue se déplace dès lors
vers un personnage féminin jusque-là resté dans l’ombre.
Mais l’énigme reste entière jusqu’au bout : qui est
réellement Zhang Weiran, et qu’est-il devenu ?
De belles qualités techniques, mais un scénario moins réussi
Des intérieurs aux
parois comme des tableaux
Il n’est pas facile de tenter de faire un film de
wuxia original après ceux de
Xu Haofeng,
après
« Brotherhood of Blades » (《绣春刀》)
de Lu Yang (路阳)ou, dans un autre style encore, après
« The
Assassin » (《刺客聂隐娘》)
de
Hou Hsio-hsien.
« Wild Swords » est à replacer dans ce mouvement
qui, depuis une dizaine d’années, tente de
renouveler le genre du wuxia en revenant vers
la tradition, c’est-à-dire en particulier sans les
effets spéciaux à outrance qui ont grevé le genre.
Li Yunbo se réclame de cet héritage, et s’en inspire, pour
mieux le dépasser. Ce sont ses choix pour le dépasser,
justement, qui sont la clé du problème de « Wild Swords »,
car Li Yunbo a surtout misé sur les effets visuels et
sonores.
Accent mis sur l’image et le son
« Wild
Swords » est le résultat d’un long travail de
préparation qui a duré vingt mois. Le tournage a eu
lieu dans douze endroits différents, et en plein
été, dans une chaleur caniculaire. Il a mobilisé
d’impressionnants moyens matériels et techniques. Le
montage est rapide, elliptique et comme en pulsion
sur le rythme de la bande-son
[1].
L’image et le son contribuent de concert à bâtir
l’atmosphère de mystère menaçant qui est celle
impartie dès le
Une forêt de bambous
stylisée, comme un rappel de King Hu
départ par un mélange de percussions empruntées à l’opéra
mais utilisées dans un autre registre, pour susciter et
entretenir l’angoisse comme dans un film de Hitchcock. Et
comme pour les films de Hitchcock, exercice d’école, si on
coupe le son, le film perd de son impact, mais aussi
beaucoup de son sens.
Les effets visuels, par ailleurs, sont sans doute ce qui a
été le plus travaillé, avec des séquences, à la fin, qui
rappellent beaucoup, justement, « L’Assassin » de Hou
Hsiao-hsien. La photo est signée Piao Songri (朴松日),
connu jusqu’ici pour la photo - totalement différente - du
film de Bai
Xue (白雪)
« The
Crossing » (《过春天》).
L’escorte du
prisonnier, dans un cadrage rappelant La Terre jaune
La musique est de Wang Jianan (王佳男),
percussionniste dont l’un des morceaux de bravoure
est « Le chant du prince Lanling allant au combat »
(《兰陵王入阵曲》),
tout à fait dans le style de la musique du film de
Li Yunbo
[2].
L’environnement sonore, qui inclut les voix off, est
primordial dans ce film, bien plus encore que
l’image, ou plutôt c’est lui qui fait vibrer
l’image. Et que les acteurs soient pour la plupart
quasiment inconnus, mais très bons dans leurs rôles
[3],
est tout à fait
dans la logique de
l’esthétique du film, même si la raison principale tient
sans doute aux limitations du budget, le film ayant été
financé par crowdfunding.
Dans ces conditions, il est dommage que le scénario ne soit
pas à la hauteur des ambitions du réalisateur, et de son
talent, aujourd’hui reconnu. Une preuve en est que
Feng Xiaoganga produit le film.
Dommage que le scénario ne suive pas
Le scénario, pourtant, a été révisé sept fois, mais
c’est sans doute parce qu’il posait beaucoup de
problèmes.
Li Yunbo a choisi de reprendre une trame tout ce
qu’il y a de plus classique, avec rivalités entre
clans d’arts martiaux à la fin des Ming, des
personnages à l’identité ambiguë, dont un masqué,
une confrontation dans une auberge au bord de la
route, etc. Tous les éléments du scénario classique
de wuxia depuis
King Hu sont
repris là, à commencer par l’auberge et la forêt de
bambous.
Et une nonne qui tire
les ficelles
L’ambiguïté du personnage de Zhang Weiran, son omniprésence
virtuelle alors que personne ne sait ce qu’il est devenu,
était une excellente idée de départ, soutenue par la
narration de son histoire de deux points de vue différents
comme le fait Kurozawa dans « Rashōmon », mais sans
développer ce procédé narratif de manière aussi complexe.
Sur ce schéma éminemment classique, Li Yunbo a apparemment
voulu faire œuvre originale en jouant au maximum sur
l’ellipse (accentuée au montage), un peu dans la lignée du
« glimpse » de King
Hu. Le problème est que, ce faisant, il
finit par vider ses personnages d’une grande partie de leur
substance et comme, par ailleurs, il joue sur des modèles
hérités de la tradition, il finit aussi parfois par friser
le cliché, en particulier dans la représentation des deux
« sectes » et de leurs chefs, deux figures de vilains dont
celui de la secte Tang rappelle les jumeaux fous du film de
Ronny
Yu (于仁泰)
« The
Bride With White Hair » (《白发魔女传》).
Li Yunbo a voulu poser un cadre intemporel, en le réduisant
à ses composantes de base et à ses références implicites,
renvoyant à tout un imaginaire du wuxia en toile de fond.
Mais on perd assez vite l’intérêt initial pour son intrigue,
surtout quand on a compris où elle nous mène. La montagne
accouche finalement d’une souris.
Dans ces conditions, sortir le film sur internet était le
priver des conditions optimales pour faire apprécier ses
qualités essentielles : image et son. C’est vraiment bien
dommage. On souhaite à Li Yunbo de trouver un bon scénariste
pour son prochain film, et pourquoi pas choisir d’adapter
une œuvre littéraire.
« Wild Swords » avec sous-titres chinois et anglais
[1]
Ils sont trois à avoir monté le film,
dont Matthieu Laclau, qui a travaillé avec Hou
Hsiao-hsien, justement.