Accueil Actualités Réalisation
Scénario
Films Acteurs Photo, Montage
Musique
Repères historiques Ressources documentaires
 
     
     
 

Films

 
 
 
     
 

« In the Heat of the Sun » de Jiang Wen :

souvenirs défaillants de jeunesse pendant la Révolution culturelle

par Brigitte Duzan, 24 janvier 2021 

 

Premier film réalisé par Jiang Wen (姜文), sorti en septembre 1994 à la Biennale de Venise où il était en compétition, « In the Heat of the Sun » (《阳光灿烂的日子》) est adapté d’une nouvelle de Wang Shuo (王朔), « Bêtes sauvages » (《动物凶猛》), initialement publiée en 1991 [1].

 

Le titre chinois, éminemment symbolique, du film - yángguāng cànlàn de rìzi (阳光灿烂的日子), des jours brillamment ensoleillés [2] - évoque l’époque dorée de l’adolescence pendant la Révolution culturelle, alors que, les écoles et universités étant fermées et les parents absents, les jeunes étaient livrés à eux-mêmes. Les souvenirs qui en restent des années plus tard sont un rien nostalgiques, certes, mais flous : la mémoire est défaillante.

 

Tant du point de vue du langage cinématographique que des thèmes abordés, et en particulier celui de la mémoire de l’histoire, le film peut être considéré comme

 

In the Heat of the Sun

l’une des œuvres majeures du cinéma chinois de la seconde moitié du 20e siècle. Certains critiques en font le film chinois le plus important après « Le Sorgho rouge » (《红高粱》) de Zhang Yimou qui, en 1987, a fait connaître un acteur débutant nommé Jiang Wen.  

 

Un été au soleil, de Wang Shuo à Jiang Wen

 

Une histoire de jeunes à la Wang Shuo

 

Wang Shuo (王朔) est né en 1958 à Nankin, dans une famille d’origine mandchoue établie dans le Liaoning, mais transférée à Pékin quand l’enfant n’avait encore que quelques années. Wang Shuo a donc grandi dans un compound militaire dans la banlieue de Pékin. Révolution culturelle oblige, ses parents sont envoyés à la campagne alors qu’il a à peine dix ans : il reste seul en banlieue avec son frère et une dizaine d’autres enfants du même âge. Son adolescence est ainsi celle d’un jeune hooligan, mêlé à toutes sortes de rixes et finissant en prison, un rebelle comme tant d’autres dans les rues de Pékin à l’époque, et comme ceux de ses récits.

 

La bande

 

Quand il revient à Pékin en 1980 et commence à écrire, il devient l’une des figures les plus fascinantes de la scène littéraire et artistique des années 1980 : frondeur, provocateur, hors normes, emblème vivant d’une génération de jeunes qui ont grandi conditionnés par la violence et la brutalité de l’époque, formant des bandes d’asociaux sans repères, désœuvrés chroniques allant jusqu’à désirer une guerre mondiale pour pouvoir devenir des héros.

 

C’est ce phénomène essentiellement urbain qui est la toile de fond de la vie et de l’œuvre de Wang Shuo, et le sujet de sa nouvelle de 1991 dont est adapté le film de Jiang Wen.

 

Histoire revue par Jiang Wen

 

Jiang Wen est un peu plus jeune que Wang Shuo, mais lui aussi a grandi à Pékin en pleine Révolution culturelle, et ils en ont des souvenirs proches. Le film est comme un commentaire, un regard de cinéaste porté sur le récit de Wang Shuo qui est aussi un peu celui de sa propre adolescence.

 

Le récit initial de Wang Shuo est conté à la première personne, par un adolescent de quinze ans qui décrit le chaos ambiant, les rixes entre bandes faute d’autre

 

Xia Yu

occupation, et se donne pour seule ambition, et seul avenir possible, de s’engager dans l’armée une fois qu’il aura dix-huit ans. En attendant, son occupation principale est de s’introduire dans les appartements vides avec un passe-partout, les clés étant devenues sa passion dans la vie, tout à la fois ouverture sur l’inconnu et possibilité de rêve. 

 

Ning Jing (Mi Lan)

 

Jiang Wen reprend le récit en le contant du point de vue de cet adolescent, Ma Xiaojun(马小军), le temps d’un été ensoleillé à Pékin. Ma Xiaojun étant entré dans un appartement, il est surpris par l’habitante des lieux, une jeune fille nommée Mi Lan (米兰), et n’a d’autre alternative que de se glisser sous son lit. De là, superbe scène, il est le témoin involontaire de sa vie intime ; tandis qu’elle se change, le jeune garçon découvre les formes de son corps, et en tombe follement amoureux. Il tente

alors de la courtiser, mais elle s’intéresse bien plus au chef de la bande, Liu Yiku (刘忆苦)…

 

Ce pourrait être une nouvelle version, à la chinoise, des souffrances du jeune Werther, mais le récit est conté en flashback, par un Ma Xiaojun qui tente de se souvenir, trente ans plus tard, de ce glorieux été comme en marge du monde. Jiang Wen, à la suite de Wang Shuo, en fait une réflexion sur la fragilité du souvenir, la défaillance de la mémoire personnelle qui se coule dans celle de la mémoire collective.

 

Le cinéma dans les failles de la mémoire

 

Souvenir doré

 

À l’encontre d’une tendance assez générale, au cinéma comme en littérature chinoise,  à peindre cette période comme une époque sombre de crise spirituelle et morale, au lieu de « dire l’amertume » (suku 诉苦), le film brosse un tableau comme enchanté d’une jeunesse libérée de toute contrainte, dans le soleil éclatant de l’été.

 

La scène initiale montre le père de Xiaojun s’embarquant avec sa compagnie dans un avion militaire, la voix off du jeune garçon

 

Xia Yu et Tao Hong

nous expliquant qu’il part dans un endroit reculé « pour faire la révolution ». Avec le départ du père, c’est le symbole de l’autorité et de la discipline qui disparaît. Mais l’école aussi est perturbée : une séquence ultérieure nous montre le jeune garçon lançant en l’air son cartable, autre symbole de la liberté des jeunes sous un ciel sans nuages, où le soleil bien sûr est aussi là comme symbole du pouvoir.

 

Xia Yu jouant les héros devant son miroir

 

La chanson-titre du film, « Très loin volent les oies » (《远飞的大雁》), rend bien sa double symbolique : d’une part, elle renvoie au sentiment, personnel, de liberté exaltante comme le vol d’une oie sauvage ; et d’autre part, elle exprime aussi la distance ressentie au-dessus de la foule et du chaos, dans une sorte de temps suspendu.

 

C’est un souvenir un peu nostalgique d’un été dont soudain les désordres ont disparu, pour laisser place à un passé flou

d’où émergent surtout les émotions. Car ce souvenir doré n’est qu’une apparence, derrière laquelle se profile en fait une réflexion bien plus profonde, sur l’impossibilité de la mémoire. 

 

Le film de Jiang Wen, comme le récit de Wang Shuo, est une tentative de retour sur le passé, qui s’avère être impossible parce que la mémoire est incertaine, non la mémoire de l’histoire, mais la mémoire personnelle, des faits du quotidien qui sont les éléments du passé de chacun. La Révolution culturelle n’est qu’en toile de fond.

 

Au restaurant

 

Passé effacé par le changement

 

Dès le début, la nouvelle de Wang Shuo, comme le film de Jiang Wen, souligne l’impossibilité du souvenir personnel dans un monde en changement si rapide que plus rien n’est reconnaissable. Le présent s’interpose pour brouiller le souvenir du passé.

 

Début de la nouvelle :

我羡慕那些来自乡村的人,在他们的记忆里总有一个回味无穷的故乡,尽管这故乡其实可能是个贫困凋敝毫无诗意的僻壤,但只要他们乐意,便可以尽情地遐想自己丢殆尽的某些东西仍可靠地寄存在那个一无所知的故乡 […]。我很小便离开出生地,来到这个大城市,从此再也没有离开过,我把这个城市认做故乡。这个城市一切都是在迅速变化着——房屋、街道以及人们的穿着和话题,时至今日,它已完全改观,成为一个崭新、按我我们标准挺时髦的城市。
没有遗迹,一切都被剥夺得干干净净。

J’envie tous ces gens qui vienne de la campagne. Ils gardent toujours en mémoire les souvenirs infiniment riches de leur hameau natal. Aussi pauvre et désolé soit-il, aussi loin de tout, il leur suffit de le vouloir pour pouvoir y revenir en pensée, vers tout ce qu’ils ont perdu mais qui continue pourtant à être préservé dans ce vieux bout de terre ignorant de tout… J’ai quitté très jeune mon village natal pour venir dans cette grande ville dont je ne suis plus reparti et que je considère maintenant comme ma ville natale. Mais tout y change très rapidement – les maisons, les rues, et jusqu’aux vêtements des gens et à leurs sujets de conversation, si bien qu’aujourd’hui, c’est devenu une ville complètement différente, flambant neuve, et à la mode selon nos standards.

Il n’y a plus aucun vestige, tout est bien nettoyé, impeccable.

 

Feng Xiaogang en prof

 

Jiang Wen reprend cette introduction en gardant l’idée du changement (“北京,变得这么快……), mais en ajoutant une idée supplémentaire qui devient le thème principal du film : que, tous ces changements rendant la ville méconnaissable, les souvenirs qui restent du passé sont d’autant plus incertains : en voix off au tout début du film, le narrateur exprime ses doutes sur sa mémoire, floue au point de brouiller la distinction entre la réalité et la fiction :

« Pékin a changé si vite. En vingt ans, c’est devenu une ville moderne, et je ne retrouve quasiment rien tel que je m’en souviens. En fait, le changement a tellement ruiné mes souvenirs que je ne peux plus distinguer l’imaginaire du réel. »

 

Ce qui reste en mémoire, c’est un été qui semblait perpétuel (那时候好像永远是夏天), et un soleil éclatant. Mais éclatant, justement, au point d’en être éblouissant. Les souvenirs en sont comme offusqués. La mémoire, elle, est gelée.

 

Mémoire incertaine, revisitée

 

Sa mémoire joue des tours au narrateur. C’est ainsi que, la première fois qu’il entre l’appartement de Mi Lan avec son passe, il voit une photo d’elle en maillot de bain rouge. Mais, quand elle l’invite ensuite chez elle, c’est une photo différente qui est à la même place : une photo en noir et blanc de Mi Lan portant un chemisier blanc. Quand Ma Xiaojun l’interroge, elle lui dit qu’elle n’a jamais eu de photo d’elle en maillot de bain. On ne sait trop où est la réalité.

 

Wang Xueqi et Xia Yu

 

Parfois, la mémoire bloque, et oblige à « rembobiner » le souvenir pour le questionner. L’une des séquences les plus significatives du film, à cet égard, est celle qui se passe au restaurant : Ma Xiaojun est assis à côté de Mi Lan qu’il a introduite dans sa bande et en face de lui est Liu Yiku, le chef de la bande qui a conquis Mi Lan. Les deux garçons fêtent leur anniversaire qui tombe le même jour. Mais Xiaojun est furieux du lien entre Yiku et la jeune femme et, après s’en être pris à elle, il casse une bouteille pour frapper Yiku avec un tesson. Il le frappe plusieurs fois, tellement de fois que la scène en paraît irréelle, d’autant plus que Yiku ne semble pas souffrir ni même être concerné par les coups.

 

Les brumes du souvenir

 

C’est alors que la scène se fige. Arrêt sur image : la voix off du narrateur adulte (celle de Jiang Wen) explique alors qu’il ne faut rien croire de tout cela, qu’il n’a jamais été aussi brave, mais qu’il a beau vouloir raconter son histoire de la manière la plus authentique possible, il n’y arrive pas. Il se rend à l’évidence : il n’a aucun moyen de se remémorer exactement ce qui s’est passé. Exit le modèle du héros tel que représenté dans les Opéras modèles de l’époque.

 

Il y a impossibilité de capturer le passé, mais même d’en reconstruire le souvenir. Alors l’image se fige. Et repart, en sens inverse, les images reviennent jusqu’au moment où la bouteille a été cassée, les morceaux se recollent, le vin revient dans la bouteille. On revoit au passage les coups portés par Xiaojun au ralenti, ils prennent un aspect totalement irréel, une danse presque lascive plutôt qu’un acte de folle violence, l’irréalité même du mouvement signalant l’impossibilité de retrouver la réalité du passé.

 

On a là l’équivalent des ruptures narratives opérées par des romancières comme Marguerite Duras ou Yan Geling (严歌苓) [3] pour revenir sur leurs souvenirs, et mettre en doute la réalité de ce qu’elles viennent d’écrire, C’est le cas de Yan Geling, en particulier, interrompant sa narration de « Fanghua » (《芳华》) pour tenter de comprendre les motivations psychologiques de ses personnages. Et de la même manière aboutissant à un échec qui lui impose de revenir sur

 

Le soleil rouge

certains épisodes pour les expliquer autrement, comme si elle aussi repartait à reculons dans le passé.

 

La superbe photographie de Gu Changwei

 

Dans la dernière séquence, Ma Xiaojun passe en voiture dans la Pékin des années 1990 (au présent du film). La scène est tournée en noir et blanc, comme si le présent aussi avait des couleurs aussi fanées que celles du souvenir. En fait, c’est le passé, finalement, qui a les couleurs les plus vives, les plus belles, parce qu’il est embelli par l’imagination, et bien loin du grand récit épique révolutionnaire figé dans la vulgate officielle. Il n’en finit pas de renaître et de se revivifier en donnant naissance à de nouvelles images.

 

La petite histoire et non la grande

 

« In the Heat of the Sun » est ainsi proche d’une fable, une fable d’été heureuse comme une utopie, où les bruits de la grande histoire sont à peine audibles dans le lointain. Le film est l’un des meilleurs exemples de ceux qui, à la même époque, ont contribué à combler le fossé entre mémoire collective et mémoires individuelles du passé, en entreprenant en

 

Clair obscur

même temps une personnalisation de l’historie révolutionnaire.

 

Le cadre : l’ancien quartier général de

Duan Qirui à Pékin 段祺瑞执政府旧址
(aujourd’hui annexe de l’université Renmin daxue)

 

Il est à noter qu’un autre exemple du même effort de démythification de la grande histoire pour se concentrer sur le récit personnel du passé est « Le paon » (孔雀), premier film de Gu Changwei (顾长卫), le directeur de la photo de « In the Heat of the Sun ».

 

Outre la qualité de la photo, entre souvenir brumeux et couleurs éclatantes, il faut signaler la galerie d’interprètes où, à côté de grands acteurs pour beaucoup encore débutants, apparaissent aussi les figures symboliques de Wang Shuo et de Feng Xiaogang :

 

Xia Yu 夏雨 dans le rôle de          Ma Xiaojun 马小军

Ning Jing 宁静                             Mi Lan  米兰

Geng Le 耿乐                              Liu Yiku 刘忆苦

Tao Hong 陶虹                            Yu Beipei 于北蓓

Siqin Gaowa 斯琴高娃                  la mère de Xiao Jun 小军妈妈, Di Ru 翟茹

Wang Xueqi 王学圻                      le père de Xiao Jun 小军爸爸, Ma Wenzhong 马文忠

Feng Xiaogang 冯小刚                  le professeur Hu 胡老师

Wang Shuo 王朔                         Xiao Huaidan 小坏蛋

Jiang Wen 姜文                           Ma Xiaojun adulte 马小军(成年)


Xia Yu a décroché le prix d’interprétation à la Biennale de Venise.

Le film a eu un grand succès quand il est sorti en Chine en août 1995.

 

Le film, version restaurée à Bologne, avec sous-titres chinois

 

 


 

À lire en complément

 

Memory at a Standstill: ‘street-smart’ history in Jiang Wen’s « In the heat of the Sun », by Yomi Braester

Screen, Volume 42, Issue 4, Winter 2001, Pages 350–362

https://academic.oup.com/screen/article/42/4/350/1632609

 


 

[2] « Des jours éblouissants » selon le titre français du film.

 

 

 

     

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



Qui sommes-nous ? - Objectifs et mode d’emploi - Contactez-nous - Liens

 

© ChineseMovies.com.fr. Tous droits réservés.

Conception et réalisation : ZHANG Xiaoqiu