« Postmen in
the Mountains » : regard nostalgique sur une Chine qui n’est
plus
par Brigitte Duzan, 06 mars 2015
« Postmen in the Mountains » (《那山,那人,那狗》)
est sorti en 1999 en Chine : c’était le troisième
film de
Huo Jianqi (霍建起),
mais c’est le premier où il affirme véritablement
son style et c’est celui qui l’a fait connaître.
L’idée, en
fait, a commencé à germer plus de deux ans
auparavant dans l’esprit du producteur Kang Jianming
[1],
parce qu’il avait été profondément touché par la
lecture de la nouvelle éponyme de
Peng Jianming (彭见明)
écrite au début des années 1980. Il en parla à son
ami Huo Jianqi, qui cherchait justement une idée de
scénario après avoir achevé « The Singer » (《歌手》).
Le film a été adapté dans un esprit de fidélité à la
nouvelle, mais avec des modifications jugées
nécessaires pour dramatiser l’action afin de rendre
le film plus attrayant au grand public. En même
temps, l’adaptation une quinzaine d’années après la
publication initiale de la nouvelle implique aussi
un changement de perspective.
Postmen in the
Mountains
Une nouvelle d’une grande force dans sa concision
Un témoignage
La
nouvelle
L’idée de la
nouvelle est venue à
Peng Jianming en 1982, alors qu’il s’était
retiré pour écrire dans la vieille maison familiale, dans un
petit village perdu dans les montagnes de son Pingjiang
natal, au nord-est du Hunan.
Il n’y avait pas le téléphone, et tous les contacts avec
l’extérieur dépendaient du courrier. C’est quand l’un des
postiers lui raconta la vie difficile des facteurs dans ces
montagnes qu’il conçut l’idée d’en témoigner.
La nouvelle est donc d’abord un témoignage : Peng
Jianming
décrit un métier ardu, lié aux conditions de vie locales,
des tournées de trois à quatre jours, à pied dans des
chemins de montagne où les dangers sont constants, les pires
venant des changements brutaux de temps et des ruisseaux à
traverser, à leurs gués incertains et à leurs crues
soudaines.
C’est aussi un hommage à de modestes et obscurs serviteurs
de l’Etat qui ont perpétué avec abnégation une tradition qui
rompait l’isolement des villages de montagne.
Un récit d’une superbe concision
Ce qui rend le
récit si touchant, cependant, c’est la concision du style,
et l’émotion qui naît peu à peu de ce que l’on devine du
drame de toute une vie, mais qui reste juste évoqué, entre
les lignes, sans détails superflus. Il est très court :
c’est toute une vie
condensée en quelque huit pages.
Les quatre
premières sont écrites dans un style descriptif très sobre,
sans redondances : un
vieux facteur doit prendre sa retraite et emmène son fils
avec lui pour sa dernière tournée. Peng Jianming nous décrit sa
vie, seul avec son chien, pendant des dizaines d'années à
courir les montagnes, deux lourds sacs postaux sur le dos,
dans des conditions difficiles... Au gré des quelques haltes
en chemin, il explique à son fils les difficultés de la
route et du métier. Et l'importance du chien qui connaît le
chemin, un chien jaune qui est le lien entre l’homme et la
montagne, d’où le titre.
Au milieu
du récit se produit un léger décrochage, qui suggère autre
chose derrière tout cela : la chaleur d’un foyer au bout de
la route, une famille d’accueil où le facteur a ses
habitudes, et une petite fille à laquelle il a dit en riant
qu’il lui ferait épouser son fils, une petite fille qui a
grandi…
Et enfin, à la dernière page, le
dernier soir, quand le père a fini de dire ce qu’il avait à
dire, le fils prend la parole. Et toute la tension du récit
éclate brusquement. C'est très bref, mais superbe : le fils,
en fait, a supporté la charge de la famille pendant que le
père était absent, et en particulier la charge de la mère,
gravement malade, dont il n'a pas été question jusqu’à ce
point du récit et dont l’ombre planait comme un non-dit. Il
a abandonné tôt l'école pour faire face à ces charges. Il ne
se plaint pas, donne juste des conseils à son père sur ce
qu'il va falloir qu'il fasse maintenant, en quelques phrases
rapides.
Sur le
chemin du retour, cependant, le père fait demi-tour, et
repart dans la montagne en laissant son fils rentrer seul
chez lui. Il revient au chien de conclure le récit. Il ne
comprend pas, comme il a eu du mal à comprendre que ce soit
le fils qui porte maintenant les sacs postaux, ces sacs
verts qui étaient l’apanage du vieux facteur. Il tente de
rester avec le vieil homme, mais c'est l'ultime legs du père
à son fils, le chien doit partir avec lui...
La dernière ligne est superbe,
consacrant la montagne comme lieu privilégié du rêve de
toute une existence, confondu dans une couleur verte, qui
est aussi bien celle des sacs que celle de la montagne :
于是,一支黄色的箭朝那绿色的梦里射去.
Alors une flèche jaune partit d’un trait se fondre dans ce
rêve vert.
Grand succès
La nouvelle a eu un grand succès quand
elle a été publiée, en 1983. Elle a obtenu le prix de la
meilleure nouvelle de l’année, et a été rééditée en 1984
dans le recueil des nouvelles primées édité par les éditions
Littérature du peuple. Elle a connu des rééditions
régulières par la suite, dans diverses anthologies : en 1990
dans l’anthologie des meilleures nouvelles des dix années
précédentes éditée au Hunan, en 1999 dans l’anthologie des
meilleures nouvelles de la période 1949-1999 éditée à Pékin,
etc…
Elle est considérée comme une œuvre
représentative du début des années 1980, tout en étant
originale dans le contexte, ne relevant d’aucun des
mouvements littéraires de l’époque. Le film est venu lui
apporter une nouvelle notoriété. Mais il est réalisé dans
une optique différente.
Un film qui gomme l’émotion en
privilégiant l’action
La nouvelle est essentiellement
réflexive ; c’est une vision intériorisée d’une vie
solitaire, sans événements marquants, fondée sur la
répétition des mêmes tournées, au gré des saisons.
Et toute l’émotion naît du non-dit, quand affleure
soudain la révélation d’une autre vie derrière celle
du vieux facteur dans la montagne. Il était
difficile de construire un film sur un récit aussi
liminal, surtout dans le contexte cinématographique
de la fin des années 1990 en Chine.
Renforcement de l’aspect
documentaire et de l’action
Huo Jianqi a confié le scénario à son épouse, Su
Xiaowei (苏小卫),
connue comme scénariste sous le nom de Si Wu (思芜).
Su Xiaowei travaille aujourd’hui au Bureau du
Cinéma ; elle est directrice adjointe du bureau
central qui traite les scénarios de cinéma, et elle
est spécialiste des scénarios de mélodrames et films
officiels. C’est elle qui a signé, entre autres, le
scénario
Si Wu
d’ « Aftershock »
(《唐山大地震》).
Mais elle a débuté comme scénariste de son mari, et, à
l’époque, elle commençait juste.
Liu Ye dans le rôle du
fils
Dans son scénario pour « Postmen in the Mountains »,
on sent cependant déjà ce qui va devenir sa marque
de fabrique : la tendance au mélodrame, dans la
grande tradition du cinéma chinois. En effet, pour
combler les « vides » du récit, ce qui peut aussi
être considéré comme un manque d’action, elle a en
fait construit tout un récit en imaginant ce qui
n’est pas dans la nouvelle et en rajoutant des
scènes qui se surimposent à la trame narrative très
simple originale : les séquences dans les villages.
Elles apparaissent comme des semblants de séquences
documentaires montrant l’importance du rôle du
facteur dans ces coins isolés, comme fenêtre sur le
monde extérieur, mais aussi conseiller et ami ; le
scénario ajoute au passage quelques éléments de
mélodrame, par exemple dans les rapports imaginés
avec la vieille aveugle : depuis des années, le
vieil homme lui « raconte » les lettres de son fils…
Modification fondamentale du récit
Le vieux facteur et
son chien
La mère
En réalité, le scénario modifie fondamentalement
l’approche de la nouvelle, d’abord en dramatisant le
récit, et ce dès le début. Dans la nouvelle, en
effet, la dernière tournée du père est prévue comme
tournée d’initiation du fils avant le départ à la
retraite du père ; le chien hésite au départ parce
que les sacs ont changé d’épaule. Dans le film, Si
Wu a modifié ce départ : le fils devait partir seul,
mais c’est parce que le chien ne veut pas partir
avec lui que le père se joint à eux.
Le scénario a surtout changé le fond du récit, pour
le rendre plus conforme aux normes du mélodrame
chinois, et le faire s’achever sur une note positive
et apaisée. La conclusion de la nouvelle laisse un
léger sentiment d’amertume : père et fils repartent
chacun de leur côté. Le film se présente au
contraire comme le récit de la réconciliation du
père et de son fils, liés par le même amour du
métier et de la montagne.
La traversée de la rivière, où le fils porte
Départ dans la brume
au petit matin
son père sur le dos, comme dans la nouvelle, est symbolique
en ce sens : le scénario rajoute un commentaire qui explique
que « les villageois disent que l’on ne devient adulte que
lorsqu’on a porté son père sur le dos », l’image montrant en
flashback le père portant son enfant sur le dos des années
auparavant.
La route
Le film est donc conçu comme un récit initiatique,
c’est la fin d’une adolescence solitaire aux côtés
de la mère et, en même temps, la réconciliation avec
le père. Il se conclut aussi par le retour du père
au foyer, tel Ulysse revenant à Ithaque, retour
nécessaire afin que la réconciliation soit totale.
La dernière image est celle du père regardant son
fils partir pour sa première tournée solitaire,
triste, certes, mais un sourire apaisé sur les
lèvres.
Concentration de l’émotion dans l’image
Au total, l’intensité de l’émotion suscitée par la
page finale de la nouvelle, qui en fait toute la
valeur, est gommée dans le film par les séquences
villageoises, et surtout les flashbacks qui imposent
la présence de la mère et les scènes d’enfance comme
toile de fond dès le départ. L’émotion est autre.
En fait, Huo Jianqi la fait naître non directement
du récit, mais d’abord de l’image
[2],
soutenue par la musique
[3]
et un texte en voix off. C’est la beauté de la
photographie qui est chargée d’abord de
La rivière
susciter l’émotion. C’est en ce sens que le film est
parfaitement cohérent avec la nouvelle, qui posait justement
la montagne comme acteur à part entière du récit, avant
l’homme, et en lien avec le chien. C’est un film de peintre,
qui trahit la première passion du réalisateur et rappelle
qu’il est venu au cinéma par les beaux-arts.
Des norias au bord de
la rivière
Comme dans tout bon film, enfin, l’intensité de
l’émotion naît aussi de l’interprétation très fine
des deux acteurs principaux, dirigés avec doigté :
Teng Rujun
(滕汝骏)
dans le rôle du père et
Liu Ye (刘烨)
dans celui du fils.
restait relativement peu connu. Son rôle dans « Postmen
in the Mountains »
lui a valu le Coq d’or du meilleur acteur en 1999.
Quant à
Liu Ye, né en 1978, il était encore, à
l’époque, étudiant à l’Institut central d’art
dramatique, l’alma mater de Teng Rujun qui y a
enseigné pendant vingt-huit ans ; le film a lancé sa
carrière. Il a poursuivi avec le rôle de Lan Yu (藍宇)
dans le film de
Stanley Kwan
et il a joué ensuite avec les meilleurs réalisateurs
chinois. En France, beaucoup de cinéphiles l’ont
découvert dans « Balzac et la petite tailleuse
chinoise » (《巴尔扎克与小裁缝》)
de Dai Sijie, présenté au festival de Cannes en
2002…
Un village
Un film à replacer dans son époque
Sorti en 1999,
« Postmen in the Mountains »
a été quelque peu éclipsé par les autres films sortis cette
année-là : « L’Empereur et l’assassin » (《荆柯刺秦王》)
de
Chen Kaige,
« Pas un de moins » (《一个都不能少》)
et
« The
Road Home » (《我的父亲母亲》)
de
Zhang Yimou,
« Shower » (《洗澡》)
de
Zhang Yang (张扬),
etc….
Des photos superbement
composées et cadrées
C’est une année riche et une période charnière dans
le cinéma chinois, à cheval entre deux doubles
décennies : la toute fin de la période des grands
films du renouveau du cinéma chinois après
l’ouverture et le début des années 2000, marquées
par une commercialisation qui s’accélérera dans les
années 2010.
Dans ce contexte, « Postmen
in the Mountains »
est plutôt le reflet de la fin d’une époque, tant du
point de vue du fond que de la forme. En 1983, la
nouvelle de
Peng Jianming était un témoignage et un hommage, et se
terminait par un passage de relais : l’histoire continuait.
En 1999, Huo Jianqi reprend le même récit, mais le contexte
n’est plus le même, la Chine et le monde ont évolué entre
temps : son film jette un regard nostalgique sur un passé
désormais révolu, ou en passe de l’être. On retrouve la même
nostalgie dans « The Road Home » et « Shower ».
En même temps, on ne peut s’empêcher d’y voir comme un
regard symbolique, jeté sur un cinéma qui ne sera bientôt
plus, lui non plus.
Le film, sous-titres anglais
[1]
Le film est une coproduction de China Film et du
studio du Hunan Xiaoxiang (潇湘电影制片厂).
[2]
Le directeur de la photo est Zhao Lei (赵镭).
Il avait travaillé avec Huo Jianqi aux tout débuts de
sa carrière, pour « The Winner » (《赢家》),
en 1995, et, en 1998, avait signé la photo du film
de
Wu Tianming (吴天明)
« Unusual Love » (ou « Un profond amour »《非常爱情》).
Il a ensuite subi une éclipse, et il a réalisé des
films pour la télévision.
[3]
Le compositeur de la musique est Wang Xiaofeng (王晓锋),
dont c’était le premier film. L’année suivante et en
2005, il a de nouveau collaboré avec Huo Jianqi,
pour « A Love of Blueness » (《蓝色爱情》)
et « A Time to Love » (《情人结》),
puis il a lui aussi surtout travaillé pour la
télévision.
A lire en complément
Facteurs dans les montagnes, ou La montagne, l’homme
et le chien 《那山,那人,那狗》
(texte chinois et résumé en français, alinéa par
alinéa)
Analyse réalisée pour la présentation du film à
l’Institut Confucius de l’université Paris Diderot,
le 5 mars 2015, dans le cadre du cycle De l’écrit à
l’écran.