Accueil Actualités Réalisation
Scénario
Films Acteurs Photo, Montage
Musique
Repères historiques Ressources documentaires
 
     
     
 

Films

 
 
 
     
 

« Spark » : quand Hu Jie fait de la mémoire des survivants un substitut aux livres d’histoire

par Brigitte Duzan, 16 décembre 2014  

 

C’est alors qu’il préparait son  documentaire sur Lin Zhao, « Searching For Lin Zhao’s Soul » (《寻找林昭的灵魂》), que Hu Jie a appris qu’elle avait publié des poèmes dans un journal d’étudiants du Gansu : « Spark », ou L’Etincelle (Xinghuo《星火》). Le journal est mentionné dans le documentaire. Mais il n’a pas réussi alors à en trouver la moindre trace.

 

Il a repris les recherches sur le sujet après avoir terminé le documentaire suivant,  « Though I’m Gone » (《我虽死去》), car il n’avait pas cessé d’y penser. Lin Zhao a publié la plupart de ses poèmes dans un journal d’étudiants de Pékin, The Square (广场). « Spark » est une autre histoire….

 

Le journal de la Grande Famine

 

L’idée du journal  « Spark » est née au plus fort de la Grande Famine, en 1959, au sein d’un groupe d’étudiants qui, voyant les paysans mourir en masse autour d’eux, se sont indignés de l’attitude des autorités et ont voulu susciter un mouvement de révolte contre une politique aussi aberrante qu’inhumaine.

 

Des étudiants « droitiers » au Gansu en 1958

 

Les étudiants en question avaient été déclarés « droitiers » et envoyés en 1958 dans divers districts ruraux du Gansu (甘肃), dont Wushan (武山), dans la préfecture de Tianshui (天水), au sud de la province.

 

Ils sont arrivés là au début du Grand Bond en avant qui a ruiné l’agriculture chinoise et provoqué le désastre maintenant chiffré par recoupements statistiques à quelque quarante millions de morts dans une fourchette conservatrice (1), mais qui continue à être évoqué brièvement dans les manuels d’histoire chinois sous le terme convenu de « trois années difficiles ». Seuls les anciens, ceux qui l’ont vécu, savent ce qui s’est passé.

 

En 1959, la situation était déjà dramatique : les paysans commençaient à mourir en grand nombre, étaient surveillés pour qu’ils ne puissent pas fuir, et leurs cadavres jonchaient les bords des voies ferrées. Les autorités locales, dépassées par la situation, cherchaient juste à sauver leur peau en évitant de faire remonter l’information et continuaient la politique de production à outrance qui finissait d’épuiser les paysans déjà affamés.

 

L’étincelle

 

C’est alors que l’un des « droitiers » - Xiang Chengjian (向乘监) -  eut l’occasion de se rendre dans les provinces voisines, et jusqu’à Xi’an, et se rendit compte que la situation était la même partout. Devant l’ampleur du désastre, certains tentèrent de parler, mais très peu. Un enseignant de Neijiang (内江), dans le Sichuan, Sun Zijun (孙子钧), prit l’initiative d’écrire au principal organe d’information du Parti, à Pékin, le Drapeau rouge (《红旗》), pour tenter de susciter une prise de conscience. Sa lettre fut transmise aux organes de sécurité, il fut arrêté et condamné à dix ans de prison.

 

Devant l’impossibilité de se faire entendre, Xiang Chengjian réussit à rassembler un petit groupe d’autres « droitiers » autour de lui et conçut l’idée d’un journal underground pour exposer non tant la situation que leurs critiques du système qui l’avait provoquée et leurs idées pour le réformer.

 

Comme les étudiants en général à l’époque, ils avaient été nourris d’études marxistes, étaient idéalistes et fougueux, et révoltés contre un régime qui avait abandonné les idéaux de départ pour devenir autoritaire, et soumis à la loi aveugle d’un seul homme.

 

Le premier numéro du journal a été bouclé au début de 1960, imprimé à Wushan et publié à une trentaine d’exemplaires. Le second numéro est resté à l’état d’ébauche : une quarantaine de personnes gravitant autour du du journal – dont 25paysans - ont été arrêtées en juillet 1960, et jugées au cours d’un procès public, le « procès du groupe contre-révolutionnaire »  (反革命集团案) ; il y avait dans le nombre trois membres des autorités locales, deux professeurs et douze étudiants, quiont été condamnés à des peines allant de quinze à vingt ans de prison. Deux d’entre eux ont

 

Le premier numéro du journal

été exécutés pendant la Révolution culturelle, en 1970. 

 

Le film de Hu Jie

 

Hu Jie a passé cinq longues années à préparer son documentaire. Non seulement il a retrouvé les principaux protagonistes de l’histoire, a réussi à les rencontrer et à les filmer, il a aussi retrouvé le journal lui-même – c’est presque un miracle.

 

Des témoignages dévastateurs

 

Un paysan, au début du film (les communes populaires,

le Grand Bond en avant, du vent)

 

Xiang Chengjian est celui autour duquel le film est bâti. Il raconte de manière posée, sans émotion superflue, comment se sont déroulés les événements qui l’ont conduit à lancer « Spark », l’étincelle qui devait embraser la plaine.

 

Les séquences de ses propres souvenirs sont montées en alternance avec les témoignages de ses anciens camarades et de quelques paysans. Ils racontent les cadavres le long des voies ferrées, qui ne sentaient même pas, dit l’un, parce qu’il ne leur restait plus que les os, la chair avait « disparu »… Et les autorités ? Tout le monde savait, bien sûr, mais tout le monde appliquait

aveuglément les directives venues d’en haut, jusqu’à perquisitionner dans les maisons des mourants parce qu’ils étaient soupçonnés de cacher des céréales, et qu’il fallait continuer à prélever les impôts en nature… 

 

Hu Jie a également retrouvé Sun Zijun, l’auteur de la lettre au Drapeau rouge, et un ancien instituteur qui apparaît comme l’esprit du lieu : il raconte les paysans obligés de travailler alors qu’ils mouraient de faim, régulièrement battus – séances qu’ils appelaient darenhui (打人会), les réunions pour battre les gens–ceux qui se sont révoltés, ont tenté de voler des provisions dans un entrepôt public et ont été exécutés, et les femmes, plus résistantes, payées en ersatz de farine pour enterrer les hommes morts…

 

Ce n’est même plus le désespoir qui affleure, juste

 

Xiang Chengjian étudiant, avec sa sœur et son frère aîné

les derniers sursauts des agonisants avant la mort finale.

 

Des textes superbes

 

Ce qui donne toute sa profondeur au film, cependant, ce sont les extraits du journal, lus en voix off. On mesure alors le degré d’idéalisme de tous ces étudiants, et le fossé qui s’était creusé avec les dirigeants. En fait, le journal reprend la vieille tradition des « remontrances » à l’empereur.

 

Xiang Chengjian est l’un des principaux contributeurs, et vraiment l’âme du projet, mais les autres ont aussi apporté leur touche personnelle, très affirmée.

 

Le premier numéro commençait par une introduction de Gu Yan (顾雁) – que Hu Jie a également retrouvé, et qui, devant la caméra, s’exprime en termes toujours aussi passionnés - introduction radicale : « Arrêtez de rêver, et préparez-vous à vous battre ! » (“放弃幻想,准备战斗!”) . Il fait le point de la situation, et demande : comment le Parti a-t-il pu devenir aussi corrompu en seulement une dizaine d’années ? (为什么曾经是进步的共产党执政不到十年就变得如此腐化反动?). C’est parce que tout le monde s’est replié égoïstement sur ses intérêts personnels et que la politique du Grand Bond en avant a accéléré la mainmise autocratique du pouvoir sur tout le peuple. Il est donc temps de réagir.

 

Zhang Chunyuan au moment

de son arrestation

 

L’article de Xiang Chengjian résume tout le journal, il s’intitule : « La situation actuelle et notre devoir » (目前形势及我们的任务)– devoir d’homme devant une situation inhumaine.

 

Un autre article, de Zhang Chunyuan (张春元), est une critique du système des communes populaires, et, par extension, de toute la politique maoïste (论人民公社) : le systèmea réduit le paysan chinois à l’esclavage – idée aussi claire qu’une équation – paysan : serf et esclave (农民农奴农隶).

 

Mais il y a aussi, dans ce premier numéro, un long poème de Lin Zhao - « Prométhée le voleur de feu » (《盗火的普罗米修士》). Lin Zhao apparaît comme une autre inspiratrice et âme du mouvement, ce qui montre l’aura qu’elle avait déjà dans les cercles étudiants. Mais c’est une Lin Zhao plus réaliste que l’image que l’on a d’elle habituellement. Au début réticente, consciente des dangers encourus, elle a conseillé de ne pas chercher à diffuser le journal, avant d’y participer.

 

Elle enverra un second poème, pour le second numéro du journal - « La mouette – plutôt mourir que perdre la liberté » (《海鸥──不自由毋宁死》) :

我们犯下了什麽罪过?                De quoi sommes-nous coupables ?

杀人?放火?黑夜裡强抢?           De meurtre ? De pyromanie ? De vol à main armé en pleine nuit ?

什麽都不是——只有一桩,            Rien de cela – il n’y a qu’un chef d’accusation retenu contre nous :

我们把自由释成空气和食粮。”        Avoir fait de l’air et de la nourriture des espaces de liberté.

 

Mais la liberté, justement, leur était comptée. Le second numéro était encore à l’état d’ébauche quand ils ont été arrêtés, et c’est dommage, il était prometteur. Il aurait comporté un essai de critique politique de He Zhiming (何之明) et un texte de Xiang Chengjian racontant l’histoire atroce d’un jeune garçon ayant dévoré sa mère, et exécuté pour cela (《食母记》).

 

Et un hommage posthume

 

Le film est aussi un hommage posthume à ceux qui ont disparu, et qu’évoque Xiang Chengjian dans la séquence finale, devant un feu de bois au pied d’une montagne, en égrenant les noms dans l’étendue de sable aride qui l’entoure, comme s’il criait dans le désert tout en continuant d’alimenter la flamme devant lui, telle celle du souvenir.

 

Mais le film rend hommage tout particulièrement à deux disparus. L’un est l’ancien secrétaire du Parti du district de Wushan, Du Yinghua (杜映华). Du Yinghua a

 

Xiang Chengjian devant son feu, à la fin du film

été l’un des rares qui a montré de la compassion envers les paysans : alors qu’ils n’avaient plus rien à manger, il leur a permis de rester chez eux pour économiser leurs forces. Il a été de ceux arrêtés en juillet 1960, et exécuté. Comme dit, dans le film, l’un de ses amis à Xiang Chengjian : tu as eu de la chance d’être paysan, autrement tu ne t’en serais pas tiré seulement avec 20 ans !  

 

Tan Chanxue lors de la présentation de Spark au festival

du film indépendant de Hong Kong en juillet 2014

 

L’autre est l’un des principaux membres du groupe de « Spark », Zhang Chunyuan (张春元). Sa mémoire est évoquée tout au long du film par celle qui fut son amour de jeunesse, mais qu’il n’a jamais pu épouser car il est l’un de ceux qui a été exécuté, en 1970 : pour avoir tenté de s’évader. Elle s’appelle Tan Chanxue (谭蝉雪). C’est aujourd’hui une vieille dame très calme qui vit à Shanghai.

 

Elle a passé quatorze ans en prison ; dès qu’elle en est sortie, elle a commencé à faire des rechercheset à rassembler des

documents ; au total, elle a passé vingt et un ans à écrire son « Rapport sur “le groupe contre-révolutionnaire” des étudiants droitiers de Lanzhou » (《求索──兰州大学右派「反革命集团」纪实》). Elle dit qu’il ne faut pas oublier les traces de sang laissées par l’histoire, qu’il faut les noter pour qu’elles restent dans les mémoires.

 

Ce qui est impressionnant, c’est la détermination inflexible de tous ces anciens étudiants ; les enfants de Du Yinghua pleurent devant la caméra, eux non. Il n’y a pas trace de faiblesse en eux, même pour une larme. Ils restent fidèles à leurs idéaux, et en particulier à celui qui semble leur tenir particulièrement à cœur : l’établissement d’une démocratie socialiste (社会民主主义).

 

Repassant en revue tous ces personnages entrevus le temps d’une projection, on reste songeur, à déplorer tant de gâchis humain, et tant de talent irrémédiablement perdu ; et l’on se prend à rêver d’une Chine qui serait gouvernée par des gens de cette trempe…

 

Il faut rendre hommage, aussi, à Hu Jie, d’avoir permis qu’ils ne soient pas oubliés, et que l’étincelle fragile qu’ils avaient allumée puisse encore, peut-être,enflammer un jour la plaine.

 

Montage d’extraits (sous-titres chinois et anglais)

 

Le film (sous-titres chinois, 1:40)

 

 

Note

(1) L’ampleur de la catastrophe est apparue peu à peu, et s’est faite irréfutable quand on a superposé la courbe de croissance de la population  avec ce qu’elle aurait dû être sans « les trois années difficiles ».

Voir « Stèles, la Grande Famine en Chine »《墓碑中国六十年代大饥荒纪实》, de Yang Jisheng (杨继绳) :
http://www.chinese-shortstories.com/Bibliographie_Yang_Jisheng_Steles.htm

 

Projection à la Maison Suger, à Paris, en présence du réalisateur, le lundi 15 décembre 2014, dans le cadre des deux journées d’études du CEFC sur « La mémoire populaire de l’ère maoïste et son impact sur l’histoire »

 

A la fin de la séance, interrogé sur sa liberté de mouvement et ses rapports avec les autorités, Hu Jie a répondu qu’il leur présente tous ses films une fois qu’il les a terminés. Il ne lui est pas interdit de les montrer à l’étranger [« Spark » a même été projeté à Hong Kong et à Taiwan]. Ce qui lui est strictement interdit, c’est de le projeter en Chine. « Spark » concerne un sujet qui n’est plus strictement tabou, étant donné que la responsabilité au moins partielle de Mao a été reconnue dans cet épisode historique. En revanche, l’ampleur de la catastrophe, la gestion de la crise et les témoignages recueillis par Hu Jie sont considérés comme des éléments potentiellement dangereux qui pourraient entraîner le public à douter du bien-fondé du régime.

 

 

 

 

 
 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



Qui sommes-nous ? - Objectifs et mode d’emploi - Contactez-nous - Liens

 

© ChineseMovies.com.fr. Tous droits réservés.

Conception et réalisation : ZHANG Xiaoqiu